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Dictionnaire d’un homme moyen

lundi 17 avril 2006, par Alain Sagault

« Tout homme a deux visages, un de glaise, un de cristal »
Douglas Harding

Écrit entre 1987 et 2000, le Dictionnaire d’un homme moyen s’accompagne d’un Supplément qui se poursuit depuis le début du siècle au fil de cette expérience étrange, à la fois consternante et fascinante , voire enthousiasmante, que faute de mieux nous appelons notre vie.
Le lecteur trouvera ci-dessous un choix presque aléatoire de quelques-unes des entrées du Dictionnaire initial se rapportant aux lettres A, B, C et D, les premières que j’ai appris à écrire en pleins et en déliés, au temps pas si lointain des porte-plumes, des encriers de porcelaine et de l’encre violette...
Le Supplément sera ensuite représenté par quelques entrées volontairement limitées à la lettre A et à sa sœur la plus lointaine et la moins gâtée, la lettre Z.

DICTIONNAIRE D’UN HOMME MOYEN

ABSTRACTION
L’urbanisation a toujours été une fuite de la nature, un effort pour se retrouver entre hommes.
Autrefois, comme nous n’étions pas encore assez intelligents, et que nous avions un besoin immédiat de la nature, notre ville composait avec elle, s’insérait dans le cours des choses, dans les cours d’eau notamment, s’harmonisait à son environnement. Maintenant, la ville est très exactement abstraite. Sortie de la nature qui l’entoure, coupée d’elle autant que possible, et l’ignorant de son mieux. La fute semble sans retour.
La ville elle-même sera bientôt trop matérielle pour notre soif d’abstraction.
Déjà notre corps peu à peu se dématérialise : le corps se décorpore. Nous perdons progressivement l’un des outils les plus symboliques de notre enracinement dans le concret : nos dents.
Et ce corps, nous le vivons de plus en plus du dehors, comme un objet qu’on tripote et qu’on anesthésie ; objet de greffes et d’interventions plastiques ou chimiques, objet, non plus sujet. Nous nous séparons de notre corps pour ne plus avoir à le porter.
Après tout, on peut sûrement jouir du cerveau. Pourquoi s’encombrer du corps, qui ne jouit qu’à son heure et à sa mesure, et qui tôt ou tard meurt ?
L’abstraction, c’est le pouvoir, le pouvoir absolu. Mais sur quoi, ou sur qui ?
Je veux sentir la nuit dans mes yeux et sa fraîcheur sur mes lèvres et dans mes narines, son poids sur mes épaules. Ça ne m’intéresse pas d’être léger au point de ne plus sentir le monde. Je veux sentir un poids sur mes épaules, je veux sentir le poids de la vie sur mes épaules.
Et même le fardeau léger de la mort...

AIGUISER
Aiguiser quelque chose, c’est l’user jusqu’à ce qu’il ne reste que ce qu’il faut. Vivre sa vie, c’est s’aiguiser : s’user en permanence. C’est usant de s’user sans cesse. Voilà pourquoi beaucoup d’entre nous choisissent de s’émousser aussi vite que possible.
Au couteau émoussé, on lui fiche la paix. Mais gare la rouille !...

AIMER
Notre vrai problème n’est pas d’être aimé, c’est d’aimer. Là est notre seule sécurité : aime d’abord, le reste te sera donné par surcroît.

AIR (du matin) 22/1/89, à Rodez
En ouvrant la croisée ce matin, l’air sent comme quand j’étais petit, à la montagne, et dans certaines campagnes très fraîches.
Drainée par un faible vent de nuit, l’atmosphère avait engrangé les respirations mêlées de la végétation, de la terre et des étoiles. Et l’air aux premiers rayons du soleil chantait comme une source qui n’arrête pas de dire la transparente naissance de son eau.
L’air passait sur moi comme une douche, mais aussi s’engouffrait ; un air vraiment frais ne rebondit pas sur ta peau, il la traverse, et te baigne : tu deviens l’air, et te voilà monde à ton tour, réconcilié avec ce qui n’est plus dehors.
Ces jours-là, rien ne rebondit, tout coule.
La fenêtre ouverte et le volet poussé sur le mystère murmurant du monde extérieur, lumière, odeurs et fraîcheur pénétraient la chambre encore close sur sa tiédeur, et je me sentais comme si la vie tout entière était ce matin-là repartie de zéro.
Un monde tout nouveau, frais pondu à l’éclosion du jour.
Seulement mes sourcils ont poussé et m’ont fait de l’ombre. Et je ne parle pas des volets de l’intérieur. Ceux que nous avons cloué sous nos paupières. Vivre, c’est ouvrir les volets, et tant pis - tant mieux ! - s’il y a du vent.
Il te reste toujours la nuit pour fermer les yeux..

AMOUR (toujours...)
J’intériorise l’amour, goutte à goutte, et j’espère qu’un jour j’en aurai assez pour faire la soupe. Que tous ceux qui veulent puissent en manger. C’est long de transformer mon brouet intérieur en amour de vie.
Je la sens pousser en moi, la petite fleur d’amour, sur un sol ingrat, battu de tempêtes, régulièrement inondé. Pourtant, elle monte, et fleurit.
Le seul ennemi de l’amour, c’est la peur du ridicule.
Les gens qui ne s’aiment pas ont peur de se promener tout nus.
Et jalousent ceux qui n’ont rien à cacher, rien à cracher.

AMUSER (S’)
J’ai toujours un peu l’impression de perdre mon temps quand je m’amuse. Mais quand je ne m’amuse pas, je suis sûr d’être en train de le perdre.

ANIMAL
Plus sage que nous. Comme nous il pousse, puis décline. Mais ne cherche pas à s’accroître.
S’il a son terrier ou son nid, à manger, une compagne, qu’a-t-il besoin d’autre chose ?
La logique de conquête n’a rien à voir avec la nécessité du territoire. La loi de la jungle n’existe que chez l’homme : aucun animal ne veut davantage. L’animal, il lui faut sa place. Son dû.

ANODIN
Enfant, rien n’était pour moi anodin. J’enfermais dans mon cœur les scènes les plus ordinaires.
À Vichy, un passage en voiture, une place allongée sous la pluie, avec un peu partout les fauteuils et les tables des bars trempés, et nous avons pris un pot quelque part dans un bar.
Je suis aussi entré dans l’établissement thermal et j’ai bu un verre de cette eau légèrement rouillée. Il ne s’est rien passé.
J’ai encore dans les narines et sur le front l’odeur de la pluie et la fraîcheur de l’air, comme si la ville était restée imprégnée des sous-bois mouillés que nous avions longuement traversés en 2CV pour y arriver.
La capote de toile cirée gardait jalousement les odeurs et l’humidité.
Elle les rendait ensuite lentement au soleil, sous forme de fumée, légère, et qui sentait la fougère sèche et le terreau.
D’où vient ce coq qui court dans une rue de ferme ?
Encore aujourd’hui, j’enferme dans mon cœur, qu’elles font souvent déborder, les petites choses anecdotiques.
Ce sont celles-là, je ne dis pas dont je me souviens le mieux, mais qui se souviennent le mieux de moi. Qui me reviennent les plus vivantes. Poignantes comme du passé qu’on revit, sans pouvoir y rester. Qui m’atteint sans que je puisse l’atteindre...
Tout, absolument tout ce qui se vit est important.
Être témoin de l’importance essentielle de chaque instant qui passe.
Tu vis et nous on te regarde, me disait François Cervantès quand je travaillais l’improvisation avec les tarots.
Ça suffit ; mais nous avons toujours du mal à nous persuader que ça suffit.
C’est si simple que c’en est presque désobligeant. Et c’est si difficile que c’en est presque décourageant.

APPARENCE
L’essentiel, c’est l’apparence, parce que nous n’avons que l’apparence pour atteindre l’essentiel.

ARBRE
Pour moi, l’arbre incarne l’amour.
L’autre jour, en attendant une amie qui venait me chercher à la gare du Vésinet, par une belle soirée de printemps, je me suis assis sur un banc public, sous un arbre. Nous étions pratiquement seuls avec le couchant, lui et moi. Je me suis étalé à la renverse, et je l’ai regardé, et le ciel encore très clair à travers lui. Le soleil bas jaunissait doucement ses feuilles dentelées et le vent les agitait légèrement.
J’ai écouté l’arbre. À leur façon, les arbres parlent. Rien de rationnel, l’arbre ressent, vibre. Pas étonnant que nous ayons du mal à l’entendre : il ne communique pas, il communie. Il m’a donné sa sérénité ; c’est le plus clair du discours des arbres : Va en paix...

ARCHÉTYPES
Ils sont inscrits en nous. La vraie éducation serait peut-être d’apprendre à les lire, chez soi et chez autrui. Puis que nous les mettions en action nous-mêmes, plutôt que d’être mus par eux sans même nous en rendre compte.
C’est tout de même plus gratifiant de devenir un symbole que d’incarner un cliché.

ARCHITECTURE
Pourquoi ne pas demander aux dessinateurs de bandes dessinées, à certains stylistes, aux peintres muraux, bref à des créateurs, de travailler sur l’architecture actuelle ? N’interviennent actuellement que des pompiers officiels, style béton débile ou métal facile ou verre perdu, ou des escrocs à la Buren - tout dans la tronche, et tout pour la frime - qui célèbrent, magnifient, ritualisent et sont censés immortaliser les pouvoirs en place et le vide grandiose de la haute "culture" actuelle.
Notre époque n’est pas sans créateurs, mais elle leur préfère les frimeurs - ses créatures. La laideur est rassurante, la convention apaisante, et la copie reposante, aussi bien pour le faussaire que pour l’admirateur.
Culture du remplissage (on complète, on ajoute, on transpose, ou même on copie), culture de l’impuissance monumentale. Pas de décalage ni de fusion, mais de la superposition. Tristesse de ces fausses originalités qui viennent polluer de vrais tissus urbains.
Car ils veulent qu’on les croie originaux, les bougres !
Nul paradoxe là-dedans, mais l’aboutissement même du faussaire...
Quand on ne peut pas être soi même, on veut être pris pour un autre, et quand on est impuissant, on prend des pilules et on appelle amour ou désir l’érection qu’on a fabriquée - j’écrivais cela en 88, avant le Viagra...

ARGENT
Nous payons presque tous notre argent beaucoup plus cher qu’il ne vaut... Ce qu’il faudrait, c’est que le fric nous paye : l’idéal, ce serait de se faire payer pour gagner de l’argent.
Certains y arrivent très bien : ceux qui nous vendent l’argent plus cher qu’il ne vaut.

ART
Le seul art qui m’intéresse : celui qui frôle la folie (c’est à dire la perfection) - sans y tomber... -. Le reste n’est que fabrication. Anecdotique.

ARTIFICIEL
Vu chez Jeanne un papillon qui se pose sur une fleur artificielle. Ceux qui sont dans les boîtes à côté n’auraient pas fait la même erreur.

ASSEOIR (S’)
Je me suis assis sur le bord du chemin, et je les regarde passer. Telle est mon ambition.

AUTOROUTES
Je n’aime pas les autoroutes : elles font fi du relief, et n’appartiennent qu’à elles-mêmes.
Sur un chemin, une route, je baigne presque dans le paysage ; entre la vitesse et l’espace mutilé, je suis prisonnier de l’autoroute, hébété : je deviens étranger au paysage et à moi même, et à la limite à ma voiture aussi, hypnotisé par ce ruban de béton.
Sur une route, je voyage : entre les deux points que je veux relier, il y a place pour de la vie, pour des expériences, des rencontres, de vrais arrêts. Sur l’autoroute, mon existence et le temps sont suspendus ; la seule chose qui compte, c’est l’arrivée.
On va vite ; mais tout le temps qu’on met à y aller est perdu. Perdu pour la vie, pour le plaisir, pour la découverte. Départ, arrivée. Entre les deux, no man’s land, trajet dans le vide ou presque, sans humanité que froidement calculée et chichement répartie. Gommé, le parcours, par une bienheureuse anesthésie : celle du veau qu’on mène à l’abattoir. Quand nous réveillerons-nous ?
Souvent c’est au moment de l’accident, qui réintroduit brutalement la réalité dans cette parenthèse contre nature. Neuf fois sur dix, gagner du temps, c’est le perdre. Orgueilleuse bêtise que celle des autoroutes, à l’image de ceux qui les ont construites.
Le prix de la vitesse, c’est la séparation. Elle me coupe du monde, ce monde que je voulais rejoindre plus vite, et qui m’échappe d’autant plus que j’ai plus de facilité à le pénétrer et à m’y déplacer...
Un avantage : l’autoroute est un merveilleux abcès de fixation. Ce matin, malgré la foule des départs, la Nationale 6 est libre et vide comme une aube en mer.

AVENTURE
Je ris des aventures de pacotille des amateurs d’aventure. L’"aventure" moderne - quand elle n’est pas une escroquerie - est trop anxieuse de ses préparatifs et de ses retombées pour me convaincre.
La vraie aventure, c’est l’improvisation. S’y préparer, s’y entraîner, oui. La médiatiser, non.
Elle y perd l’essentiel : la surprise, et la spontanéité qui en découle.

BATTERIE
Très différente du gong. Elle peut aller très loin dans la pulsation ; mais la résonance lui est presque interdite. Je n’ai entendu résonner que la batterie de Sam Woodyard, la dernière fois qu’il a joué, au Petit Journal. Le plus souvent, même quand elle n’est pas électronique - alors, elle ne pulse même plus... -, la vibration n’a pas le temps d’exister, elle est sans cesse coupée, hachée.
Nous confondons vibration et frénésie parce que nous ne savons plus attendre la résonance.
Si je donne mon oreille à un gong, je vais découvrir en moi et autour de moi ce qu’est la résonance : une vibration qu’on n’a pas mutilée...
Attendre la mort d’une cloche, c’est donner tout son sens à la plénitude qu’elle a créée et au silence qu’elle a comme nous comblé.

BONDIEUSERIES
J’aimais beaucoup les bondieuseries quand j’étais petit.
Les croix d’honneur, les bons points dorés et enluminés, les cartes du Sacré Cœur en paillettes, les autels de marbre surchargés de dorures et débordant de fleurs et de nappes brodées, et les décorations de colombes rayonnantes, de Vierges à la tête penchée badigeonnées de bleu céleste à la truelle, avec des sourires confits en dévotion comme de l’angélique bénite, bref, tout ce qui brillait, tout ce Bon Marché, toute cette brocante proprette de la dévotion qui rassure le corps, bien esseulé autrement au milieu des élans décharnés de l’âme vers un infini à l’entrée duquel il faut s’essuyer les pieds. L’âme fait sûrement ses besoins avant d’entrer au Paradis...
Je le croyais en tout cas, et qu’il fallait chausser les patins, comme quand s’ouvrait devant moi la loge du concierge, et glisser suavement sur les nuages vernis pour avoir le droit d’écouter la boîte à musique qui égrenait : « Chez vous, soyez Reine, nous sommes à vous... » dans le socle du rocher argenté où la Vierge continuait d’apparaître à Bernadette - et moi aussi je la voyais, comment ne pas croire après cela ? - au-dessus d’une ampoule d’eau de Lourdes délicatement bleuie et artistement fluorescente, autre miracle, et des plus convaincants...

BRILLANT
Les gens brillants ne m’intéressent pas - en tout cas pas leur côté brillant.
Ceux qui m’intéressent, ce sont les êtres chaleureux. Les gens brillants ne m’intéressent que s’ils sont chaleureux : sinon, leur éclat capte au lieu de rayonner... Dieu nous garde des Fabius !

CAILLOU
Dessiner un caillou, une bonne façon d’apprendre à respecter la vie.
On ne peut pas tricher avec un caillou. Il est là, et rien à faire pour l’arranger. Il ne fera pas ce que tu veux, il ne changera pas pour te faire plaisir...
Le caillou ne connaît pas la mode. Solide dans sa tête, le caillou. Comme un roc. Sous tes yeux, tout simplement, il vit sa vie de caillou. Inébranlable.

CALVITIE
Une pub me frappe, tellement incroyable, irréelle : des types proposent de ne pas modifier son image de soi en ne cédant pas à la calvitie et en gardant non pas ses cheveux, mais des cheveux artificiels.
Moi, si on va par là, j’ai envie de proposer aux con-sommateurs : Si vous voulez vraiment être vous-même, ne vous laissez pas influencer par la vie, ne laissez pas la vie avoir prise sur vous, ne la laissez pas détruire votre potentiel. Grâce à notre technique brevetée, conservez intacte votre énergie vitale, en ne sortant pas du ventre de votre mère - ou en y retournant : nous recréerons pour vous en vraie grandeur l’utérus maternel ! La seule vraie vie, c’est la vie intra-utérine !
Si vous voulez vraiment vivre à cent à l’heure, être pleinement vous-même dans le jaillissement impétueux de la vie à sa source, revenez à l’embryon ; grâce à notre procédé exclusif fondé sur le processus adaptatif neuro-psycho-bio-linguistique, nous pouvons recréer pour vous la merveilleuse relation à la vie qui était la vôtre avant que vous soyez né ! On vous réimplante de faux cheveux en fibre synthétique - brevetée, garantie, etc, voir plus haut -. Pourquoi ne pas revivre les conditions de vie du fœtus dans un utérus artificiel ?
Tout ce qui peut nous couper de nous - c’est à dire de notre présent -, les marchands du Temple se jettent dessus. Mais les vrais marchands du Temple, c’est nous, qui vendons notre énergie et notre vie pour rester ce que nous ne sommes plus, nous seuls, qui bradons la vraie vie contre des ersatz de rêve et des cheveux en celluloïd !
Décidément, vive la calvitie !

CAMPAGNE (les bruits de la)
Le coq, le chien, la cloche. Et dessous, le pépiement des oiseaux et le babil des sources. Me bercent. Ni ne m’ennuient ni ne m’endorment. Ce qui est vraiment familier ne se répète pas : plus je connais quelque chose, plus je le découvre.
C’est un si bon moment que je n’arrive pas à l’interrompre. Il y a ma compagne la punaise qui est venue, qui s’est installée sur une feuille, et reste avec moi. On dirait une taupe, cette punaise...
Tout ce moment dans le paysage, c’était l’habitude, et c’était bateau, et pourtant c’était une force de vie incroyable. Le bateau a levé l’ancre, et j’ai navigué.
Tout peut être bateau pour notre vie : il suffit d’arrêter de ramer et de hisser les voiles.

CANCER (développements...)
En tant qu’organisme, l’humanité est en proie à un cancer généralisé (surpopulation, bétonnage, voitures et autoroutes, etc, etc). D’où l’individualisme et les maffias - l’un ne va pas sans l’autre... -.
Plus je me sens seul, plus j’ai besoin de me trouver des pareils, et qui m’appuient contre ce qui n’est pas nous. C’est un réflexe de survie : dans le cancer, chaque cellule, coupée de l’organe qui doit la nourrir, privée d’oxygène, se met à vivre sa vie, une vie indépendante de protozoaire menacé, et se reproduit aussi vite et aussi souvent que possible, en toute anarchie, tout en parasitant l’organisme dont elle faisait partie pour se procurer ce qu’il ne lui donne plus et qui est indispensable à sa vie.
La cellule prolifère, se crée son réseau, son club, son équipe : sa tumeur...
Le cancer, c’est un ego qui envahit tout, c’est la logique du vivant, celle de la complémentarité, qui cède la place à celle de la mort, la compétition.
La cellule cancéreuse de la société humaine, c’est ce que j’appelle l’homme de pouvoir. Pas étonnant dès lors que les cellules saines - la foule de ceux qui n’ont pas d’autre pouvoir que domestique, ou qui n’en ont pas du tout - rejettent les politiques : pourquoi devrions-nous aimer la tumeur qui nous dévore ?

CAPOTE (bis)
Je n’aime pas qu’on essaye de me faire prendre des vessies pour des lanternes.
Ne venez pas me raconter que la capote ne diminue pas le plaisir ! Autant dire que les œillères ne limitent pas la vue du cheval...
Les gens qui vantent la capote me font penser à ces hommes qui trouvent tout normal que la contraception soit l’affaire des femmes, et qui soutiendront que la pilule n’a aucune incidence sur la santé de leur compagne !
Vivement la pilule pour hommes, et vivement la capote pour clitoris !
Rien de tel que de subir la gêne d’autrui pour apprendre à en tenir compte...

CATÉGORIES
Par exemple, je n’écris ni pour les enfants ni pour les adultes. Je ne dessine ni pour les enfants ni pour les adultes. Mais pour ceux qui sont entre les deux. Nous tous, si nous nous acceptions...
Pour la troisième face de nous, ni enfant ni adulte, la face cachée. Ni enfants ni adultes, mais la réunion des deux : j’écris pour les hommes entiers, pour les femmes entières. Au sens équestre du terme : ceux qu’on n’a pas coupés, qui ont encore leur imagination. À ceux-là, on peut parler pleinement. Pas besoin de faire des catégories, ils sont d’un bloc, comme tout ce qui est vivant.
Avez-vous lu Hugo Pratt ?

CATHODIQUE
Le tube cathodique, je l’appelle le tube catholique. Entre la télé et l’ordinateur, quoi de plus universel ? Et en quoi croyons-nous davantage, à qui faisons-nous plus confiance ?

ÇA VA ?
Je demande aux autres : « Ça va ? » avec une sorte d’inquiétude presque quémandeuse, parfois. Comme si c’était aussi à moi que je demandais si ça va, et que je n’en étais pas sûr du tout !
Au fond, quand nous demandons : « Tu m’aimes ? », ne nous demandons-nous pas : « Est-ce que je t’aime ? »

CHANGER
Les autres acceptent quand nous changeons vraiment, parce qu’ils n’y peuvent rien. S’ils y peuvent quelque chose, c’est qu’on n’a pas encore changé...

CHANGER (bis)
Je me lasse très peu des choses : j’aime beaucoup le changement, mais c’est pour mieux revenir. Jamais pour moi changer ne revient à faire disparaître les choses, et je le vois bien à Venise.
Je n’aime pas faire tout le temps la même chose parce que j’aime justement revenir aux choses, goûter les échos, les cercles concentriques des résonances élargies à l’infini, tout ce qu’on ne voit pas si on reste collé aux mêmes choses.
Partir, c’est toujours pour mieux revenir.
Changer, c’est seulement pour être mieux le même...

CHASSE
La déclaration des droits de l’homme a complètement oublié les droits de l’univers, et notamment ceux des animaux. D’où la si lente et si sanglante agonie de la chasse en France : le premier droit de l’ancien serf, celui que la bourgeoisie pouvait lui donner sans danger, c’est celui d’exercer à son tour sa tyrannie... sur la nature !
Tel est le vrai bilan de la révolution : tous les droits et tous les pouvoirs habilement confisqués par la bourgeoisie, sauf le droit de chasse, et le pouvoir de tuer plus faible que soi.
Joli tour de passe-passe, aux dépens du lapin.
La chasse a servi d’exutoire et de paratonnerre : Tu n’es pas assez grand, Jacques Bonhomme, pour que nous te donnions pouvoir sur ta vie, dont nous avons d’ailleurs besoin pour nos intérêts, mais nous te donnons droit de vie et de mort sur ce qui ne nous appartient ni à toi ni à nous... Ainsi, venge-toi, et n’oublie surtout pas qu’en dépit de toutes les belles paroles c’est la loi du plus fort qui gouverne le monde, et que le juge ne détient la vérité que parce qu’il ment en dernier. Voyez TRONÇONNEUSE !

CHEMIN
Celui que j’aime toujours et partout, et en tout : le chemin des écoliers. Depuis toujours, je suis un écolier qui ne veut pas aller à l’école, et qui emprunte tous les chemins de traverse pour s’échapper dans le vrai monde, celui du rêve et de la nature.
Le pire, c’est que tous ces chemins, je les emprunte, mais ne les rends pas.
Normal, en fait : quiconque emprunte librement un chemin le crée...

CHOIX
C’est quand on ne sait pas perdre qu’on n’arrive pas à choisir.

CIVILISATION
Si tu restes à portée de main de la civilisation, elle a vite fait de te rattraper. C’est contagieux, la civilisation.

CLAIR DE LUNE
Dans un lait brumeux de ciel nocturne la lune ce soir a quelque chose d’un ivoire ou d’un jade.
Très japonais, les dessins que font les arbres autour de la lune, poussant de petits rameaux précis dans ce brouillard vaporeux, étrange comme une matière lumineuse d’au-delà.
Ça a quelque chose d’un dessin abstrait, et en même temps, c’est très présent.
Le ruisseau coule. Je l’entends à deux endroits différents.
Comme toujours sous le clair de lune, je suis ici, et partout à la fois dans l’univers.

CLICHÉ
Un symbole épuisé. Qu’on a laissé s’épuiser en ne prenant plus la peine de l’incarner et de le vivre.
Il y a dans tout cliché un symbole qui sommeille.

CLOCHARDISE
La clochardise de l’âme est pire que celle du corps. Sans le savoir, nous sommes des clochards de l’âme, et nos banlieues, notre habitat moderne, nos loisirs, nos modes de déplacement le prouvent. Sans racines, et sans tradition, nous avons du vague à l’âme.
Clochards de l’âme, nous ne couchons pas sous les ponts. Nous nous couchons sous les cons. C’est beaucoup plus salissant.

CLOCHES
Les cloches : mon enfance. Je les écoutais de mon lit, le dimanche matin, et c’était comme si grand-père était déjà là, et le pique-nique ou les gâteaux, le soleil et la promenade, la rivière et le jardin. _ Dans le son attardé des cloches,résonnait le pique-nique avec ses rares merveilles, les sandwiches au jambon, la bière bock Dumesnil à la tête de cheval, la tomate entière et la tranche de melon...
Des rayons passaient entre les rideaux pour me chatouiller le nez et me caresser les yeux. Et je tenais le monde au creux de mon cœur et l’écoutais vibrer et résonner en moi.
Quand j’avais faim, je me levais d’un bond, comme un conquérant. Et les cloches de la grand-messe revenaient un peu plus tard auréoler les tartines et le café au lait...
L’été, il y avait aussi, mais c’est une autre histoire, la cloche de la maison du garde qui nous appelait à travers bois et étangs à l’heure du déjeuner et du dîner.

COMÉDIE HUMAINE
C’est peut-être un peu dommage, non pour l’évolution de l’humanité mais pour la littérature, que les plus grands humoristes actuels soient souvent des thérapeutes, comme Berne, Erickson ou Watzlawick.
Berne est le Labiche de la thérapie, comme Labiche a été le Berne du vaudeville.
À vrai dire, l’introduction de l’humour dans la thérapie - je ne parle pas ici des sinistres pitreries de Lacan, qui n’étaient qu’un pitoyable instrument de pouvoir - n’est pas seulement salutaire :
elle est la condition même de son efficacité...
Elle introduit dans ce domaine privilégié des rhéteurs, des charlatans et autres terroristes intellectuels, la relativité, le recul, la compassion et la joie de vivre qui leur font si souvent défaut.

COMMUNIQUER
En somme, communiquer, c’est généralement échanger ce qu’on a en commun. Pas très intéressant, mais rassurant.
En fait, ce que nous voudrions réellement partager - et surtout faire partager -, c’est notre différence.
L’échange devrait porter sur ce que nous n’avons pas. N’en déplaise aux théoriciens un peu benêts de la nouvelle communication, si je me mets le plus possible à la portée de l’autre, si je lui parle avec ses mots, qu’est-ce que j’ai réellement à lui dire ?
C’est parce qu’il était à peu près illisible pour ses contemporains que nous lisons encore Proust, et c’est parce qu’il ne se vendait pas que Van Gogh vaut si cher à présent.
On ne dit jamais que soi, et la meilleure manière de se communiquer, c’est de se dire comme on se sent. Communiquer, c’est alors se mettre en commun...

COMPRENDRE
Je suis toujours ahuri de voir le nombre d’être humains qui s’imaginent pouvoir comprendre les autres sans les écouter. Il est vrai qu’ils croient pouvoir se comprendre eux-mêmes sans s’écouter...

CONNERIES
Je sais pertinemment qu’il m’arrive d’écrire des conneries ; mais j’aime mieux ça que de ne pas écrire. Car je veux capturer l’instant, capturer l’instant qui passe, arrêter le temps, bloquer une seule petite seconde l’après-midi au soleil dans un salon, et pour ça, il faut être un peu fou, et quand la folie ne suffit pas, il faut pouvoir être con - béant, bête, soi-même, jusqu’au bout : prendre conscience de soi jusqu’à perdre conscience, jusqu’à l’inconscience.
La seule façon de se respecter, c’est de ne pas respecter les images qu’on a de soi. D’où qu’elles viennent.

CONNIVENCE
Je hais la connivence. Elle est très souvent le signe d’une complicité plus profonde, et perverse parce qu’inconsciente : celle qui lie le bourreau ou le sauveteur à sa victime. Elle m’apparaît souvent comme l’aveu d’un jeu partagé, jeu de pouvoir inavoué dans lequel les règles du je de l’un ont été intériorisées par l’autre à ses dépens.
J’ai vu de ces exemples où telle qui se glorifiait d’une connivence magique l’a d’autant plus reniée quand celui qu’elle espérait ainsi retenir s’en est libéré qu’elle n’avait jamais fonctionné que dans sa tête...
Car la connivence, on s’en sert bien plus contre les autres, ceux qu’on en exclut, que pour ceux avec qui on la partage. Outil d’exclusion puéril et arbitraire dont l’étymologie éclaire bien le sens véritable (connivere, en latin, c’est cligner de l’œil), et dont l’emploi est révélateur. À qui me parle de connivence, j’ai envie de dire : À quand le chant du coq ?
Vouloir installer la connivence au cœur des relations humaines, c’est manquer de tolérance autant que de courtoisie, et c’est se refuser au plus élémentaire respect, qui est celui de la différence.
S’entendre sans rien se dire, c’est presque toujours trahir ou soi ou l’autre.
Pour moi, s’entendre, c’est d’abord entendre. C’est ensuite attendre. Et pour finir, c’est tendre...
À ce moment-là seulement, on peut commencer à se taire.

COUCHE
C’est fou, les couches de sens que nous tartinons entre la réalité et nous. À force de mettre du sens dans ce que nous percevons, à force d’imposer un sens à la réalité, nous ne la sentons plus. La perception n’est pas intellectuelle, et comprendre empêche souvent de percevoir. C’est vrai, nous en tenons vraiment une couche...

COURBE
Époque de mort que la nôtre : la ligne droite y triomphe.
Mis à part les ingénieurs des Ponts et Chaussées et des Mines, ces amateurs nullement désintéressés d’autoroutes et de pylônes à haute tension, connaissez-vous rien de plus barbare, de plus offensant - tranchons le mot, de plus bête - qu’une ligne droite ?
Tout chez l’homme moderne tend à la ligne droite.
La courbe n’est plus tolérée que pour passer d’une droite à une autre. Transition anachronique et sévèrement contrôlée : dûment calculée, la courbe est bridée, verrouillée, banalisée. Point de salut que dans la ligne droite - ce balai à effacer la mémoire.
Car, prenons-y garde, le souvenir fréquente la courbe et niche dans le recoin. Le souvenir a horreur du vide, et la ligne droite est désespérément vide... Où sont les détours, où sont les virages inutiles, où sont volutes et sinuosités, où est le temps perdu, celui-là même que Proust nous fait signe de retrouver ? La femme en est le dernier refuge : gloire à ses courbes, gloire à ses rondeurs, gloire à ses recoins ombreux ! A-t-on jamais vu une femme aux épaules carrées ?
Non, ce n’est pas par hasard qu’il y a tant de femmes nues dans nos journaux : pansement sur nos yeux blessés, charitable secours à des mutilés de la courbe, à des affamés de la rondeur... Même secours d’urgence, le retour des sous-vêtements coquins, des frou-frous, des dentelles et des porte-jarretelles !
Chichis et falbalas, le désespoir de l’envieuse géométrie...
Flairant le vent comme d’habitude, les voitures même redeviennent rondes.
En réalité, nous avons vitalement besoin de mystère et d’arrondis, car le mystère est au centre de la vie, c’est à dire au centre de la courbe.
Arrondir - et pas seulement nos fins de mois - est le propre de l’homme.
Or qu’avons-nous à nous mettre sous la dent ?
Des lignes droites où tout se ressemble, et sur lesquelles les ongles de la mémoire glissent sans pouvoir s’accrocher. On arase, on nivelle, on tire au cordeau. Lâchez vos fils à plomb et vos équerres, et même vos compas, et donnez-moi du biscornu, bande d’impuissants, donnez-moi de l’imagination ! Est-ce que je me nourris de calculs ?
Prenez-y garde : où il n’y a plus d’imagination, il n’y a plus de souvenirs, où il n’y a plus de fantaisie, il n’y a plus de mémoire...
Et en dépit de vos lignes droites tendues vers l’infini que vous convoitez sans même le savoir, tendues aussi raide que vos nuques sous vos cravates, et bien plus raide que vos queues dans vos culottes - car on a les érections qu’on peut, mes chéris, et la ligne droite n’a jamais fait bander personne -, c’est vous qu’on oubliera en premier !

DÉCEPTION
La plus vexante des déceptions : ne pas être déçu alors qu’on s’y attendait.

DÉCLIN
Je suis fasciné par les choses qui meurent.
Un hôtel abandonné au bord d’une route, les ruines d’un village battues par le vent, les très vieux arbres où percent encore quelques rameaux de vie, les marais où croupissent de concert l’eau, la végétation et la vase, les lieux - comme Safi, Tanger, Venise - en décomposition si douce qu’on dirait qu’ils ont toujours été ainsi, éternellement en train de se défaire...
Comme si la vie dans la mort était pour moi la plus forte, exaspérée par l’agonie. Et la mort lente la forme de vie la plus durable. Peut-être est-ce dû à mes grands-parents, à leurs morts lentes et successives, et à une époque, la "Belle", qui s’éteignait sous mes yeux, et n’en finissait pas de jeter ses derniers feux.

DEMANDE
La demande têtue qui est en moi, et que je n’ose jamais complètement satisfaire : arrête toi, et regarde.

DEUIL
J’ai rencontré le deuil. J’ai compris le deuil. Je l’ai compris enfant, avec les morts de mes grands-parents. Je l’ai vécu, adulte, d’une façon très pure, très intense et concentrée : rien n’est plus exactement le deuil que le moment où, n’ayant pas encore sauvegardé un texte de huit ou dix pages, on fait une fausse manœuvre.
L’écran se brouille, l’ordinateur ronfle et râle doucement comme un mourant, tu vas être obligé de l’éteindre, et du même coup, tu feras disparaître à jamais le texte qui venait de naître. Même si tu le reconstruis, ce ne sera plus jamais le même.
Tuer soi-même ce à quoi on a donné vie, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire : bon entraînement pour les vrais deuils, ceux qu’on ne peut pas reconstruire, et tragédie grecque en miniature. Et comme dans les vraies, le tragique naît de ce que l’inéluctable est prévisible et que tu l’as toi-même fomenté.

SUPPLÉMENT AU DICTIONNAIRE D’UN HOMME MOYEN

ACACIA
Je ne l’avais jamais remarqué : la fleur d’acacia, ça sent la fleur d’oranger. Une odeur délicate et pénétrante à la fois, une pure merveille. Les acacias en fleur, une vision succulente.

ACCOMPAGNEMENT
On en parle beaucoup, ces temps, de l’accompagnement des mourants...
Un hôpital parmi d’autres, début 1997. La réforme salvatrice commence à produire ses effets.
Une vieille dame est à l’agonie. Elle semble n’avoir plus sa connaissance. Les infirmières et les aides soignantes, coincées par des tâches qui ne peuvent attendre (les soins sont en cours et elles sont trop peu nombreuses) doivent la laisser mourir seule. Comme ça leur fait gros cœur, elles apportent un transistor auprès de la mourante. Vite, vite, l’infirmière lui cherche une station, n’en accroche aucune, sauf, pour finir - par hasard ? -, Nostalgie.
Rassurez-vous, Monsieur Barrot ! La vieille dame n’est pas morte toute seule : elle avait la radio près d’elle.
J’ai juste peur qu’elle n’ait rien capté, comme disent mes élèves. En fait de capter, personne n’était là pour recueillir son dernier soupir.
Il est vrai que ça ne se vend pas.

ACTEURS
Pour commencer, laisser la parole à Carmen Maura qui les a superbement définis dans une rencontre avec Télérama : « Dans la vie, on doit lutter pied à pied pour obtenir ce qu’on désire. Au cinéma, on vous donne tout. Il s’agit seulement de redevenir la petite fille qu’on était, quand on rêvait d’être princesse ou souillon. Il y a des gens doués pour se souvenir et d’autres, non. Les doués, on les appelle des acteurs. » On a beau dire, c’est pas toujours mauvais, l’emporte-pièce !

ADAPTATION
Notre époque intéressée tend à confondre adaptation et renoncement ; chaque fois qu’un bon apôtre vous propose de vous adapter, demandez-vous à quoi il cherche à vous faire renoncer...

ADAPTATION
J’ai l’impression que la capacité d’adaptation qui a si longtemps servi l’espèce humaine est en train de se retourner contre elle. Nous acceptons, nous endurons trop de choses ; dans notre désir de survivre à tout prix, nous pactisons avec la mort, nous ne savons plus refuser.
C’est vrai de l’oxyde de carbone dans les villes, que nous arrivons à avaler à des doses qui auraient tué quasi instantanément nos ancêtres, mais à quel prix et jusqu’à quand ?
C’est vrai du libéralisme sauvage, cette machine infernale du profit que nous avons laissé s’emballer, et qui travaille désormais à perte - à notre perte...
Par peur de muter, nous essayons de nous adapter au pire.
Pourtant, le principe même de l’évolution, si je le comprends bien, c’est d’aller vers plus de vie, et d’élaguer sans hésiter tout ce qui porte la mort.
La révolte n’est pas seulement un signe de bonne santé, elle en est la condition. Nous sommes arrivés au moment où le gène du pouvoir doit impérativement disparaître ou muter ; ce n’est pas à l’espèce de s’adapter au règne contre nature de l’homo potens, mais c’est son devoir de le rejeter comme une dépouille, comme un corps désormais étranger.
Les dents de sagesse disparaissent peu à peu, celles qui raclent le plancher doivent à leur tour s’effacer. Ou se transformer.
Ce qui reste à explorer, et qui est inépuisable, c’est notre espace intérieur commun.
Le pouvoir sur autrui est une voie de garage, nous le vivons tous les jours dans notre chair et notre esprit, et ceux-là mêmes qui l’exercent en sont les esclaves impuissants ; il est grand temps que nous y renoncions pour découvrir la voie royale de ce qui n’est pas une conquête mais un accord indéfiniment perfectible : le pouvoir sur nous-même.

ADAPTER (s’)
S’adapter, changer sans cesse au gré de son désir ou d’un contrainte extérieure (c’est bien souvent la même chose...), c’est à mes yeux l’exact contraire de l’amour. Je crois davantage à la fidélité ( et d’abord à soi-même) et à la durée qu’aux caprices du mouvement perpétuel - cet outil à double tranchant du divertissement pascalien.
Évoluer, oui, selon sa nécessité intérieure. S’adapter aux vraies nécessités, ce n’est jamais se soumettre à l’arbitraire - contrairement à ce que les exploiteurs réussissent trop souvent à nous faire accroire.

ADORATION
D’où nous vient ce besoin d’adorer ? De la conscience de notre définitive imperfection ? S’il existe un dieu, il me semble que s’il souhaite avoir avec ses créatures un rapport qui soit gratifiant pour lui et pour elles, la première chose qu’il leur demandera sera de ne pas l’adorer ! De ne pas lui vouer un respect a priori.
Que vaut l’adoration ? Elle renonce à tout recul, et se perd dans son objet. Du moment que j’adore sans le moindre esprit critique, sans la plus petite retenue, j’envahis l’objet de mon adoration autant que je suis phagocyté par lui. C’est si vrai que je n’ai jamais vu personne supporter d’être adoré. Chez tout être normalement constitué, l’adoration entraîne le rejet, et violent, parce que l’adoration nie l’amour et tue toute relation.
C’est le paradoxe des religions monothéistes : si Dieu existe, comment pourrait-il se satisfaire d’être aimé à la folie ? Accepter d’être adoré, c’est refuser d’être aimé. Accepter d’adorer, c’est refuser d’aimer. En vérité l’adoration est une idolâtrie.
Quiconque exalte l’amour inconditionnel ouvre grand la porte au fanatisme.
Qui est tout le contraire de l’amour.

ADORATION (bis)
Évidente confirmation de ce que j’avance ci-dessus : l’adoration du Veau d’or ou celle d’Allah sont de même nature, tout comme Bush et Ben Laden, milliardaires et fanatiques tous deux, sont cul et chemise et à tous égards complices dans le fanatisme rétrograde.
Adorer Dieu ou le Veau d’or, c’est tout un : l’adoration est l’opium du peuple.
Un seul remède à cette tare de l’esprit, à cette maladie de l’âme : l’esprit critique. C’est pourquoi toute censure est une régression criminelle, un crime contre l’humanité. La liberté d’expression ne se divise pas ; seuls sont condamnables le mensonge et la calomnie, que les tribunaux peuvent et doivent réprimer.
Caricaturer est un exercice de salubrité publique, et le bouffon était le médecin du pouvoir royal, celui qui rappelait à la réalité mensongère du pouvoir la vérité supérieure de la vie : partout et toujours, le roi doit se souvenir qu’à l’égal de ses sujets il est nu.
Interdire la caricature, c’est refuser tout contre-pouvoir, et c’est la première démarche de tout pouvoir totalitaire, quel que soit le masque sous lequel il se déguise.
Censurer, c’est vouloir imposer silence à l’autre pour être seul à parler.
C’est par là même admettre qu’on n’est pas sûr d’avoir raison...
C’est pourquoi la censure va de pair avec la foi : la censure est religieuse par essence.

ADULTE (âge)
Je n’ai jamais réussi à monter jusqu’à l’âge adulte. À vrai dire, je n’ai que très mollement essayé. Je ne regrette pas : ça m’évitera d’avoir à retomber en enfance.
J’ai toujours eu l’impression que la plupart des adultes étaient trop occupés à survivre pour avoir le temps de vivre. voir ENFANCE

AFFAIRE(S)
La grande affaire de beaucoup d’artistes contemporains, dès lors que le marché de l’art était entré comme les autres dans l’ère de la spéculation, ç’a été de se mettre à l’abri de toute critique en refusant toute référence ou en pratiquant la référence systématique. Du moment que leur travail ne peut en aucune façon être estimé selon des critères à peu près objectifs ou par comparaison, dès lors qu’il est complètement différent, « original », ou absolument semblable à la réalité (comment porter un jugement esthétique sur une paire de baskets ?), il peut être mis sur le marché : c’est l’impossibilité de l’évaluer qui lui confère une valeur spéculative pouvant indéfiniment varier entre le zéro et l’infini.
Dès lors, la démarche de l’artiste ne consiste plus à créer, mais à alimenter la spéculation en développant les stratégies marketing appropriées. Sous toutes ses formes, l’emballage prend le pas sur l’œuvre.
Peu importe désormais la qualité réelle de la création, son pouvoir d’émotion, puisque par la grâce du regard magique de l’artiste, tout peut devenir œuvre d’art.
Le n’importe quoi triomphe : homme d’affaires, l’artiste contemporain idéal est le terroriste le plus cynique et le plus profondément destructeur de notre époque.
Pendant ce temps-là, l’art, besoin essentiel de l’âme, continue son chemin, porté par les artistes modestes, ces hommes d’affects dont la création est la seule affaire.
Il n’est pas anormal de vouloir vivre de son art. Mais à rechercher un statut, on risque de perdre de vue l’essentiel. Plus l’artiste se voue à ses affaires, moins il est à son affaire. Ce n’est pas par hasard que Rubens parle si fort à notre époque mercantile. Il suffit de comparer sa production à celle des meilleurs de ses contemporains pour percevoir qu’elle est aussi vide qu’il a fait le plein. Voir CRÉATION DE RICHESSE

AFFICHAGE
« Le plaisir est meilleur quand il s’affiche » pontifie dans Match - mais que faire d’autre dans Match ? - ce parfait crétin qu’est Philippe Delerm (et il se reproduit, en plus !). Voilà deux zozos bobos qui auront bien mérité de la veulerie et de l’égotisme contemporains. Plus superficiel que ces deux petits cons intergénérationnels, tu meurs : le plaisir se perd quand il s’affiche, trouduc, il devient bonheur quand il est partagé. Ce qui renforce le plaisir, ce n’est pas de l’afficher, c’est de le partager. Mais les masturbateurs d’ego ne risquent pas de comprendre le vrai raffinement.
Partager vraiment est la chose la plus difficile du monde et la seule vraie forme d’amour.
Voir PARTAGER

AISANCE
Il y a des gens qui sont si l’aise partout que quand ils viennent chez vous, vous avez l’impression d’être reçu chez eux. Cette décontraction n’est agréable qu’à court terme : personne n’aime longtemps servir de lieu d’aisance.

ALCHIMIE
« C’est ça, la vie, transformer son angoisse en vocation », dit je ne sais qui sur France-Inter. Belle maxime, et profonde. Le problème, c’est que la société actuelle nous amène plutôt à transformer notre vocation en angoisse. Et ça, c’est mortel...

AMARCORD
Quand je vois Amarcord, je me dis qu’il y a vraiment beaucoup de films inutiles. Mais qu’un film génial, comme toute vraie œuvre d’art, est avant tout une bonne action. Et - ça va ensemble - qu’il a été créé dans la jubilation.
Ce qu’on ne fait pas avec amour, pourquoi perdre son temps à le faire ?

AMBITION
Avoir de l’ambition, c’est vouloir arriver à son niveau d’incompétence. Je préfère m’arrêter avant.

AMBITION (colorée)
Énorme, prométhéenne, et donc peut-être dérisoire, ridicule (mais tant pis), mon ambition quand je peins.
Il me semble que l’abstraction lyrique, qui a parfois donné de très belles choses, reste trop souvent sans objet, parce que sans sujet. Un acte, mais sans vision, une création, mais dépourvue de sens, comme involontaire. Pourquoi pas ? Mais l’improvisation, pour s’accomplir, doit dépasser le hasard. S’en servir comme tremplin et non s’en remettre à lui.
L’inconscient est un matériau, un terreau à créer du sens, tout comme le mouvement. Pour que le sens existe, il faut que l’intention couronne l’inconscient. Que l’âme fleurisse sur le mouvement qui la libère, le transcendant par là même. Pour moi, l’abstraction prend sa vraie valeur quand elle débouche sur la transcendance, redevenant ainsi paradoxalement concrète.
Je tente de mettre ma façon de peindre au service du sens, non au service d’une idéologie ou d’une croyance, mais d’une métaphysique au sens où j’entends ce mot : une exploration du monde à la recherche de tout ce qui fait beauté. Pas par opposition à une laideur supposée ou décrétée, mais dans la globalité de la création. La vie est beauté.
C’est en cela que l’abstraction lyrique, pour ce que j’en connais, me paraît avoir tendu vers un matérialisme que je récuse. Au contraire des nihilistes plus ou moins cyniques et intéressés, je veux que ma peinture soit portée par le même souffle spirituel et mystique qui anime mes peintres préférés. Si dans l’acte de peindre il n’y a pas contemplation et adoration, pas la peine de peindre.
À l’aide du matériel, créer du spirituel ; retrouver l’esprit qui a créé la matière. Pour faire du futur, pour créer le futur, il faut passer par le retour à l’origine, se servir de ce tremplin qu’est un passé bien vécu et assimilé.
La peinture comme un feu d’artifice, mais pas gratuit : tentative pour marier la lumière et la nuit dans la fête perpétuelle des couleurs.

AMBITION
J’ai toujours préféré me planter en visant trop haut que réussir en visant trop bas. C’est l’histoire du flapin et du rageur improvisée à Avignon par de géniaux comédiens québecquois : ce qu’on sait faire, ça marche mais ça nous limite. Ce qui est intéressant, ce qui nous libère et libère en nous ce que de nous nous ne connaissions pas, bref ce qui nous fait vivre, c’est d’essayer de faire ce que nous ne savons pas faire.
Réussir est au fond moins intéressant que découvrir. Parce qu’on peut réussir sans découvrir et que toute découverte est déjà une réussite.

AMATEUR
Le véritable amateur d’art, ce n’est pas celui qui a des « coups de cœur ». C’est celui qui aime.
Les amateurs de coup de cœur sont des consommateurs ; avides de sensations, ils zappent dès qu’ils croient avoir « compris », c’est à dire dès que devrait commencer ce travail d’amour qu’est la contemplation. Combien en ai-je entendus s’extasier, de ces crétins qui trouvent quelque chose ou quelqu’un « génial », pour mieux l’oublier cinq minutes après !
Tributaires, non de leurs émotions (ils n’ont aucune idée du recueillement que crée tout véritable émotion, de l’arrêt du temps qu’elle implique) mais de leurs nerfs, dont ils suivent les réactions aux impulsions de leur caprice ou de ceux de la mode avec la même ardeur que le chien suit le flair qui le mène irrésistiblement à l’urine et aux crottes de ses congénères.
Au mieux client, au pire spéculateur, l’amateur d’art actuel est en somme un fidèle miroir de l’artiste professionnel contemporain.

AMITIÉ
D’une certaine façon, Tchekhov, Orwell, Koestler, Michaux, Fante et d’autres auront été bien plus réellement mes amis que beaucoup de ceux qu’à tort ou à raison j’ai décoré de ce titre. Mais pour magnifiques qu’elle soient, il manque à ces amitiés littéraires quelque chose d’essentiel : elles sont à sens unique, j’ai choisi ces auteurs, ils ne m’ont pas choisi, et rien ne prouve que nous nous serions appréciés si nous nous étions rencontrés dans la vie réelle.
Je ne crois pas que ce que nous appelons la vie réelle épuise la vraie vie, mais il n’est pas de vraie vie qui ne contienne la vie réelle.
Reste que s’il est une vie après la vie, c’est avec mes auteurs préférés que je voudrais la connaître.

AMOUR (révélateur)
Ce que nous ne pardonnons pas à l’amour, c’est de nous révéler tôt ou tard combien nous sommes seuls.
Ne serait-ce qu’à la mort de l’autre.

AMOUR (plus fort que la haine)
En fin de compte, seul l’amour peut vaincre la haine. Il n’y a que la main tendue qui désarme. Mais quelle force il faut pour accepter à ce point notre faiblesse et celle de l’autre !

ANALYSE
Les facultés mises en jeu pour analyser et pour créer sont totalement différentes, si bien que tout notre enseignement - pire, toute notre éducation - est en porte-à-faux : élèves et étudiants apprennent par exemple à repérer les figures de style, pas du tout à s’en servir.
Cela ne servirait d’ailleurs pas à grand-chose, car lesdites figures n’existent que dans la tête des analystes ; les écrivains qui s’en servent le mieux sont bien évidemment ceux qui les connaissent le moins : ils les inventent à mesure de leurs besoins, et comme elles sont pour eux des moyens de dire leur réalité, ils n’éprouvent aucun besoin de les nommer.
Les rhéteurs ne sont pas des écrivains mais des pédants, Tel Quel et ce sombre crétin pontifiant de Sollers ont eu beau ériger leur impuissance créatrice en terrorisme idéologique, cela leur a donné le pouvoir de détruire, pas celui de vivre.

ANCRAGE
Moins nous savons où nous allons, plus nous voulons savoir d’où nous venons.
Depuis que nous n’avons plus de futur, nous nous jetons à corps perdu dans le passé.. Nous sommes largués, il nous faut une ancre. La généalogie n’a jamais été aussi à la mode, et supplante logiquement la bonne aventure : normal, l’aventure a tourné court, et même si nous nous trompons sur le passé, ça ne tire plus à conséquence.
Quant à l’avenir, on n’a plus trop envie de le connaître quand on sent bien qu’on n’en a plus.

ANGLO-SAXONS
Le type de rationalisme propre aux anglo-saxons fait qu’ils sont toujours prêts à tout essayer, mais pas forcément à fond. Ils ne cessent jamais d’expérimenter, ce qui les empêche parfois de s’engager vraiment, je veux dire corps et âme.

ANIMOTS
Pour parler et écrire le théâtre avec les enfants, j’ai créé ce mot : animot.
Mais les mots ne m’avaient pas attendu pour être des animots. Vivants, animés et animateurs, les mots le sont depuis toujours !
Le Verbe s’est fait chair, ce n’est pas un vain mot.
Et nous pouvons être des anime-mots. Si sous la surface usée des mots nous savons flairer et laisser s’ébrouer, s’ébattre et s’épanouir les animots.
Ils ont tant de choses à nous dire...
Jacques Salomé nous conseille joliment de faire parler les mots, pour ne pas tomber dans le dangereux bavardage des maux.
Quand je néglige mon âme, c’est mon corps qui souffre.

APOCALYPSE
Il est temps de relire l’Apocalypse : mauvais bergers et faux prophètes sont parmi nous.

APPEL
Je devais y aller. Il fallait que j’y aille.
Je n’y suis pas allé.
Je suis resté regarder tomber la neige.
Je ne l’ai pas dit au téléphone - et c’est vrai que je n’avais pas envie de faire cette longue route sous la neige et que ça m’aurait pris vraiment trop de temps, que je n’étais pas équipé, etc, etc. : ça, je pouvais le dire au téléphone -.
Ce que je ne pouvais pas dire au téléphone, c’est que je n’avais plus envie d’y aller, parce que je voulais rester avec la neige.
Voilà : si j’y étais allé, j’aurais traversé la neige. Il m’aurait fallu traverser la neige, j’aurais dû la franchir, lui marcher dessus...
Il faut, je dois.
En ce moment, j’ai plus envie d’être avec la neige, de la laisser me traverser, que de la traverser. Alors je n’y suis pas allé.
Je me suis assis en tailleur - une sorte de demi-lotus un peu bâtard, je suis bien trop raide pour le vrai lotus avec certificat d’origine - sous la neige, à l’endroit où je fais mes petites méditations matinales, dans le jardin, face à la montagne.
Et j’ai écouté la neige tomber.
J’ai regardé, les yeux fermés, la neige tomber.
Il y avait le silence de la neige ; quand la neige tombe, il y a si peu de bruit qu’on l’entend tomber ; mais plus encore, derrière ce bruit ténu de la neige qui tombe, il y a le bruit infime de l’air traversé par les flocons.
Car l’air fait du bruit quand la neige tombe.
Une sorte de très léger bruit de soie froissée.
L’air traversé par la neige résonne tout doucement. Vibre, comme une cloche sourde accrochée tout là-haut sous les étoiles.
L’air est excité quand il neige, comme les enfants, comme nous tous, d’ailleurs, même si les adultes ne veulent plus le savoir. Excité et serein : c’est comme ça que j’étais, enfant, quand je voyais tomber la neige, qui était pour moi le cadeau du ciel.
Et quand je la regardais tomber - à Paris ou ailleurs, c’était pareil, car sous la neige la campagne et la ville se rejoignaient dans le silence, s’accouplaient doucement dans l’air excité et serein - tout s’arrêtait.
D’une certaine façon, tout s’arrêtait. Quand j’étais petit et que la neige tombait, il n’était pas question de la traverser, il fallait la laisser tomber.
J’emploie à nouveau il faut, mais cette fois c’est pour de vrai : ce n’est pas un devoir, c’est une nécessité. La neige a le pouvoir de tomber.
On devenait neige. C’est pour ça qu’on faisait des bonshommes de neige, qu’on lançait des boules de neige : pour devenir neige.
On soufflait sur ses doigts refroidis et mouillés, qui brûlaient comme de la glace.
Ce matin, il y avait donc le bruit de la neige, et l’odeur de la neige : quand il neige, ça sent.
Ça sent une odeur très particulière, une espèce de concentré d’odeur de terre et d’air, un mélange d’herbe mouillée et d’ozone.
Puis il y a eu la cloche. Mais avant la cloche, il y avait eu les froissements cartonneux des ailes des moineaux et des mésanges.
Plus cartonneux que d’habitude, comme si l’air était un peu plus difficile à déchirer ou comme si les battements précipités des ailes faisaient s’entrechoquer les flocons.
Ce même appel silencieux et vibrant de la neige, je l’ai entendu quand je suis tombé amoureux de la Thébaïde. La première fois que j’ai vue cette maison, la seule que j’aie osé acheter jusqu’ici, je l’ai aimée dans le silence de la neige, qui enveloppait d’un écrin gris tout simple son profond silence léthargique de vieille maison abandonnée. C’était presque au même moment de l’année, dans la même grisaille et les mêmes flocons.
Mais ce matin, il faisait très froid. Plus froid que d’habitude quand il neige, et les flocons étaient très secs. Très petits et très secs. De l’espèce qu’il faut serrer au creux de la main pour qu’ils fondent.
Et ils faisaient un très léger bruit sec. Pas le bruit des gros flocons de neige, non. Quelque chose de plus intime. Je n’avais pas froid du tout sous la neige ; il faisait très gris, je distinguais à peine les montagnes en face, en ombres chinoises, tout à fait comme dans les estampes du même nom.
Par intervalles, quelques oiseaux piaillaient. Leurs ailes froufroutaient dans l’air soyeux.
Un peu plus loin, au-delà du bruit de la neige, au-delà du bruit minuscule de l’air sous la neige, il y avait la rumeur aigue du torrent, cette rumeur frissonnante de l’eau qui coule doucement sur une terre bien meuble.
Il y a eu un court instant la cloche, puis le silence.

On ne peut pas opposer le devoir à l’appel. Ce matin-là, il y a eu appel. Le plus irrésistible : l’appel du silence.
Toute ma vie est engagée à me délivrer du devoir, de tout devoir, y compris le devoir de révolte, d’indépendance, y compris le devoir de bonheur ; toute ma vie cherche à laisser monter l’appel.
Aujourd’hui, le volontarisme a perdu une bataille. Mais ce qui serait bien, c’est qu’il n’y ait plus de bataille. Tant que je pourfends le volontarisme, je suis le volontarisme. Suicidaire...
Il n’y a qu’une seule façon de gagner une guerre : faire la paix.

Aujourd’hui, je me suis retrouvé moi-même : au-delà des voies rectilignes du devoir, sur mon chemin tortueux.
L’appel de la neige, c’est l’appel de l’instant.
La neige, c’est ce qui matérialise - fugitivement, comme il se doit... - l’instant présent.
Je connais bien peu de choses, parfois la mer, sa rumeur en bord de plage, ou un certain soleil du dimanche matin, qui s’invite dans le lit, je connais très peu de choses qui nous disent aussi clairement que la neige qui tombe : Tu es. Ici et maintenant. Nous sommes, ensemble. C’est ici que ça se passe.
Pour chacun de nous, c’est ici que ça se passe.
La dépendance, c’est peut-être tout simplement quand pour une raison ou une autre, ça n’arrive pas, ou ça n’arrive plus, à se passer ici.
La neige tombe, les oiseaux la saluent.
Tout ça n’a rien de poétique. C’est juste là. C’est ça, la poésie : être là.
Et moi, je vis. Je vis vraiment. C’est à dire que j’ai cessé de courir, un instant. Je vole avec la terre, quelque part dans le ciel, et je réponds. Je réponds à un appel.
Ce qu’il y a de bien quand je réponds à un appel, c’est que ce n’est plus moi qui appelle.
Être appelé : drôlement plus agréable que d’appeler.
Seulement, pour être appelé, il faut cesser d’appeler, ne serait-ce qu’un instant.
Faire silence. Au risque de ne rien entendre du tout...
C’est pour ça qu’on préfère si souvent parler tout seul, appeler sans appeler : au moins, tu es sûr d’entendre ta voix.
Le plus difficile : nous n’osons pas croire que nous pouvons être appelés. Reconnus. Distingués.
Qui suis-je pour qu’on m’appelle ?
Mais alors, qui suis-je pour appeler ?

Merci, la neige. Tu m’as fait vivre que je n’avais pas besoin de bouger pour être remué. Pas besoin de courir pour faire mon chemin.
C’est vrai : à force d’appeler au secours, on n’entend plus les sauveteurs.
Parce que je n’ai pas obéi à un devoir mais répondu à l’appel, je suis plus avec ceux que je devais rencontrer que si j’y étais.
Si j’étais allé à eux, ils ne m’auraient pas rencontré, car je n’aurais pas été avec moi... Là-bas, aujourd’hui, j’aurais été absent, sourd à l’appel, sourd à moi-même ; sourd aux autres. C’est ça, trop souvent, le devoir : la surdité du désir.
Quand le devoir en nous parle trop fort, on ne s’entend plus.

Cette rentrée scolaire m’a fait perdre le sens de l’essentiel pendant tout un moment. M’a enseveli sous les contingences : obligations, nécessités, devoirs.
Tout ce qui monte sur la vie pour l’empêcher d’avancer. La vie est un âne : si tu la charges trop, elle fait du sur place.
J’ai voulu faire, faire, faire, et je me suis défait. C’est toujours comme ça avec moi : quand je veux faire, quand je veux me faire, je me défais.
Alors qu’il suffit que je me laisse faire.
Que je laisse l’appel me faire.
L’appel me défait pour mieux me faire.
Ce matin, c’est lui - c’est moi - que j’avais besoin de rencontrer.

Et si ce n’avait pas été la neige, c’aurait été un nuage se dorant au soleil, le vent sifflant dans les mélèzes...
Le claquement creux de la vieille table de bois du jardin.

ZÉRO
On ne repart jamais de zéro. Repartir de zéro, c’est repartir du tout initial et final, c’est être ici, se laisser être ici tout entier, dans l’instant. Être présent, c’est être là depuis le début, avec tout son passé. Et le savoir. Repartir de zéro, c’est se découvrir in-fini.