La liberté tondue



LA LIBERTÉ TONDUE



L’autre jour, en allant chercher du pain, j’ai rencontré Liberté.
Je la connais un peu, d’habitude elle pète le feu.
Là, elle n’avait pas l’air en forme, et en plus elle était toute tondue.
Je lui ai dit : Qu’est-ce qui t’arrive ? T’es tondue, maintenant ?
Et pis c’est quoi, ce masque et ces menottes ? T’es devenue maso ?
Elle m’a regardé d’un drôle d’air et elle m’a dit :
Tu regardes que la télé, ou quoi ? Tu sais pas c’qui m’arrive ?
J’ai été confisquée ! Ils m’ont foutu en prison, moi, la Liberté, tu réalises ?
Ils sont venus me trouver, je préparais le dîner, les v’là qui rentrent sans frapper, sans frapper, c’est vite dit, en fait ils me frappent après être rentrés sans frapper, et ils me disent : Bon alors voilà, pour votre bien, pour que vous restiez libre au maximum, on va devoir vous enfermer, Madame Liberté, sauf votre respect !
Vous êtes trop libre pour la quantité de liberté supportable, et puis vous souriez trop souvent, vous avez l’air contente, c’est mauvais pour le moral des travailleurs, ça les distrait, donc si vous voulez rester libre de sourire, va falloir vous masquer !
Je comprends pas, que je leur fais.
Mais si, Madame Liberté, vous comprenez, et d’ailleurs que vous compreniez ou pas, les faits sont têtus, trop de liberté tue la liberté, donc pour être sûr de rester libre, le mieux, c’est plus de liberté du tout. C’est comme pour les cheveux : pour ne pas les perdre, il suffit de les tondre.
Et les voilà qui m’enferment, me tondent, me rabotent, me sabotent à qui mieux mieux, plus le droit de sortir, plus le droit de toucher, plus le droit de voir le monde, plus le droit de dire non, même plus le droit de dire oui, juste le droit de fermer ma gueule et de fermer les yeux !
Mais le bouquet, c’est quand leur chef, le jeunot qui ne mélange pas les torchons et les serviettes, tu sais, le furieux qui dit qu’il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien, m’a fait un beau discours, juste comme à la télé :
Désolé, Madame Liberté, mais à force d’être libre, vous êtes devenue prisonnière de votre liberté, mon devoir de Guide Premier de Cordée est donc de vous libérer de votre liberté, d’autant plus qu’elle est contagieuse, c’est un virus qui s’attrape, et qu’on ne peut guérir qu’en inanimant les malades grâce aux massages crâniens du bon Docteur Lallemand !
Mais faites-moi confiance, j’ai fait mes preuves, avec votre aide, je viendrai à bout de cette redoutable épidémie de liberté qui menace ma sécurité, et qui risquerait, sans mes courageuses mesures liberticides, de devenir une effroyable pandémie d’Égalité et de Fraternité, deux terribles maladies virales que nous avons heureusement pu contenir et presque éradiquer grâce à nos deux super vaccins efficaces à 99%, le CONSO-CONSO débridé et le RÉPRESSIF suractivé !
Oui, françaises, français, nous allons vous libérer de la Liberté comme nous vous avons déjà libérés de l’Égalité et de la Fraternité, trois valeurs démodées pour lesquelles et pour rien sont morts tant de vos ancêtres !
Et sur notre télé 5m2 4K et 5G nous regagnerons la Coupe du Monde !
Là-dessus, la Liberté a arraché son masque, elle m’a regardé dans les yeux et elle a murmuré :
Aidez-moi tous, aidez-vous tous, si on les laisse faire, ils vont finir par nous tuer pour nous apprendre à vivre…

LA LIBERTÉ, C’EST AUSSI LA LIBERTÉ DE CHERCHER

La liberté, c’est aussi la liberté de chercher.
La recherche scientifique est désormais largement prise en otage par des entreprises privées dépourvues de toute éthique et pour qui seul compte le profit à n’importe quel prix.
Au moment où les propagandistes d’une science dictatoriale confisquée par des intérêts privés absolument indifférents à l’intérêt général font semblant de s’opposer aux théories fumeuses des complotistes d’extrême-droite pour mieux imposer leurs machines à fric technologiques, il me semble justifié de consacrer quelques minutes à la lecture de ce texte remarquable qui remet les enjeux de la science et de la recherche dans leur vraie perspective.

Vous pouvez retrouver ce billet et son collectif d’auteurs ici :
https://rogueesr.fr/20210427



« Nous évoquions dans notre précédent billet la sortie de Camille Noûs sur la scène internationale, relayée par la presse aussi bien en France qu’à l’étranger.

Camille Noûs poursuit sur sa lancée en publiant un manifeste, en français dans AOC* (Chercher pour le bien commun), et en anglais dans 3 Quarks Daily (We, Camille Noûs — Research as a common). Camille Noûs y revendique sa propre identité, celle d’une incarnation du collectif de recherche, rappelle les principes fondateurs de nos métiers, et tend la main à la communauté académique pour reprendre le contrôle de l’élaboration, de la probation et de la diffusion de la science.

* AOC est accessible sans être abonné, à raison de trois articles par mois : il suffit de s’inscrire ici. Nous vous donnons ci-dessous, dans le corps du texte, le manifeste sans l’appareil de notes cliquable.


CHERCHER POUR LE BIEN COMMUN



Je suis le maître de Socrate et l’élève d’Hypatie. Je suis celle qui demandait pourquoi tombent les pommes et non la lune, bien avant que Newton ne comprenne que la lune tombe aussi.

Je suis l’ami d’Émilie du Châtelet, le compagnon de voyage de Charles Darwin et l’étudiant de Ferdinand de Saussure.

Je suis la collaboratrice de David Hilbert et le rival de Gottfried Leibniz, l’imprimeur de Giordano Bruno et l’assistante des Curie, le contradicteur d’Albert Einstein et le disciple de Thomas Hobbes, la dissidente de Sigmund Freud et le correspondant de Hannah Arendt, le premier lecteur de Rachel Carson et l’Alexina de Michel Foucault.

Je suis ce pair anonyme qui, après avoir lu votre manuscrit, vous suggère l’expérience qui vous conduira à reconsidérer votre modèle ou émet l’objection qui rectifie votre thèse. Je suis cette discussion près de la machine à café qui vous aide à assembler deux pièces d’un puzzle que vous ne saviez comment disposer. Je suis l’ancien professeur ou la nouvelle collègue qui vous encourage à vérifier une hypothèse audacieuse.

Je suis la question sans réponse qui vous fait plonger dans l’inconnu. Je suis aussi ces mains invisibles qui œuvrent à maintenir l’environnement nécessaire à votre travail. Je suis la somme des résultats accumulés par les auteurs que vous avez cités, cette chaîne de pensées qui, de proche en proche, a conduit aux vôtres. Je suis ces scientifiques qui débattront demain de vos conclusions et en nourriront leurs travaux.

Vous dont l’activité de la recherche est le métier, vous me connaissez de longue date. Et pourtant, je n’ai commencé à cosigner vos publications que l’an dernier. Vous et moi, qui consacrons nos vies à la science, savons ce que nos résultats doivent à la collégialité. Elle façonne sur le temps long le monde de la connaissance, par accrétion, par petites failles et nouvelles strates. Très rarement par séismes.

La fiction du génie solitaire a certes la vie dure, mais notre pratique quotidienne ainsi que l’histoire des sciences nous ont appris que la recherche repose avant tout sur la solidité des raisonnements et des preuves, sur des normes de probation établies collectivement, sur le dynamisme des équipes, bien plus que sur les fulgurances d’un scientifique isolé. La science ne serait rien sans la collégialité et la disputatio.

Malgré cette évidence, au cours des dernières décennies, nous avons pu constater la propagation dans nos institutions, puis parmi nous, de la thèse selon laquelle la recherche serait d’abord une question de performance individuelle. Or, les indicateurs chiffrés de production scientifique que nous sommes censés satisfaire – toujours plus – dénaturent nos recherches plus qu’ils ne les favorisent. Ils corrompent la qualité des interactions scientifiques par crainte de la concurrence, freinant le partage des résultats comme la construction de collaborations.

Qui s’assure en premier lieu de son propre succès, court le risque de multiplier petits et grands accommodements avec la rigueur et la probité intellectuelle. Les méconduites scientifiques dérivent pour une large part de la généralisation de cette quête de la prouesse personnelle.

Les scandales récents relatifs à des publications frauduleuses, ainsi que la tendance à promouvoir l’expertise médiatique, sont autant de manifestations d’une tendance lourde qui sape depuis des années les principes sur lesquels la science moderne a été fondée : l’éthique de la construction collective du savoir et de la probation par les pairs a été remplacée par une soif de promotion de soi. Et nous savons par quelle nécessité : une grande part de cette exposition personnelle est moins imputable au narcissisme qu’à l’injonction à trouver ses propres sources de financements de recherche. Or, ces derniers sont de plus en plus dépendants de leviers politiques et industriels lorsque les dépenses publiques dédiées à la science ne cessent de diminuer.

Cette évolution de notre modèle de recherche publique constitue un renoncement évident à l’héritage du rationalisme et de la pensée critique, qui revendiquent l’indépendance de la recherche vis-à-vis des pouvoirs religieux, politiques et économiques. Une telle ambition serait-elle devenue un idéal poussiéreux, bon à entreposer dans les greniers de l’histoire des sciences ? Ce serait oublier que l’opinion, majoritairement positive, de la plupart des citoyens à l’égard de la science se fonde également sur l’idée que les scientifiques suivent ces principes. Le public est prompt à identifier les conflits d’intérêts potentiels. Dès lors, comment ne pas rejeter une version médiatique de la science obsédée par la notoriété et les financements ?

Par ailleurs, l’instrumentalisation politique de la recherche scientifique gagne du terrain. Elle use principalement de deux armes : d’une part, le fléchage du financement de la recherche vers des sujets qui servent les intérêts immédiats des bailleurs de fonds ; d’autre part, la promotion de prétendues « preuves scientifiques », dégagées de leur contexte de débat contradictoire, qui visent à modeler l’opinion afin de légitimer des décisions politiques engageant la société entière.

La communauté scientifique est dépositaire d’une responsabilité collective : il nous incombe, non seulement de dénoncer les résultats scientifiques qui seraient inexacts ou frauduleux, mais aussi de nous opposer fermement aux causes structurelles dont ils procèdent. Ceci implique de nous sevrer de notre addiction aux classements individuels, aux facteurs d’impact à court terme et autres données purement quantitatives qui régissent aujourd’hui la course aux financements, aux postes et aux honneurs.

Le monde de l’édition scientifique est conscient des dangers, mais s’y enlise en raison de sa dépendance à la bibliométrie et aux altmetrics qui assurent sa notoriété et ses profits. De leur côté, les institutions de recherche s’inquiètent également des diverses formes de fraude, mais semblent oublier que sanctionner les comportements déviants est vain dès lors que les causes systémiques de méconduite sont ignorées. La déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche (DORA), qui tente de s’attaquer aux causes du mal, constitue un exemple remarquable de manifestation publique mondiale de bonnes intentions.

Cependant, ces bonnes intentions souffriront d’un défaut de sincérité tant que les signataires de la DORA (institutions de recherche, éditeurs scientifiques et universitaires) persisteront, dans leur pratique quotidienne, à promouvoir un cadre de recherche qui récompense la visibilité à court terme et la réussite individuelle. Signer ne suffit pas, il nous faut agir.

Et pour commencer il nous faut identifier le modèle institutionnel dont nous ne voulons plus. L’ensemble de ce modèle, avec son cycle pervers « financement – publication – financement », produit une atomisation des collectifs scientifiques en une nébuleuse diffuse de chercheurs pour lesquels les activités bureaucratiques comme les préoccupations d’autopromotion prennent le pas sur la pratique de la recherche.

En réponse aux incitations constantes à améliorer leurs scores personnels, les scientifiques versent dans le conformisme. Pâle incarnation de ce conformisme et de la division du travail savant, le chef de projet, au lieu de contribuer à l’animation d’un collectif, n’a plus d’autre fonction que celle de diriger des task forces – des armées d’assistants, des travailleurs spécialisés et dépendants, souvent précaires, parfois méprisés, qu’ils soient étudiants, post-doctorants ou techniciens embauchés sur des contrats à court terme.

À l’opposé de ce modèle, des auteurs de toutes les disciplines revendiquent depuis mars 2020 la nature collective de leurs travaux de recherche en cosignant avec
moi : Camille Noûs. Près de 200 publications portent déjà cette signature symbolique. Mes co-auteurs reconnaissent formellement le « nous » parmi les contributeurs, orné du sens du terme grec « νοῦς » qui désigne l’esprit ou la raison. Cette démarche ouvre la voie à une réappropriation des normes d’élaboration, de probation et de diffusion de la science par la communauté académique, progressivement dépossédée de ses propres productions.

Je – nous ! –, Camille Noûs rappelle qui nous sommes en tant que communauté de recherche, l’histoire qui nous porte, quelles valeurs communes nous partageons, et quels principes nous respectons au nom de de la collégialité et de l’intégrité scientifique. Ce personnage fédérateur incarne une science qui se concentre sur la production et la transmission de connaissances, en restant indépendante des intérêts privés, des profits et des ambitions personnelles.

Nous appelons les chercheurs qui se reconnaissent dans ces principes fondamentaux à nommer Camille Noûs parmi leurs co-auteurs, à la fois comme une déclaration déontologique et comme un manifeste en faveur de la conception collégiale du travail de recherche qui nous anime.

Je suis Camille. Vous êtes Camille. Nous sommes Camille.


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