San Michele, l’île-cimetière
© Sagault 2012

Amusant de voir les journalistes politiques se battre les flancs pour assurer du suspense à une élection présidentielle jouée d’avance. Nicolas Sarkozy sera battu – à plate couture. Il n’est pas seulement lesté de son bilan, il est coulé par ce qu’il est. Plus il tentera d’échapper au torrent qui l’entraîne en agitant ses petits bras pour surnager, plus il s’enfoncera. Il boit déjà la tasse, et n’agit plus que par réflexe. Paniqué, parce qu’il se sait déjà niqué, et par sa seule faute.
Car plus personne ne peut croire en lui. Contrairement à ce que disent ses amis et à ce que pensent, à supposer qu’ils pensent, ce qui est leur faire beaucoup d’honneur, les commentateurs autorisés, prêts à tout pour continuer l’inutile et nuisible carnaval médiatique qui leur assure tous les conforts, à commencer par l’intellectuel dont ils usent et abusent depuis des décennies, le sentiment dominant à l’égard de ce triste sire n’est pas la haine, mais le mépris. Et les soubresauts de l’agonie minable de ce quinquennat aussi grotesque que désastreux ne suscitent pas la pitié, mais le dégoût.
On peut se remettre de la haine, on peut même dans certains cas l’utiliser, voire la retourner. On ne se remet pas du mépris.
Ce qui condamne Sarkozy, ce n’est pas seulement qu’il fait honte aux électeurs assez lucides pour avoir toujours refusé de lui faire confiance, c’est que beaucoup des électeurs assez aveugles ou malhonnêtes pour lui avoir donné leur voix ont depuis déjà longtemps, qu’ils l’admettent ou non, honte de leur vote. Cela seul dit tout, et assure sa désélection.
Soyons clairs. Nous n’allons pas élire Hollande : nous allons désélire Sarkozy. Car la défaite de l’un n’entraîne pas la victoire de l’autre. On n’élit un Hollande que par défaut. Hollande n’aura gagné, et nous avec lui, que s’il change en profondeur l’idéologie encore au pouvoir, manipulatrice et perverse, et qui devant ses échecs toujours plus flagrants révèle peu à peu sa violence foncière, jusque-là camouflée sous le masque d’une hypocrite bénévolence.
C’est dire qu’il a du pain sur la planche, et qu’il lui faudra faire un sacré grand écart pour ne pas être fidèle à la trahison systématique qui a donné ses lettres de scélératesse à une social-démocratie ayant depuis longtemps délibérément choisi d’être anti-sociale et anti-démocratique.
Il est plus que temps pour les gouvernants actuels, qu’ils s’avouent de droite ou se prétendent de gauche, de comprendre enfin que contrairement à la commode et hypocrite croyance des experts bidons à la Colombani ou à la Reynié, la colère qui gronde n’est pas celle d’un populisme dévoyé, mais celle des citoyens de plus en plus nombreux qui entendent reprendre le pouvoir qui leur a été peu à peu confisqué depuis plus de cinquante ans par des imposteurs cyniques et incompétents, dont la délirante fuite en avant continue de plus belle, déchaînant une violence de plus en plus ouverte à mesure que le désastre qu’ils ont créé apparaît dans toute son ampleur.
Comme l’avait pressenti Orwell, nous vivons dans l’imposture généralisée. Car le triomphe du marketing, c’est le triomphe de l’imposture. C’est la victoire ignoble et suicidaire de l’apparence sur l’essence, de l’avoir sur l’être. En une hideuse caricature, les contraires, déguisés, remplacent les valeurs dont ils sont le masque déformé : la sensiblerie tient lieu de sensibilité, la cruauté se fait passer pour de la force, le mensonge est repeint aux couleurs de la vérité, l’étiquette remplace l’objet, partout les mots tiennent lieu de réalité.
On nomme évolution l’involution sauvage qu’on tente d’imposer à des populations niées dans leur essence même : « La liberté, c’est l’esclavage », tel est le message délivré aux peuples européens, à commencer par le peuple grec. De coup d’état déguisé en coup d’état affiché, on élimine systématiquement les alternatives possibles pour assurer la vérité de l’affirmation initiale et finale qui tient lieu d’argumentaire aux néo-cons de l’Europe libérale : « Il n’y a pas d’alternative ».
En matière d’imposture, Sarkozy est le symbole même de l’ignominie néo-libérale, le parangon de l’imposture mondialisée, et la plus authentique « œuvre d’art » de l’art de marché contemporain, pardon, post-moderne, entendez plus exactement régressif. Président de carnaval, dans un monde qui a fait de l’inversion des valeurs un système de pensée et d’action : dire le contraire de ce qu’on fait, faire le contraire de ce qu’on dit. Jouer au dur, mais n’être fort qu’avec les faibles, et se prosterner devant les forts.
Le politicien taré qui déjà s’efface n’était qu’une marionnette, l’instrument du pari tenté et partiellement réussi par l’oligarchie mondialisée pour voir jusqu’à quel degré d’ignominie l’on peut faire descendre un peuple, et s’il est possible de mettre durablement à sa tête, comme en Italie, un bouffon doublé d’un imbécile. Ce sont les « élites » tout entières qui portent la responsabilité du désastre engendré par leur avidité. Gens d’affaires et politiques, mais aussi intellectuels de pouvoir et artistes de marché ont contribué à imposer la prise au sérieux des pires bouffonneries, et tout fait pour légitimer les mensonges les plus éhontés.
En France, le quinquennat de Sarkozy aura été en fin de comptes (et de contes) le plus formidable banc d’essai de ce que j’appelle depuis plus de quinze ans libéral-nazisme. Jamais la destruction concomitante de l’État et du peuple au bénéfice de l’oligarchie politico-financière n’aura été aussi totalement engagée, avec plus de bêtise bornée, de perversité obstinée et de violence de moins en moins dissimulée.
Dans l’Europe tout entière, jamais l’équilibre d’une société et les droits et devoirs des individus n’ont été aussi froidement attaqués, comme le prouve surabondamment le coup d’état particulièrement scandaleux par lequel les gouvernants européens actuels entendent mettre au-dessus des lois l’infâme « Mécanisme européen de stabilité », dont l’adoption nous engagera irrévocablement sans que nous ayons été le moins du monde consultés.
Bien entendu, la voie ainsi tracée est sans issue, y compris pour ceux qui y engagent leurs pays, comme le prouve le banc d’essai grec, beaucoup plus avancé, et par voie de conséquence encore plus clairement catastrophique.
L’une des grandes victoires de la mondialisation financière, en même temps que le comble de son imposture généralisée et de sa manipulation carnavalesque, c’est d’avoir réussi à condamner la violence chez les opprimés tout en l’exerçant avec le plus froid cynisme à leur encontre. La façon dont après avoir pillé le tiers-monde les néo-libéraux ont systématiquement paupérisé leurs propres populations restera un cas d’école : il y aura à faire dès que possible une histoire de la sidérante violence des gouvernements de droite et de « gauche » telle qu’elle s’est pratiquée de plus en plus ouvertement à mesure que le contrepoids des dictatures communistes allait s’allégeant, en un savant mélange de cynisme et d’hypocrisie, admirablement exprimé par cette perle actuellement affichée au fronton déshonoré du Palazzo Grassi à Venise par un des plus ignobles chevaliers d’industrie actuels (je n’ai pas dit capitaine, et vous renvoie si nécessaire au Littré et au Robert).
LE MONDE VOUS APPARTIENT, ose proclamer ce répugnant personnage au moment même où ses amis et lui tentent de nous affamer pour mieux poursuivre leur délire mégalomaniaque. Le monde, Dieu merci, ne nous appartient pas, nous appartenons au monde ; le drame est que c’est au monde minable de Pinault, dressé sur les ergots de la médiocrité triomphante au-dessus des ruines d’une civilisation millénaire que désormais, sauf révolte de dernière heure, nous appartenons.
Et ce n’est nullement par hasard que Pinault est la figure de proue d’un art contemporain de marché radicalement dévoyé. Comme toujours, l’art, pour le meilleur et pour le pire, anticipe les évolutions ou du moins les accompagne et en témoigne. Le parallèle est frappant entre la présomption et l’avidité des dirigeants de tout poil et l’incroyable lâcheté, la scandaleuse démisssion des intellectuels et artistes qui leur servent la soupe, défendent et illustrent la folle épopée de l’argent-roi et de la corruption tous azimuts.
En même temps que s’annonce chaque jour plus proche l’effondrement de la mondialisation financière et l’écroulement de notre dérisoire croyance fantasmatique en l’homme-dieu maître du monde et dompteur de la nature, nous assistons au crépuscule d’une époque particulièrement stérile et violente de la création artistique, dénaturée et confisquée par des hommes de profit et de pouvoir qui se prenaient pour des démiurges et n’étaient en fin de compte que des impuissants déguisant leur nullité sous les masques commodes de la provocation, du terrorisme intellectuel et de la mégalomanie comme substitut au travail.
Si d’authentiques artistes ont pu trouver leur voie à l’écart de ces pitres pédants et de leur terrorisme néo-académique, la perte de repères et l’absence de hiérarchie des valeurs qu’elle entraîne a engendré la plus grande confusion, aussi bien chez les créateurs que chez les amateurs. Confusion dont s’est régalée la spéculation, qui n’aime rien tant que la merveilleuse et illusoire absence de hiérarchie qui lui permet d’imposer les allées et venues frénétiques de son yoyo à blouser les gogos.
Un des bons côtés de ce feu d’artifice où le pire l’emportait souvent sur le meilleur, c’est justement d’avoir permis au meilleur comme au pire de se donner libre cours. À côté des voies de garage hantées par des escrocs ou des imbéciles (souvent les deux à la fois, voir le ridicule Yves Klein et ses grotesques thuriféraires), des expériences de toutes sortes ont été ainsi tentées, des voies nouvelles découvertes, et des œuvres de toute beauté créées.
En politique comme en art, il est temps de faire le bilan, de sortir des illusions mégalomaniaques, de revenir à l’humilité du vrai travail et de la recherche authentique. En art comme en politique, le temps de la décroissance est venu. Que nous le voulions ou non, nous allons devoir redevenir modestes, généreux, désintéressés. Nous allons devoir à nouveau composer avec le réel, seul moyen de le dépasser en le servant autant qu’il nous sert.
Nous n’existons pas seulement par nous-mêmes, ni pour nous-mêmes, et la plus grande erreur comme le plus grand crime et la plus grande sottise de l’art contemporain, fidèle miroir d’une humanité aveuglée par sa volonté de pouvoir et de profit, a consisté à croire à sa propre toute-puissance.
Narcisse se noie dans sa baignoire. Le sauver est impossible, autant qu’inutile.
Laissons-le pourrir dans ses excréments, nous avons mieux à faire que l’enterrer.
La politique n’est digne de ce nom que quand elle veut devenir ce qui seul lui donne sens : un art de vivre. Et en matière d’art de vivre, l’art est la plus haute des politiques.
Humblement, dans la joie, avec tout ce que nous sommes, avec tout ce qui nous dépasse, remettons-nous à créer.

Entre terre et ciel, la lagune, source de vie
© Sagault 2012