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Revues

dimanche 19 février 2006, par Alain Sagault


Quelques textes choisis parmi ceux parus en revues entre 1983 et 2006

- HARA-KIRI
- LA MAISON-DIEU et ENTRE CHIEN ET LOUP
- GROS TEXTES : AKWABON ?
- ALPES VAGABONDES : LA MONTAGNE : UN GROS MORCEAU et MONTAGNE RUSSE
- L’ENCRIER RENVERSÉ : ÉCOUTER LE SILENCE
- LE BROUILLON : voir dans ESSAIS l’article "AR(T intelligent, art indi)GENT ?"
- LA FABRIQUE : voir dans ESSAIS l’article "LA FABRIQUE, DE BRIC ET DE BROC"
- LIQUEUR 44 : LE GRAIN DE SABLE
- TENNIS DE FRANCE : JOUEZ POUR GAGNER !

HARA-KIRI

LA MAISON-DIEU

Dans ce pays-là, les dunes se gonflent sous le vent.
Des oyats poussent en touffes drues, de-ci de-là, soulignent les courbes douces du sable durci par des pluies récentes. Les orages sont fréquents, le soleil perce souvent de façon inattendue à travers les nuages, frappant si fort les dunes que sous la légère vapeur qu’elles exhalent en perdant leur eau, elles semblent vitrifiées.
Dures dunes que les dunes de ce pays : le pied n’y enfonce pas, le pas n’y laisse aucune trace, n’y dérange que quelques grains de surface arrachés au papier de verre, et qui crissent, brillants, sous la semelle.
Sous la croûte, pourtant, le sable est mou, profond, mouvant, inégal, parcouru de frémissements imperceptibles, traversé de failles invisibles ; et parfois tout un pan de dune s’écroule, un entonnoir aux bords nets découpés au rasoir s’ouvre dans un creux, le sable s’enfonce dans le sable avec un bruit de succion comme un drap de soie qu’on déchire, puis le silence revient, il n’y a pas eu d’écho, le trou est là depuis toujours et le vent y pousse, grain à grain, un voile ténu de sable sec.
On a construit sur le sable. Dans ce pays, on n’a pas le choix. Si on veut construire, c’est sur le sable. En grosses pierres compactes de sable aggloméré, assemblées à chaux et à sable, de lourdes tours s’élèvent de place en place pour guetter les tempêtes.
Des veilleurs s’y abritent, que le temps ronge, et le froid. Car il n’y a pas de feu dans les tours puisque dans ce pays il n’y a pas de bois. Les tempêtes qui se lèvent quand le temps trop long a fait oublier que c’est elles qu’on guettait, arrachent les maigres pépinières que les gardiens ont planté par routine à l’ombre des tours. Un vieux dicton rappelle au fronton de celles-ci : “ Ici rien ne pousse, il faut bâtir. ”
Les oyats font entendre de curieux sifflements dans le vent, et les nuits de tempête, couchés à terre, agités de convulsions, étirés comme des lianes, ils griffent le sable dur, si fort qu’au matin d’étranges dessins aux lignes tourmentées gravent, au pied des touffes redressées, apaisées, aux tubes lisses, de grands arbres inaltérables que la prochaine tempête efface.
Cela, c’est ce qu’ont cru voir les rares veilleurs qui ont bravé la tempête et survécu. On ne croit guère à leur témoignage, les “ arbres de tempête ”, comme on les appelle, s’étalent sur plus de longueur que n’en ont les tiges des oyats, et leur ramure enchevêtrée, à la folle géométrie, n’a rien à voir avec les sages faisceaux des minces flûtes vertes.
Dans ce pays-là, les gardiens sont bien payés. C’est que c’est dur de faire marcher les “ pièges à tempêtes ”. Mais on n’a pas le choix, en tout cas on ne sait pas. Il n’y a pas de bois, et pas de nourriture ; la tempête y pourvoit.
Les tours sont hautes pour attirer la foudre. Les tours s ’ouvrent à la foudre grâce à des mécanismes compliqués qui ne fonctionnent pas toujours. Les piégeurs sont habiles, ils écoutent le tonnerre, savent compter son approche, mais c’est la foudre qui décide....
Il est de bons piégeurs, qui aiment assez la foudre pour l’écouter venir avant qu’elle soit partie, pour l’attirer par leurs chants : certaines vibrations émeuvent l’éclair et l’appellent...
La foudre est longue à venir, les tempêtes ragent d’abord des nuits entières, s’acharnent sur les tours que parfois elles renversent soudain comme des quilles que le sable recouvre à grandes giclées hurlantes, si bien qu’au matin une dune nouvelle s’est fondue aux autres, brillante ; mais son sable crisse, glisse et se creuse sous le pas, et il n’y pousse pas d’oyats...
Les tempêtes ragent, érodent les tours. et certaines s’écroulent sur leurs gardiens pris à leur propre piège.
Quand la foudre frappe enfin, le plus souvent c’est si fort, si brusquement, que le piège est fermé ; alors la tour foudroyée s’embrase et se désagrège, et les piégeurs précipités dans le vide s’écrasent sur la dune.
Au matin, les secours recueillent des momies incrustées de sable, aux formes insolites ; on les expose au soleil de midi, le temps que le sable, qui a pompé toute leur eau, drainé tout leur sang, prenant la teinte vieux rose des aubes d’après tempête, le temps que le sable sèche ; durci, écailleux et fragile comme un ciment ancien, il forme une gangue qu’on ne démoulera pas.
Ces roses des sables humaines sont portées avec précaution au musée des tempêtes, chefs-d’œuvre fragiles, muets témoins de l’union de l’homme et des éléments, objets d’art inversés où l’homme est la matière, la tempête l’artisan.
Dans ce pays, les autres œuvres d’art n’ont pas cours : elles paraissent vides d’émotion, trop sages et prévisibles. La tempête sculpte dans le vif et ne se répète jamais.
Dans ce pays-là, on mourrait de faim et de soif et de froid, si les pièges à tempêtes ne marchaient jamais. C’est jour de grande fête, le lendemain d’un jour où le piège a fait son œuvre.
Cela arrive, mais c’est si rare que bien peu parmi nous peuvent dire sans mentir l’avoir vu plus d’une fois. Certains vieux prétendent avoir connu le feu de vie trois fois, mais ils sont si vieux qu’on n’est pas sûr qu’ils aient toute leur tête. Les souvenirs, ça s’embrouille, entre le temps et le désir...
Ce qui est sûr, c’est que de temps à autre une tour épargnée par le sel et les tempêtes, une tour que manipulent des gardiens inspirés, reçoit le feu du ciel.
La couronne s’est levée à temps, le puits se découvre à l’éclair, l’eau dont il est plein s’illumine, le feu de vie s’allonge comme une langue insaisissable, rouge, bleue, blanche, fulminante, fracassante, le contact a lieu, l’explosion lente s’amorce, une immense gerbe d’étincelles multicolores monte lentement puis retombe, la fusion entame sa ronde aveugle.
Les fenêtres de la tour flamboient d’un bleu insoutenable, et ie piège se referme tandis que la tempête s’éloigne, et que de larges gouttes de pluie s’écrasent avec un bruit mat sur le sable immobile, où s’arrondissent de petites flaques brillantes...
Pour un instant, ce monde-là est en paix.
La tour chauffe, les gardiens ont sauté dès la foudre tombée, lâchant le couvercle, et le sol ébranlé les reçoit comme un berceau vers lequel ils tendaient les bras dans leur chute. C’est qu’ils savent.
La tour chauffe et s’enfonce peu à peu dans la matrice du sable ouvert, qu’elle écarte comme des lèvres ; son haleine douce déploie de fines volutes dans l’air pur des matins d’après-regain, elle s’entend de très loin tant il fait calme, guidant les cultivateurs vers l’endroit béni où se consomme l’union féconde des éléments...
Et les cultivateurs prennent la relève tandis que les piégeurs baignent leur front brûlant dans l’eau des flaques et s’y regardent, s’y regardent, comme s’ils ne s’étaient jamais vus, comme si la peur et la joie, la peur et puis la joie, la peur du travail et la joie du travail, les avaient transfigurés. Demain, ils seront à l’honneur, trôneront dans la fête. Après-demain, ils parcourront le pays, cherchant et recrutant des guetteurs, qu’ils formeront à l’art du piégeage, à la connaissance du feu de vie.
Le creuset est en place, les cultivateurs s’affairent. Le sommet de la tour affleure, l’eau de feu immensément bleue bouillonne doucement sous le couvercle incomplet qui laisse échapper la chaleur en excès et permet d’observer la maturation lente de l’eau de vie.
Dans la période de grand beau temps qui suit toujours, l’eau de vie clapote jour et nuit au ras bord de la tour, et les cultivateurs la regardent évoluer, ajoutant parfois un peu d’eau, un peu de sel ou du sable.
Elle fermente. Sa lumière insoutenable s’approfondit, se nuance de mille teintes riches, se veine de nouvelles couleurs, sa transparence se trouble, des courants et des formes s’ébauchent, des particules surnagent, qu’on écume, et dont on fait un engrais qui donne aux oyats une vigueur et des racines qu’on n’attendait pas, et qui les fait fleurir par miracle un beau matin sous une rosée inhabituelle.
Autour de la tour enfoncée, la végétation gagne peu à peu, le sable s’ameublit et se fonce, des petits animaux apparaissent, furtifs.
La floraison des oyats donne le signe de la récolte.
Les cultivateurs dévissent avec soin le sommet du couvercle et l’orientent vers le soleil, un matin très froid où flottent dans l’air transparent l’odeur des oyats et les ailes multicolores de ceux qu’on appelle “ les semeurs d’oasis ”, les petits papillons du désert qui transportent le pollen d’oyat à oyat en une ronde incessante et apparemment futile.
La lentille dénudée concentre les rayons du soleil que lui renvoient les créneaux déflecteurs, et l’attente commence. Les cultivateurs sont blêmes, leurs mains tremblent et ils en essuient les paumes sur leurs tabliers de sable ; si les fenêtres du bas ne sont pas ouvertes au bon moment, l’eau de vie explose, pulvérisant un pan entier de désert...
À l’instant précis où se forme le geyser, un geste sec dissout les vitres, et le sable du dehors envahit la tour, le geyser retombe sur lui-même avec un gargouillis presque humain qui prend au ventre et fait pleurer les cultivateurs : le pain de sable naît sous leurs yeux.
L’eau de vie monte, il reste à briser la vitre supérieure, l’eau de vie jaillit, elle suit les rigoles préparées depuis quelques jours, imbibe en fumant doucement le terreau sous les oyats, creuse la terre nouvelle en courant dans les chemins tracés par les insectes et les petits rongeurs, laisse une gaine qui protégera les tendres racines fouilleuses...
Car les cultivateurs maintenant sèment, à pleines poignées, les graines qu’ils ont conservées, amenées d’une lointaine oasis. L’eau de vie est entrée dans le sable, et le terreau gras qui se forme reçoit la pluie des graines et se referme sur elle...
Ainsi commence l’oasis, “ l’eau assise ” comme disaient les anciens, aux temps improbables et légendaire de la première tour, de la première Maison-Dieu.
C’est la seconde fête, plus grave ; il y a moins de liesse, on ne fait pas trop de bruit pour ne pas effrayer les graines en train d’éclore, mais de la musique très vieille, à réveiller les morts.
Et puis le plus vieux des cultivateurs descend dans la tour où lève le pain de sable, et il en découpe de petites tranches fines qu’il remonte et partage avec ses aides, près du feu d’oyats secs qu’ils ont allumé. Le pain de sable nourrit le corps et l’esprit, sa conservation est illimitée, et il fait lever toutes les farines.
Tard dans la nuit, le feu agonise. Et pour la première fois depuis le jour du feu, le vent se lève, les oyats frémissent longuement comme un corps qui se réveille. Ils sont en attente et !es hommes aussi frémissent.
Les premières gouttes d’eau tombent, le vent prend force, et le premier orage éclate. Les hommes regardent la pluie. La saison des tempêtes est revenue.
Mais, quand le piège à tempête, vidé du pain de sable réparti à la ville, verra ses murs vitrifiés, d’une blancheur laiteuse, luire dans la nuit hurlante, on ouvrira le couvercle à la pluie, et le puits de l’oasis se remplira, tandis que les premières pousses surgiront des rigoles ; et quelque part, très loin dans le désert, de nouvelles tours s’élèveront, dérisoires et sublimes, à la conquête du feu de vie qui jamais ne s’éteint.

Hara Kiri, 1983
ENTRE CHIEN ET LOUP


Hara Kiri, mai 1984

GROS TEXTES

AKWABON ?

Il a neigé hier.
Ce matin, un soleil diffus émerge lentement de la montagne, rayonne de son mieux à travers des nuages qui s’effilochent doucement, et des lambeaux de ciel bleu aguicheurs te sourient.
AKWABON ? Tu sais qu’il pleuvra cet après-midi, la météo te l’a dit.

Illuminé par le soleil levant, le givre sur la vitre est devenu dentelle de cristal et d’argent et ses entrelacs compliqués révèlent des paysages de contes de fée regorgeant de très anciens symboles qu’il te semble reconnaître...
AKWABON ? Inutile de nervaliser : tu sais que le givre fond sous le soleil qui l’anime, et déjà de grosses gouttes bêtes coulent sur la dentelle, effacent les signes et diluent le paysage qui se dissout en longues traînées larmoyantes avec la touchante sottise des gros chagrins baveux d’enfant.
Sous tes yeux, la dentelle se défait, les symboles s’en vont à vau-l’eau.
Ce n’est pas que l’eau n’ait pas de mémoire, c’est qu’elle ne veut pas se souvenir. Et sait pleurer pour oublier.

Une voix très pure s’élève, flèche de lumière qui te pénètre et te révèle comme si tu n’avais encore jamais existé, ton corps tout entier transparent résonne, c’est ça la musique, une transparence rayonnante, la simplicité de l’indicible accepté ; et la voix te renvoie à l’évidence de ce temps où tu n’avais rien à prouver, rien qu’à te laisser vivre dans l’harmonie d’une totale absence de projet, et tu voudrais voir chanter celle qui chante et que jamais le chant ne s’arrête.
AKWABON ? Tu sais bien que le disque a une fin, que tu n’auras jamais assez de temps devant toi pour retomber en enfance, tu sais bien que la voix s’est éteinte, et tu sais aussi, pauvres de nous, que si le chant n’était pas trop court, tu finirais par le trouver trop long...
AKWABON chercher à durer, chercher à parfaire, puisque tu as de tout temps l’étrange pouvoir de te lasser même de la perfection ?

Tu es à Marseille et l’ami Claude, qui est homme de bonne volonté, te dit : Si tu veux être édité, va à la Charité, y a plein de gens qui se remuent, ça bouge...
AKWABON ? Bien sûr que tu veux être édité, mais pas n’importe comment, ni à n’importe quel prix. Et tu n’as pas envie d’aller voir fumer en liberté trois ou quatre de ces « criateurs » à la mode conceptuelle qui croient avoir inventé le fil à couper le beurre parce qu’ils ont remplacé l’acier par du plastique ou l’inverse, et ne t’apprendront rien puisqu’ils savent tout d’avance, alors que tu peux aller retrouver ton fils et discuter le coup avec lui sous le mûrier du petit jardin colonial incongru où il crèche, quelque part en haut de Montolivet. Pas envie d’aller faire voler ton dragon ni de regarder voler celui des autres. Tu n’écris pas pour ça.
Envie d’éprouver tes racines, de laisser circuler la sève du silence autant que le sang des mots entre lui et toi : vous avez tout à vous dire, puisque vous n’avez rien à vous vendre - vous avez payé pour ça, et pour une fois, ce n’était pas trop cher : il ne s’agissait pas d’argent.
Tu as toujours détesté la drague, il te faut des séductions un peu moins vulgaires, et si possible pas de séduction du tout - des coups de foudre. Et les coups de foudre ne doivent rien ni au hasard ni à la volonté.
Battre des ailes pour faire du vent, merci bien ! Ce que tu veux, c’est sentir battre des cœurs pour nourrir la vie.
Tu as presque regretté d’avoir répondu sèchement à Claude que ça ne t’intéressait pas.
Pourtant, face à la corruption marchande qui a envahi jusqu’à nos façons de sentir, tu n’as qu’un cap possible : tu ne veux pas te perdre dans le présent, tu veux t’y retrouver.
Ce qui nous amène, par un de ces détours qui n’en sont pas puisqu’ils renvoient au cœur du problème, à Gros Textes : quand l’ami Artufel t’a proposé d’y écrire une chronique, au plaisir narcissique qui t’a fait accepter d’entrée (« Pourquoi pas ? ») a aussitôt succédé la question dont il est ici question (« Pour quoi ? ») :

AKWABON ?

Quand je reçois Gros Textes, j’ai toujours d’abord la même réaction : AKWABON ?
C’est la même chose, en moins douloureux, en moins paniquant, que quand j’entre dans une FNAC...
À la FNAC, je craque. Indigestion. Gros Textes ? Y en a moins, mais c’est encore trop. Je sais que je ne lirai pas tout. Et je m’en veux. D’autant plus que je sais du coup que les autres lecteurs ne liront pas tout non plus. Donc que tous ne me liront pas !
C’est trop. Nous sommes trop. Trop nombreux, trop riches, trop créatifs, trop prolifiques !
À quoi bon vivre pour être noyé dans la masse ? À quoi bon vivre, si c’est pour grouiller ?
Nous sommes tous des lemmings. Le prouvent surabondamment les conduites suicidaires si merveilleusement variées et ingénieuses qui se multiplient à l’heure actuelle sous l’impulsion de la plus autodestructrice des idéologies, l’ultra libéralisme, ce serpent qui se mord la queue et croit qu’il suffit pour vivre de repeindre la mort aux couleurs de la vie - tout comme cet autre serpent, le communisme, s’imaginait qu’il suffirait pour durer à l’infini de repeindre la vie aux couleurs de la mort.
Dès lors, pourquoi écrire, y compris dans Gros Textes, puisque j’ai l’impression de n’avoir plus rien à dire, ou plus exactement que ce que je pourrais dire non seulement n’intéresserait personne, mais ne changerait pas d’un iota (qui c’est, çui là ?) le cours des choses ?

AKWABONÉKRIR ?
Comme souvent, la réponse est dans la question : pour se poser des questions et qu’elles ne s’envolent pas l’instant d’après parce que ça m’arrange...
Iota, par exemple, sékwa ?
Ensuite, écrire pour trouver des réponses, de ces réponses qui peuvent rester, et qu’il faut garder précieusement, parce qu’elles sont justes - et que des justes, il n’y en a pas tant que ça.
Iota, j’apprends, désolé, je savais pas, que c’est la plus petite lettre de l’alphabet grec. C’est donc mieux que rien : ce que j’écris a une chance, infime, certes, mais réelle, de changer un petit quelque chose dans le cours des choses : un iota, ce n’est pas tout à fait rien.
Ledit cours en effet ne me convient pas. N’a pas l’heur de me plaire. Me débecte carrément. Me fout vraiment en rogne. Me remplit d’une rage folle. M’engorge le foie. Eh oui, ne plus avoir la foi fait tort au foie.
Iota ou pas, je ne peux pas me contenter de bosser, bouffer, baiser, dormir (par ordre croissant de nécessité personnelle, et même en essayant de ne pas confondre beaucoup et bien). Il me faut en plus enrager. Sinon, plus rien ne (se) passe.
Mais pourquoi se battre contre des moulins à vent ? Pour qu’ils ne soient jamais sûrs d’avoir tout à fait gagné. Pour n’être jamais sûr d’avoir définitivement perdu.

AKWABONÉCRIR ?
Écrire, ça me soulage quand j’enrage. Faire dégorger le poireau. Gerber un bon coup de temps en temps, puisque je me fais sans cesse de la bile.
Écrire, ça me fait rêver - et ça fait vivre mes rêves ; écrire, ça fait monter le cours de mes rêves - ça leur donne cours. Même si c’est toujours trop court.
Écrire, ça m’occupe ; c’est le coup de la grenouille qui est tombée dans le seau de lait et s’y agite tant et plus pour ne pas se noyer, n’espérant plus rien, mais ne pouvant pas désespérer : la vie est ainsi faite qu’elle n’arrive pas à se désespérer...
Quand elle y arrive, ce n’est plus la vie, c’est la mort !
On en revient toujours là : même dans le laid, arriver à faire son beurre. Pour ne pas perdre pied. Mieux, si possible, pour prendre son pied : écrire, c’est rager vers plus de vie.
Parce qu’il y a, quand même, toujours cette idée souterraine rampant sournoisement dans les profondeurs tortueuses de mon inconscient, cet espoir fou, ce rêve peut-être pas irréalisable : Et si quelqu’un, quelque part, tout à coup, me lisait ? Me lisant, en était - rêvons ! - changé ? Comme révélé, transluminé... et me faisant savoir qu’un instant j’ai donné sens à son existence donnait tout à coup sens à la mienne ?
Mais la vraie réponse est encore plus belle, encore plus exaltante, encore plus naturelle, inattendue et évidente que toutes celles que je viens d’énumérer : la vraie réponse, c’est que le pire est encore le meilleur !

AKWABON ? BON À RIEN.
À quoi ça sert ? À rien. C’est comme un feu qui ne veut pas s’éteindre. Et qui souffle tout doucement sur ses braises, en espérant toujours qu’on y remettra du bois.
C’est un feu qui ne veut pas mourir et se réchauffe en brûlant le bois qu’il attend.
Et en fin de compte...
EST-IL BESOIN QUE ÇA SERVE ?
Suffit de faire. C’est gratuit. Ça ne rapporte rien. Ça ne sert à rien. Pourtant, pendant et après, tu te sens mieux. Une fois encore, tu as essayé de partager.
De toute façon, tu n’as pas le choix : si tu ne faisais pas envers et contre tout feu de tout bois, tu ne serais pas toi-même. Tu ne serais pas juste.
Tu ne pourrais même plus te demander : AKWABON ?
Ni te répondre avec Cyrano : « C’est bien plus beau lorsque c’est inutile. »

J’en vois d’ici - et même d’ailleurs, il y a des malveillants partout - qui diront avec mépris : FINALEMENT, TOUT ÇA, C’EST GROTESQUE...
Beh oui, pour moi, finalement, et c’est pour ça que j’ai envie que ça continue,

TOUT ÇA,
C’EST GROS TEXTES...

L’ENCRIER RENVERSÉ


n° 21, été 93

ÉCOUTER LE SILENCE

Je veux le silence.
Quand au petit matin la barrière disjointe a cessé de grincer au passages des barques traînées dans le pré humide au retour de la marée ; et sur les montants, et contre le vieux chêne auquel elle s’appuie, des gouttes de rosée rougissent au soleil levant qui les lèche.

Je veux le silence. Le vrai.
Celui des grandes fêtes à buffets où les femmes riches transpirent dans leur graisse harnachée de haute couture, caquètent en mangeant, et leurs bajoues s’agitent sous leurs mentons, elles postillonnent de la Chantilly et marient leurs nièces, leurs yeux s’exorbitent, elles gloussent et s’affolent, font des enfants à leurs filles, enterrent leurs gendres et saignent leurs maris ; et tout le temps se sentent glisser tous fanons en avant dans la tempête lente de l’oubli, là où les mayonnaises ne montent plus, là où les femmes niaises ne mentent plus. Et derrière tout le tumulte qu’elles ont entretenu à bouche ouverte, pompant l’air comme des noyées, elles n’ont cessé d’entendre couler le silence de leur âme comme un ruisseau de sang.

Je veux le silence. Le pur.
Quand l’enfant accroché à l’air de ses deux bras ballants fait ses premiers pas sur la corde des regards ; et juste avant qu’il tombe et qu’on applaudisse son bonheur, ses yeux élargis et son rire silencieux rêvent de conquêtes et de mers grandes ouvertes.

Tout le monde veut le silence.
Celui de la neige, du houx et des bougies sur les cartes de Noël où passent des traîneaux et quand on ferme les yeux on voit sonner leurs clochettes, s’arrondir le chemin creux vers la ferme assoupie, crépiter le feu auprès duquel la chaufferette et les crêpes grésilent ; et les aboiements des chiens ricochent sur la neige tassée de la cour et font scintiller les étoiles.

J’appelle le silence.
Quand la foule se tait juste avant le but, le ballon est parti, plus rien ne pourra l’arrêter, les pieds et les mains tendus immobiles dessinent sa trajectoire et respectent son élan, les yeux - même ceux qui voudraient le dévier ! - le portent vers son destin, celui qui a tiré est encore en l’air, bras et jambes étendus sur l’univers, il sent vibrer Dieu sous son maillot et dans sa culotte ; et le gardien qui a plongé offre au néant le trou noir de sa bouche ouverte...

Qui n’appelle pas le silence ?
À grands cris muets, comme quand le taureau tombe sur ses genoux, comme quand le cerf s’abat ?

J’explore le silence.
Comme quand les mains se cherchent dans la nuit, les pieds tâtonnent sur la mousse, il n’y a plus de route, les branches sifflent doucement sur la peau, y laissent des larmes de rosée ; les paupières se froissent, les cils se croisent comme des lances et la limace en passant sur l’écorce bave sans bruit sa longue trace laiteuse.

Je veux entendre le silence.
Je veux parler le silence.
Je veux faire taire le silence, grosse caisse tendue à l’intérieur de moi, qui vibre si fort qu’on ne l’entend pas.
Je veus attendre le silence.

Je prends mon café.
Il fume dans le soleil. Un grand silence, celui du soleil...
Je l’ai reniflé après l’avoir moulu. Avant de le passer, j’ai regardé les bulles irisées que la mousse avait accrochées au sommet de la cafetière, et j’ai observé par transparence la danse des particules innombrables qui infusaient, descendant lentement à mesure qu’elles donnaient leur arôme, et maintenant je rêve que chacune avait son destin et que dans ce café qui passait des siècles se sont écoulés.

Un autre jour, je prends mon café.
Il fume dans le soleil. Les bulles de café ressemblent à de petites planètes arc-en-ciel. Je tire sur mon cigare. Il ne se passe rien. Un grand silence.
Il m’est arrivé, plus d’une fois, d’enfermer dans ma bouche tout le grand ciel des nuages, toutes les tempêtes d’automne, de créer d’un seul souffle lent et majestueux d’immenses volutes, des architectures mouvantes d’espaces s’étalant lentement comme s’enfle l’univers avec ses galaxies ; oui, j’ai fait et défait des mondes à demi transparents où le temps ralenti s’appuyait sur l’air et jouait avec le soleil, et chaque forme dans son épaisseur impalpable évoluait dans la certitude du changement perpétuel, chaque forme insaisissable, imprévisible et nécessaire.
Doux balancement silencieux, fumée berçant son propre vol, unie, unique.

Dans ces moments-là, je crois voir le silence : la brume du soir s’étire pour endormir les champs, la nuit tombe, la marée monte, par la barrière rouverte les barques redescendent : une à une et sans bruit les voiles se gonflent et s’éloignent dans le couchant.

J’accepte le silence.
Mais aujourd’hui il ne se passe rien.
Mon cigare s’est éteint. la barrière se referme. Le chêne se dresse dans le noir. Je regarde mon café. Une cloche sonne.
Je l’ai voulu. La neige a recouvert mes pas, et me traverse comme une maison sans toit.
Au bout de moi, un voile se déchire. Derrière, le vide, comme du coton qui fondrait sous les doigts, du coton à absorber la voix.
Je l’ai appelé. il me touche. Tout se tait.
J’accueille le silence.

ALPES VAGABONDES

LA MONTAGNE : UN GROS MORCEAU

Pourquoi la montagne inspire-t-elle si peu et souvent si mal artistes et écrivains ? se demandait en substance J. Bocognano dans la revue Alpes vagabondes.
Peut-être est-ce parce qu’elle nous est fondamentalement étrangère ?
La montagne se prête peu à l’anthropomorphisme et ne se laisse pas apprivoiser.
Si poétique à première vue, elle se révèle très terre à terre dès qu’on la creuse un peu.
La montagne n’est pas accueillante, c’est là son charme et son mystère. Elle ne paraît pas non plus, contrairement à la mer, radicalement différente, d’une autre nature. Pourtant, elle est minérale, alors que la mer, qui semble si inhabitable, nous lui ressemblons au fond comme deux gouttes d’eau...
La montagne reste notre élément, mais nous n’y sommes plus dans notre élément ! Ce n’est que de la terre qui a poussé, en fin de compte. Mais qu’elle ait poussé, et ainsi nous échappe désormais plus ou moins, nous remet douloureusement à notre place.
La montagne est déjà dans le ciel - et nous révèle nos limites : elle ne nous laisse aucune chance. Plus nous montons, plus c’est froid, plus c’est dur ; et plus ça se dérobe : à un moment ou un autre, toujours la montagne se dérobe. Nous laissant seuls, face au ciel - face au vide.
En haute montagne, nous ne sommes jamais que de passage, et tout, à tout instant, nous le rappelle.
La montagne est entre deux éléments : trop solide pour ne pas nous obliger à garder les pieds sur terre, trop haute pour ne pas nous faire rêver.
Ce que je vais appeler faute de mieux son pouvoir poétique est très réel, mais se fige, se coagule très vite, s’immobilise à l’image de son apparente immuabilité. Ce qu’on a peut-être fait de mieux sur la montagne, ce sont des cartes postales, c’est Heidi : des clichés qui épuisent le symbole en le figeant.
En fin de compte, elle se prête mal à autre chose qu’au dessin épuré, à l’approche à la fois fine et brumeuse des peintres chinois et japonais : ils ont merveilleusement su la dessiner et la peindre, parce qu’ils ont respecté son vide essentiel que nous cherchons toujours à combler.
La montagne nous dépasse, cas de le dire. Comment décrire ce qui nous dépasse ?
La montagne, c’est le lointain rendu visible : paradoxe indescriptible...
Et puis la montagne est souvent trop belle. Comment faire de la poésie sur la poésie ? À vouloir se hisser à la hauteur de ce sujet majestueux, on finit par en faire trop - et par tomber de haut.
Je m’arrête donc, ne prenant que le temps de proférer le soupçon qui me vient : j’ai peur que la montagne se suffise à elle-même. D’où notre désir pour elle, et parfois notre amour : elle n’a pas besoin de nous, et nous ne pouvons rien pour elle. Même pas l’utiliser, comme nous faisons de la mer. Celle-ci est une ouverture, la montagne est une frontière - infranchissable dès le sommet atteint.
D’où aussi notre maladresse à l’évoquer : comment peindre ce qui nous éblouit ?

MONTAGNE RUSSE


En montagne, il y a toujours des hauts et des bas.
Le tout serait de trouver le juste milieu : ni trop en haut, ni trop en bas.
Mais en montagne, il n’y a pas de juste milieu : toutes les montagnes sont des montagnes russes.
Quand j’étais petit, je me demandais ce que c’était qu’une montagne russe. Surtout qu’il y en avait même en France, des montagnes russes, ce qui me troublait beaucoup.
Mon grand frère n’arrangeait rien, qui déclarait péremptoirement : Les montagnes russes, ça pousse un peu partout.
Quand j’ai vu pour la première fois les montagnes, je ne leur ai rien trouvé de russe, si ce n’est qu’elles avaient sans cesse des hauts et des bas. Je passais mon temps à monter et à descendre, ce qui me paraissait plutôt stimulant, car je trouvais déjà qu’il n’y a rien de plus décourageant que le plat : on n’en voit jamais la fin.
Alors que les hauts et les bas se succèdent, aucun haut ne pouvant commencer avant que le bas qui le précède soit terminé, et nul bas n’existant qu’après un haut, ce qui crée une variété certes un peu mécanique mais bien réelle et d’ailleurs aisément perceptible même aux plus distraits des marcheurs...
Donc, c’est un fait acquis, toute montagne est russe. Mais pas seulement russe, car la montagne, c’est tous les pays à la fois. Ça change tellement selon les saisons qu’à chaque fois tu habites un nouveau pays, tu découvres un nouveau paysage.
Ça change même tous les jours, puisqu’en montagne le thermomètre aussi fait des montagnes russes, du matin au soir, de bas en haut et de haut en bas. Si bien que le temps montagnard, aussi varié que l’espace du même nom, change d’une minute à l’autre.
En montagne, le temps ne dure jamais bien longtemps. Jamais le temps de s’ennuyer, en tout cas. Prends l’été, par exemple. Tu te lèves, c’est l’hiver, tout juste s’il ne gèle pas, l’air est si transparent que tu te cognes dedans ; à dix heures, tu t’étires, tu sens monter la sève sous la caresse du soleil, à midi le même soleil te tape sur le ciboulot, va savoir pourquoi, tu ne lui as pourtant rien fait, à quatre heures c’est l’orage qui gronde, et le soir, c’est au tour de la fraîcheur de te tomber dessus.
Tu as été au cours de la même journée successivement frigorifié, réchauffé, étouffé, brûlé, trempé, et de nouveau gelé. Tu n’as pas eu une minute pour t’embêter. Les montagnes russes, je te dis.
Sauf quand il pleut des trois ou quatre jours de suite. Quand il pleut longtemps, la montagne se met à ressembler à la plaine. En pire, parce qu’il vaut toujours mieux se ressembler que ressembler à quelqu’un d’autre ; et quand la montagne se met à jouer les plaines, elle en fait trop. Plus plat que la montagne sous la pluie, ça ne se peut pas. _ Ce qui prouve bien qu’à la montagne, il y a tout, même son contraire. Mais en mieux : tout ce qui existe ailleurs, plus la montagne.
Tout ? Il manque quand même quelque chose.
À la montagne, tu n’as jamais l’impression d’être à la mer.

LIQUEUR 44

LE GRAIN DE SABLE

Je ne connais pas l’ennui mais pas non plus le repos.

Je ne connais pas l’ennui parce que je connais l’inquiétude.

Ça commence par un petit grain de sable qui depuis bien trente ans n’est jamais sorti de sous la plante de mon pied droit.
Même quand à force de le sentir je perds conscience de son existence, même quand je l’oublie, il est là.
Et mon inconscient est toujours pleinement conscient de sa présence.
Ce grain de sable, c’est tout le trop. Tout mon trop. Tout ce qui m’occupe. M’envahit sans trêve, me cerne, me bouscule, m’appelle et me convoque.
J’ai tant à faire.
Alors, dès le matin, un canard sans tête court dans ma tête, se cognant au parois de mon crâne, éclaboussant de giclées de sang spasmodiques l’intérieur de mes yeux, et il tourne et vire si vite que je me fige peu à peu, déboussolé, abruti, vidé.
J’ai tant à faire que je ne sais plus quoi faire.
J’ai tant à faire que je ne sais plus rien faire.
J’ai tant à faire que je ne fais plus rien.
Si ! Au lieu de faire ce que je devrais faire, je fais une fois de plus ce que je ne devrais pas faire. Je commence à m’injurier, à me fouetter, à me traiter de tous les noms, je me cogne mentalement la tête contre les murs, j’étouffe sous le trop-plein des choses à faire, de ce qui devrait être fait, de ce qu’il faudrait faire, et pire encore de toutes celles qu’il aurait fallu faire ; et j’ai envie de me piétiner le cerveau quand je prends conscience que j’ai oublié de compter toutes les choses qu’il faudra que je fasse avant ma mort, et là il y en a tellement que je voudrais mourir tout de suite.
Mais comme plus lâche que moi tu meurs, comme je suis accroché à la vie, à la mienne en tout cas, comme la moule à son rocher, et que même mon inexistence ne me dissuade pas de continuer à vivre, je m’abandonne au désespoir.
Pendant un court instant, lourd comme une pantoufle usagée et décousue de partout, respirant à peine et conscient d’être au bord de l’asphyxie mais sans même le courage d’y tomber, je me laisse aller.
Pour un peu je pleurerais et d’ailleurs je commence à pleurer ; mais aussitôt saisi par le ridicule atroce de ce type qui a tout son temps mais tant de choses à faire qu’il ne sait par où commencer, j’arrête bientôt, ne me permettant, en guise de conclusion, que quelques sanglots secs.
Maintenant, je suis vraiment en colère.
Tout à l’heure, je prenais un stylo, le posais plus loin sur la table, ouvrais un tiroir pour l’y ranger, refermais le tiroir, le rouvrais pour en sortir une loupe, y fourrais le stylo, pas dans la loupe, dans le tiroir, démarrais l’ordinateur, ramassais par terre le journal d’hier, prenais un mouchoir, tendais la main vers le téléphone, refermais le tiroir, ouvrait mon agenda, suçais un instant le stylo, essuyais l’encre de mes doigts, saisissais la souris, puis le clavier, et me rappelais tout à coup que je ne me souvenais plus de la raison pourtant impérieuse qui m’avait poussé à remettre en marche cette saloperie d’ordinateur.
Que j’ai refermé d’un coup sec.
Maintenant, je suis vraiment en colère. Si quelqu’un entrait, ma femme, par exemple, Dieu ait son âme ! Surtout si ce quelqu’un a le malheur de s’intéresser à moi, de me poser une question par exemple.
Dès que j’entends tourner la poignée de la porte, un voix en moi gronde : « Pose-moi une question, ma vieille, tu vas comprendre ta douleur ! Allez, pose-la moi, tu vas être contente du voyage !
Et naturellement quelqu’un, parce que c’est son rôle, pose toujours une question. Et toujours une question idiote, parce que dans l’état où je suis même une question particulièrement intelligente est totalement stupide : ce n’est tout simplement pas le moment de me poser des questions.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? Ça marche ? Tu as bien dormi ? Qu’est ce que tu fais ce matin ? »
Chacune me fait bondir intérieurement.
Pour toute réponse, j’émets un grognement menaçant, je sens la pression monter, l’éruption menace, j’attends la provocation suivante.
Je l’attends avec une sorte de délectation, avec l’anticipation jouissive du moment où je vais pouvoir me lâcher, punir les deux agresseurs, l’autre et moi, les foudroyer d’une de ces répliques définitives et ignoblement injustes qui déchargent la tension de mon impuissance en une sorte de petit orgasme colérique, quelque chose comme : « Tu ne vois pas que je travaille ? Ça t’ennuierait de me foutre la paix ? Tu n’as rien de mieux à faire que de venir m’emmerder ? »
Car moi aussi je peux poser des questions, et des bonnes : des sérieuses, des qui mettent les choses au point et les points sur les i, aussi imparables que les plus péremptoires affirmations. Ces questions-là, je ne les pose pas, je ne les aboie même pas. Je les décoche tout à trac, elles partent avec la soudaineté et le sifflement vengeur d’un carreau d’arbalète.
Naturellement, parfois, le premier épisode m’a tellement convaincu de mon indécrottable nullité que ma colère reste tapie au fond de mes tripes, écrasée sous le poids d’une énorme couche d’apathie, couverte d’un opaque manteau de rédhibitoire inutilité.
Dans ces cas-là, je me tais, je hoche la tête, je dodeline des épaules, je soupire, je lève des yeux éplorés, bref j’imite à la perfection toutes les démarches d’un chien de compagnie tentant d’obtenir un sucre.
Mais je n’ai pas épousé une donneuse de sucre, et devant la mollesse de sa réaction - un demi sucre tout au plus, et du bout des lèvres -, mon attente de réconfort se mue bien vite en frustration, et me voilà résigné à m’en remettre au dernier recours : je vais au moins pouvoir me payer une petite colère, faut faire avec ce qu’on a.
Personne ne venant à mon secours, pas même moi (et pourquoi volerais-je au secours d’un couillon pareil ?), ma colère s’exaspère, je maudis la terre entière, j’anathématise la race humaine, j’éructe des bordées de jurons atroces, je postillonne des litanies de malédictions sataniques, j’exulte, mon courroux prend des accents jupitériens, et je finis par retrouver mon calme, un calme olympien, naturellement.
Je viens de décider de faire les choses une par une. De n’en faire qu’une à la fois et de commencer par une petite. Me voilà aussi humble et modeste qu’un moinillon tout frais tonsuré, et je travaille comme si je priais, tout à coup aussi heureux de vivre qu’un merle qui a trouvé un escargot et le casse contre un caillou.
Ça durera ce que ça durera.
D’autres fois, subitement, je plante tout là et m’en vais manger quelque chose. Ça ne calme pas vraiment ma colère, mais ça me donne des provisions, ça me la nourrit. Le moment venu, je n’en exploserai que mieux.
N’empêche que le grain de sable est toujours là, sous mon pied. Il me gênait, il me blesse. Gratte au sang la douce plante qui m’enracinait au monde, m’écorche vif. Même mes pires colères n’ont pas réussi à l’éjecter. En fait, on dirait qu’elles ne font que l’enfoncer, qu’elles le rendent plus dur, plus gros.
C’est terrible à dire, mais à force, j’ai l’impression que le grain de sable, c’est moi, et que je n’en finis plus de me marcher dessus.
Je devrais peut-être me déchausser et marcher pieds nus.
Mais ça m’embête un peu de sortir tout nu, sans ma colère.
Elle me tenait chaud, quand même.

Numéro 81, printemps 2006

TENNIS DE FRANCE : JOUEZ POUR GAGNER !

Numéro 397, mai 1986