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Gros Textes

dimanche 15 janvier 2006, par Alain Sagault

À HUE ET À DIA
échanges de courriels entre Jean Klépal et Alain Sagault, voir détails en fin de page

Contact : gros.textes@laposte.net
Visitez le site de Gros Textes : RIONS DE SOLEIL

SI PEU DE CHOSE

L’oiseau se pose sur une branche
longtemps après qu’il soit parti
la branche résonne encore
de son passage
et de sa fuite

vibrer c’est se souvenir
et parfois la branche s’envole à son tour

*

la plage a soif
de la mer
quand la mer
se retire
et le sable
qui sèche
murmure

reviens

*

on ne tue pas la vague
respiration de la mer
on la brise
on l’étrangle
mais toujours
elle va
au bout
de ses forces

BEAUTÉ DE L’IMAGE

On m’a dit qu’il y avait eu un attentat.
Je suis vite rentré à la maison. Et là, je n’ai pas regardé la télé. Pas tout de suite.
J’ai écouté la radio. Pas se mettre trop vite dans le bain. Garder le meilleur pour la faim. Et là, pour finir, je suis allé voir.
Je m’étais dit : Oh, j’irai pas voir. Mais je me doutais que j’irais. Ça se refuse pas.
C’est tentant de voir. Plus j’attendais, plus ça me démangeait.
Et là j’ai vu.
Bouleversant. Génial. Là, sous mes yeux !
Sous mes yeux à moi ! À moi qui suis assis dans mon divan, le cul bien posé, l’œil curieux, un peu honteux. Bêtement, parce que les autres, hein...
Ils sont allés voir avant moi. Moi, au moins, j’ai résisté.
Sous mes yeux, mais pas en vrai, que je puisse jouir de la beauté de la chose, presque acteur à force d’être spectateur, sous mes yeux, pas en direct, en léger différé, ça c’est un peu dommage tout de même,
sous mes yeux, l’avion, dans la tour, PAF !
Et la boule de feu orange et rouge, avec la fumée grise et noire, presque aussi bien qu’au cinéma, mais mieux parce que c’est vrai, et le deuxième avion, dans la deuxième tour, REPAF !!
Et la boule de feu orange et rouge avec encore plus de fumée grise et noire, dommage qu’on ne voie pas le troisième avion, tant qu’à faire autant être totalement informé.
Et puis l’écroulement des tours, REREPAF !!! jugement dernier et fin du monde en direct, sous mes yeux !
Et la souffrance et la douleur et les gens par la fenêtre, et la mort à tous les étages, tout ça, sous mes yeux à moi, pour moi tout seul et pour nous tous !
BEAUTÉ DE L’IMAGE...
Évidemment, mais ce sera pour la prochaine fois, c’aurait été encore plus beau si j’avais pu voir l’avion de l’intérieur de la tour, le voir rentrer dans la tour, voir les têtes des gens, savoir ce qui s’y passait, qu’on prenne le temps de les interviewer, qu’on arrête juste une seconde l’avion pour avoir le temps de leur demander ce que ça leur fait, ce que ça fait de vivre qu’on va mourir ?
Et ensuite, remettre l’avion en route et voir ce que ça leur fait, le voir physiquement, peut-être même le sentir...
On a le droit d’être informé, tout de même.
BEAUTÉ DE L’IMAGE.
Voir, peut-être même sentir, sans que ça m’arrive à moi.
Fasciné. Fasciné ? Même pas. Excité. Excité ? Même pas. Je regarde, simplement.
Et ça me fait quelque chose. Mais je saurais pas dire quoi. Peut-être avec un soutien psychologique. En tout cas, j’ai oublié de me faire mon plateau télé.
Et l’avion rentre à nouveau dans la tour.
Et l’autre avion rentre à nouveau dans l’autre tour. Et les tours à nouveau s’écroulent.
Le jeu de quilles reprend en boucle. Faut bien s’informer.
J’ai oublié d’enregistrer. Une si belle image, je l’aurais bien mise dans ma collection.
Je me demande si je vais prendre un porto ou un pastis.
Avec ou sans glaçons, le pastis ?
BEAUTÉ DE L’IMAGE.
On peut boire en regardant.
Un seul regret : personne n’est venu me voir.
Ils auraient pu penser à m’interviewer.
Pourtant, un peu plus,
ÇA M’ARRIVAIT À MOI.

FAIM

Mon vrai pouvoir, ce serait d’arriver à vous faire voir, à partager avec vous, les ombres des branches qui se balancent sur le tapis, parce qu’il y a du vent et que le poirier tout entier bouge dans le soleil de midi...
Mon vrai pouvoir, ce serait de vous faire danser dans le vent avec le grand épicéa, et que vous sentiez vos bras osciller tranquillement comme ses branches ; et vous seriez comme lui un bateau à l’ancre jamais parti jamais revenu mais ayant fait le tour du monde dans le lit du vent.
Mon vrai pouvoir, ce serait de prendre le temps et de lui tordre le cou pour que nous n’ayons jamais à nous séparer sous prétexte que le devoir nous appelle, pour ne rien rater du soleil et des étoiles et pour être dans la lune chaque fois que ça nous chante.
Mon vrai pouvoir, ce serait de laisser parler le silence, de vous faire entendre la mer au creux de ma main, d’écouter battre nos cœurs sans me demander si c’est le vôtre ou le mien, et de ne plus savoir qui parle mais seulement que ça me parle...
Mon vrai pouvoir, c’est d’avouer mon impuissance.

CHRONIRONIQUES

Au commencement était Le Brouillon

Quand l’ami Artufel m’a proposé de réunir en recueil quelques-uns des innombrables textes que sous de transparents pseudonymes j’ai eu la chance de pouvoir signer dans notre journal d’artistes forcalquiérain, Le Brouillon, de 1998 à 2002, j’avoue avoir regretté que le format Gros Textes ne soit pas plus proche de celui de la collection Bouquins, poids lourd plutôt que poids plume, histoire de justifier autrement que par un jeu de mots ambigu la dénomination de sa petite maison d’édition...
Il m’a donc fallu opérer entre les textes postulants un choix aussi cornélien que draconien et que je serais bien en peine de justifier autrement qu’en reprenant l’impérieuse réplique du Roi Soleil : « Parce que tel est notre bon plaisir ! »
Rien n’a été changé à ces textes souvent liés à l’actualité. On a juste éliminé quelques private jokes plus destinées au comité de rédaction du Brouillon qu’à ses lecteurs (en supposant avec quelque optimisme que ces deux catégories aient été réellement distinctes...) et corrigé quelques fautes qui avaient échappé à nos pourtant pointilleuses corrections.
Pour me consoler de cette radicale cure d’amaigrissement, Yves m’a fait miroiter un second tome, aussitôt baptisé Chrononiriques.
Il va de soi que son sort est entre vos mains...

À mes amis et camarades de combat du Brouillon,
JCD, AW, JLL, OGC, PC, JK, PQ, RB, etc, sans oublier CU
in memoriam

À mes chers pseudonymes,
_EG (l’abbé Eugène Gazeau), AP (Alain Peaucible), P (Pasage), HO (Hank Hoar-Llewy), LRD (Lhou Rhavy Dlakresh)


LE TEMPS D’AIMER

Prendre le temps, oui. Mais pas à la hussarde !
Nous avons aujourd’hui un curieux rapport au temps. Nos ancêtres devaient être bien heureux, qui mettaient partout des cadrans solaires pour ne pas oublier que le temps s’en va, tant il leur semblait faire du surplace, s’écoulant goutte à goutte avec une sereine lenteur.
Maintenant, nous vivons tout dans l’urgence, si bien que nous finissons par mourir à l’essentiel. Un exemple ? Dans le Brouillon, je parle plus de ce que je n’aime pas que de ce que j’aime. Pourtant l’essentiel, ce n’est pas ce que je hais, c’est ce que j’aime. Je ne hais ce que je hais que parce qu’il menace et agresse ce que j’aime. Qui ne déteste tout ce qui l’empêche de jouir de ce qu’il aime ?
Et comme depuis quelque temps les assauts de ce que je hais se succèdent à peu près sans interruption, je finis l’urgence « aidant » par ne plus parler que de ce qui me déplaît. Si bien qu’on pourrait croire que je n’aime rien et me complais, esprit chagrin, dans la critique négative. Erreur : je ne tente de faucher ronces et orties que pour ouvrir des chemins et atteindre des clairières que les mauvaises herbes étouffent si on les laisse à l’abandon.
Je vais donc, puisque j’ai pour une fois le temps, parler de ce que j’aime - et que j’aime tout le temps, si bien que j’oublierais souvent d’en parler, puisque ça coule de source.
Il y a un hic. Ça prend beaucoup de temps de parler de ce qu’on aime : on ne s’arrêterait jamais ! Et comme on a peur de ne pas en parler bien, on s’applique, on en rajoute, on fait le tour du sujet, si bien qu’on redoute qu’à force les autres ne rejettent avec mépris ce qu’on espérait tant partager...
Si vous n’aimez pas ce que j’aime, je vais finir par ne plus m’aimer. Dur. Tandis que si vous aimez ce que je déteste, pas grave : je vous déteste et c’est marre.
Parler de ce que j’aime je vais donc. Je pourrais pourtant vous dire qu’après tout ce que j’aime, à supposer que ça vous intéresse, vous le trouverez aisément dans le Dictionnaire d’un homme moyen (qui comme par hasard va bientôt sortir des presses...), ou à défaut dans le Livre du caillou (sorti depuis belle lurette, mais dont grâce à Dieu il reste par un heureux hasard quelques exemplaires), mais ce serait une pauvre échappatoire, une piteuse jospinerie.
Je ne me défilerai donc pas plus longtemps et vais vous parler un peu de ce que j’aime.
J’aime tout. Et son contraire.
Mais par dessus tout, j’aime prendre le temps. J’aime tellement prendre mon temps que je mets souvent un point d’honneur à le perdre : ce que je préfère, c’est ce que je fais à mes moments perdus - des moments gagnés. Je n’ai pas ici le temps de vous offrir tout ce que j’aime - et vous n’auriez pas forcément le temps de le recevoir.
Alors, pêle-mêle, je me contenterai de nommer quelques-uns de mes amours, et si le Brouillon me prête plume, je les évoquerai... en temps voulu !
J’aime, non pas jusqu’à la cucuterie mais bien au-delà, le son des cloches, la flamme des bougies, les verts du printemps et les ors du couchant, j’aime le petit matin et les nuits étoilées, la musique dite classique, les bouquins de John Fante, Labiche, Musset, Proust et Pessoa, la peinture de mes amis Equer et Renzulli, le bruit des vieux V12 Ferrari (j’avais d’abord tapé trois r à Ferrrari, mon subconscient désirant sans doute évoquer leur rrrugissement...), les nouveaux-nés et leurs mamans, les odeurs d’humus et les bottes de paille, le vent dans mes cheveux, dans mes voiles et dans mes toiles...
J’aime tout. Quand je prends mon temps, il m’arrive même de m’aimer.
J’aime le petit déjeuner dehors devant l’enfilade des montagnes de la Vallée, tout un grandiose univers miniature de peinture chinoise qui a rendez-vous avec mes tartines grillées, le beurre, le miel et mes confitures ; j’aime d’amour un grand arbre, un énorme sapin bleu d’où les pies et les mésanges commentent en alternance la somptueuse ordonnance de mes menus matinaux.
J’aime alors dans mon bol de thé le reflet japonais du ciel et des rameaux des noisetiers et du bouleau penchés sur mes agapes, et qui gravent dans la surface frissonnante et dorée du breuvage un univers plus vrai que nature frémissant au moindre souffle ; je le contemple de si près qu’il me semble parfois que je vais y tomber, dans ce monde à l’envers, et m’enfoncer dans le secret liquide de son harmonie dont je perçois les effluves, bergamote, pétales de bleuet et de calendula - le fabricant évite le nom vulgaire, souci, susceptible de ramener sur terre la subtile fragrance poétique de son Earl Grey - décadent, non ? -.
Vous commencez à comprendre pourquoi dans le Brouillon je ne parle pas tant de ce que j’aime que de ce que je hais : sur ce que j’aime, je suis intarissable, plus c’est ténu, plus ça prend de place en moi, plus j’y découvre un univers qui m’envahit et me fait perdre la raison à force de me donner à vivre...
Comment vous parler de Venise sans nous perdre dans mes pages comme dans ses ruelles et ses canaux ?
Ce que je déteste, je lui règle son compte. Ce que j’aime, je n’ai jamais fini de le compter. De le conter.
Donc, oui, je m’enthousiasme. Mais pas pour n’importe quoi. Enthousiasme, ça veut tout de même dire : Dieu en nous. Ça ne se galvaude pas. Ça ne se colle pas comme une étiquette sur le premier veau aux hormones venu, sur le premier produit de grande consommation désigné par le marketing. Ça ne se décide pas de l’extérieur, ça monte du plus profond de soi vers ce qui dehors au plus profond appelle.
Alors non, décidément, la pub ne m’enthousiasme pas. Non, le veau d’or ne me fait pas bander. Non, je ne trouve pas ÉpiDelerm, Pennac-Jouir, Ravalsec ou Sol-Air géniaux, même au sens que les ados donnent à cet épithète. Non, je ne crois pas que le laid devienne beau par la seule grâce transmutatrice de la conceptualisation. Oui, je me refuse à prendre pour la lune le doigt qui la désigne. Oui, je zappe impitoyablement toutes les merdes complaisantes qui prétendent forcer l’entrée de mon temple.
Et pour paraphraser un alexandrin de ce bon vieux Racine, « Oui, je vais dans mon temple adorer l’Éternel », parce que je crois à ce que j’aime, et que je sais que je n’aime vraiment que quand par delà le désir et la nécessité de tuer le taon, j’ai pris le temps de vivre avec ce que je désire aimer.
On raconte des tas de choses compliquées et bêlantes et chiantes sur le verbe aimer, si bien que j’hésite presque à l’employer tant il est obscurci et dévalué. Mais je n’en connais pas d’autre pour dire ce que j’ai à vivre. Pour moi, ce vieux verbe toujours jeune ne veut dire qu’une chose : aimer, c’est prendre le temps. Prendre son temps et le donner.
AIMER, C’EST UNE QUESTION DE TEMPS.

LA NUIT

Le soir, on ferme les rideaux.
La nuit, pour moi, c’est un rideau qui se lève.
De ce qu’elle révèle, je comprends qu’on se protège. Je n’accepte pas qu’on la fuie. Éclairer la nuit, c’est refuser le mystère, châtrer l’inconscient, stériliser le rêve. Épuiser la source où puise le jour.
Regarde, la nuit se lève.
Ce que j’aime en elle : si on prend le temps, on finit par y voir sombre. Toi qui crois y voir clair en plein jour, si tu n’y vois pas dans le noir, tu n’y vois rien.
La nuit, c’est un rideau qui se lève.
Enfin je retrouve le ciel insondable, enfin je rejoins l’univers dont me coupait l’insipide couverture bleue du firmament (du latin firmamentum, « appui, soutien », lui-même issu de firmare, « rendre ferme », le firmament, c’est la voûte céleste : ce qui nous enferme).
J’aime que le jour nous ramène à l’instant, mais comment goûter l’instant si je n’ai pas au fond des yeux le souvenir de l’infini ?
La nuit, l’univers s’ouvre. Même peuplée de nuages, bouchée par la pluie ou la neige, le nuit m’offre le repos des repos et la plus saine des inquiétudes : l’absence de repères.
C’est là, dans ce non-lieu, que fermente ma vie profonde, que prennent forme mes rêves, que renaissent à chaque fois plus neuves les couleurs que j’amasse en moi depuis que dans un certain ventre je prêtais l’oreille au remue ménage d’une vie à venir. C’est là que je rejoins tout ce, tous ceux dont le jour me sépare - tout ce, tous ceux que je ne peux pas voir. La nuit c’est l’acceptation et la nuit c’est le silence. Je comprends qu’on batte le tambour pour s’accorder à elle. Je n’admets pas qu’on la remplisse de bruit pour ne pas l’entendre.
La nuit, c’est ce vide que je ne peux remplir qu’en le laissant m’envahir, la nuit c’est mon île déserte, l’île déserte où nous nous retrouvons tous - chacun à sa place, chacun dans sa nuit.
La nuit, c’est la terre enfin ronde, enfin visible, perdue retrouvée dans le flux des étoiles, la nuit c’est l’infini sous nos yeux et quand je me plonge en elle, elle me traverse comme si je n’existais pas, comme si je n’existais plus ; et j’ai alors cette impression fugitive et lancinante qu’exister vraiment c’est avoir conscience de ne pas exister.
La nuit, c’est la confiance - enfin... Regarde un enfant dormir dans la nuit et tu sauras de nouveau ce qu’est l’abandon.
La nuit, c’est tout le contraire du jour : le jour l’efface, alors que le jour est toujours là quand il fait nuit - en filigrane. Quelque part dans le noir.
La nuit, c’est la conscience de la vie : le moment où tu rentres en toi-même pour rencontrer le cosmos, le moment où tu te soumets, te laisses aller. Où tu laisses vivre en toi ce qui t’échappe, où tu acceptes de ne pas savoir - de ne pas tout savoir - pour mieux faire co-naissance.
La nuit, ce sont mille questions que le jour ne se pose pas, et mille réponses qu’il ne comprendrait pas...
La nuit, pour moi, c’est un rideau qui se lève sur la vraie vie, une paupière qui se ferme pour mieux voir. La nuit, c’est une chance à saisir. Ce moment inouï où les pieds sur terre et plus que jamais ici je découvre ailleurs. Et qu’ailleurs fait partie de moi. La nuit, c’est maman quand je ne savais pas que c’était maman.

L’illustration de la couverture des recueils SI PEU DE CHOSE et CHRONIRONIQUES est de Dominique Médard (merci encore, Dominique !), la maquette d’Alain Sagault.

QUEUE (se mordre la)

Un recueil de chroniques publiées notamment dans Le Brouillon

QUEUE (se mordre la)

J’adore la façon dont les civilisés que nous sommes fonctionnent.
L’employé cotise aux fonds de pension pour avoir une retraite. Les fonds de pension, afin de pouvoir la lui payer, spéculent sur son entreprise et la forcent à dégraisser, si bien que c’est pour pouvoir lui payer sa retraite qu’on le licencie ! - ce qui fait qu’il ne pourra pas la compléter, et que même si les fonds qu’il a placés lui sont restitués, ce qui est loin d’être acquis, ça ne suffira sans doute même pas à lui assurer une retraite décente...
Ainsi le libéralisme consiste à mettre en place des systèmes qui sont supposés libérer le salarié-consommateur de ses soucis mais qui finalement se retournent contre lui pour mieux l’écraser.
Le développement des services, par exemple, et notamment des services au consommateur, ce roi fainéant : on lui rend de plus en plus de services, au consommateur (et pas toujours gratuits, loin de là), services dont il n’a pas non plus toujours réellement besoin - loin de là ! Ai-je vraiment besoin d’être livré en 24 heures, garanti 10 ans, et régulièrement sondé ? Ai-je besoin qu’on fasse tout à ma place, d’être assuré contre tout imprévu, ai-je besoin que tout le monde prétendre être à mon service ?
Heureux consommateur que vous êtes, vous crachez dans la soupe ! me direz-vous.
Heureux ? Voire. Il y en a tant à rendre, de ces bons offices, que notre heureux consommateur, pour pouvoir consommer, devient à son tour inévitablement prestataire de services ! Et le voilà à genoux devant d’autres consommateurs non moins exigeants que lui, et qui comme lui ont d’autant plus envie d’être servis à pieds baisés qu’ils viennent de baiser la poussière des vôtres et ne cessent de se prosterner devant d’autres consommateurs qui à leur tour... Courbettes japonaises sans fin, mômeries débiles qui sont à la vraie politesse et au respect réciproque ce que le masque est au visage...
Le vertige vous prend devant tant de services serviles rendus en cascade, devant cette société d’esclaves-rois où les rapports humains se réduisent aux seuls rapports de fric et de pouvoir et où le sourire n’est plus que valeur ajoutée : à vouloir être servis ou à accepter de l’être sans nécessité, les consommateurs d’aujourd’hui deviennent leurs propres esclaves.
Nous voici donc tous complètement speedés et stressés (deux mots atroces dont l’emprunt à ce que le caractère anglo-saxon a de moins humain ne doit rien au hasard !) pour mieux servir un consommateur qui n’a même plus le temps ni le goût de profiter réellement des services qu’on lui rend - et qu’il paye donc au prix le plus fort, puisque rien n’est plus coûteux que ce qui ne sert à rien !
En fin de compte, le développement des services, c’est aussi le développement des sévices, tout comme les fonds de pension des salariés servent essentiellement à en faire des chômeurs...

À HUE ET À DIA paru en novembre 2006
Échange épistolaire, printemps 2005-printemps 2006

JK
Des années de connivence, de complicités, de fulminances et de désapprobation partagées, ça tisse quelque chose à la longue. Du temps que les artistes sagement garés à Forcalquier publiaient Le Brouillon, nous croyions pouvoir nous satisfaire d’une confrontation régulière par articles ou éditoriaux interposés. Cela a insidieusement titillé un désir de perpétuation. Nous étions fort loin d’en avoir fini l’un avec l’autre.
Comme il n’est rien de pire qu’un désir longtemps inassouvi, l’idée a germé d’entamer une correspondance. À condition que nous sachions nous tenir, c’est-à-dire ne pas céder à notre goût des philippiques, des détestations et autres contestations. Également délicieusement adeptes du Non à l’ordre établi, nous nous sommes mis au défi de tenter de nous parler sur le mode du Oui à... À quoi au juste ?

AS
J’aimerais soulever une légère objection : je ne suis pas sûr qu’il soit très sain de se priver des philippiques, détestations et autres contestations, au risque de ruminer de bien pénibles frustrations...
Si je suis d’accord pour aller vers le côté lumineux de la Force (qu’elle soit avec nous !), le Think positive libéral me soulève le cœur.
Il est évident pour moi que mes Non traduisent mon refus catégorique et aussi militant que possible de tout ce qui dans le progrès actuel agresse les valeurs auxquelles j’acquiesce et adhère depuis, eh bien, depuis toujours en fait ! Depuis ma toute petite enfance, quand à deux trois ans on m’appelait l’écorché vif, parce que tout ce que je faisais allait irrésistiblement vers le vrai, le beau et le gratuit. J’avais tapé le brai, figure-toi, ce qui me coupe tous mes effets et plus que de Montaigne relève de l’ami Rabelais que j’aime tout autant voire davantage que le père Eyquem, pour ce qu’avec icelui moult m’esbaudis, à m’en faire péter les chausses, et souventes fois devisons de grande ardeur ès tavernes variées, vuidant maintes chopines et cruellement brocardant bourgeois et grand seigneurs !
Bref, tout ça pour dire que venant d’être cloué au pilori par un lecteur fou de Gros Textes qui dans une lettre prudemment adressée non à l’auteur mais au directeur de la publication me traite de révisionniste (sic), en appelle aux foudres de la justice contre mes écrits « délictuels » et dignes du bûcher et lui demande, rien que ça, de choisir entre lui ou moi, j’ai moins envie que jamais de me censurer ! Me mesurer, tout au plus.
Et bien sûr mettre l’accent sur tous ces Oui de cœur qui motivent nos Non de passion.