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lundi 24 décembre 2012

QUASI NIENTE à l’Alliance Française de Venise


Quasi niente à l’Alliance Française
ENTRÉE À VENISE


On arrive à Venise comme, après tous les méandres de l’insomnie, on finit par descendre sur la plage d’un songe.
On vole vers Venise comme à un rendez-vous d’amour. La hâte du désir fait compter les minutes lentes. On désespère de toucher au bonheur. La ville ne paraît pas. Rien ne l’annonce. On la cherche au Levant. On s’attend à en voir quelque signe, et sur le ciel flotter les pavillons de la chimère. L’horizon, où elle se dérobe, est un infini muet, miroitant et désert. Parfois, on a cru découvrir une tour, un clocher sur la plaine marine ; mais on doute du mirage salin. Est-ce la mer ? est-ce la terre ferme ? ou plutôt, quel mélange fluide, quel transparent accord des deux pâtes sur la palette ?
Tout est ciel. C’est le ciel immense des salines, une vasque de rose et d’azur tendre, un océan de nacre, qu’irise, çà et là, quelque perle de nuage. On appelle la mer, et on l’a au-dessus de soi, ce firmament tranquille. Puis, le crépuscule rougit. Une tache de sang coule sur la voûte et s’étend vers la terre. Venise n’apparaît toujours pas. Elle est là-bas, pourtant, dans l’ombre lucide, d’un violet si délicat et si languissant qu’on penne au sourire de la volupté douloureuse.

André Suarès, Voyage du Condottiere

PRESQUE RIEN
les couleurs de la lumière


Idéalement, peindre à l’aquarelle, c’est marier l’eau, l’air, la terre et le feu, peindre, à travers la lumière, les quatre éléments émergeant de la nuit du néant. Pour faire voir le cinquième, qui est l’invisible.
C’est pourquoi peindre à l’aquarelle, c’est pour moi chercher à faire percevoir tout avec presque rien, à travers les infinies variations des couleurs de la lumière.
Je crois qu’avec l’aquarelle, il ne s’agit pas de peindre la lumière des couleurs, mais de découvrir les couleurs de la lumière, d’où l’importance du gris et de ses métamorphoses. Ce qui compte dans une aquarelle, ce n’est pas la couleur, mais ce que la lumière en fait, tout comme dans un vitrail. L’aquarelle réussie, baignant dans la lumière intérieure du papier, rayonne. Ainsi pouvons-nous tenter d’évoquer l’essence du paysage, séjour de nos âmes.

GRIS
Le ciel gris clair, si fréquent à Venise, et qui explique en partie le goût des vénitiens pour la couleur. Un gris lumineux et neutre, une absence de couleur qui fait mieux ressortir toutes les couleurs, à commencer par les tonalités infiniment variées de l’ocre des briques et des tuiles.
Dans cet écrin gris, Venise se dresse immobile, suspendue dans le temps et l’espace, et son silence fait irrésistiblement penser au silence éternel de ces espaces infinis si bien mis en scène par Pascal…
En me levant ce matin et en allant aux fenêtres qui donnent sur le campo San Silvestro, absolument désert à cet instant, sans même un pigeon, j’ai vécu le bref éblouissement d’un de ces moments d’éternité après quoi nous courons en vain et qui ne viennent à notre rencontre que quand nous ne les attendions plus.
Ce sont ces moments-là que depuis le début je tente de peindre, quelle que soit la manière ou la technique.


Affiche Quasi niente à Venise
Casino Venier, Alliance française de Venise

jeudi 13 décembre 2012

AKWABON ?

AKWABON ?

Il a neigé hier.
Ce matin, un soleil diffus émerge lentement de la montagne, rayonne de son mieux à travers des nuages qui s’effilochent doucement, et des lambeaux de ciel bleu aguicheurs te sourient.
AKWABON ? Tu sais qu’il pleuvra cet après-midi, la météo te l’a dit.

Illuminé par le soleil levant, le givre sur la vitre est devenu dentelle de cristal et d’argent et ses entrelacs compliqués révèlent des paysages de contes de fée regorgeant de très anciens symboles qu’il te semble reconnaître…
AKWABON ? Inutile de nervaliser : tu sais que le givre fond sous le soleil qui l’anime, et déjà de grosses gouttes bêtes coulent sur la dentelle, effacent les signes et diluent le paysage qui se dissout en longues traînées larmoyantes avec la touchante sottise des gros chagrins baveux d’enfant.
Sous tes yeux, la dentelle se défait, les symboles s’en vont à vau-l’eau.
Ce n’est pas que l’eau n’ait pas de mémoire, c’est qu’elle ne veut pas se souvenir. Et sait pleurer pour oublier.

Une voix très pure s’élève, flèche de lumière qui te pénètre et te révèle comme si tu n’avais encore jamais existé, ton corps tout entier transparent résonne, c’est ça la musique, une transparence rayonnante, la simplicité de l’indicible accepté ; et la voix te renvoie à l’évidence de ce temps où tu n’avais rien à prouver, rien qu’à te laisser vivre dans l’harmonie d’une totale absence de projet, et tu voudrais voir chanter celle qui chante et que jamais le chant ne s’arrête.
AKWABON ? Tu sais bien que le disque a une fin, que tu n’auras jamais assez de temps devant toi pour retomber en enfance, tu sais bien que la voix s’est éteinte, et tu sais aussi, pauvres de nous, que si le chant n’était pas trop court, tu finirais par le trouver trop long…
AKWABON chercher à durer, chercher à parfaire, puisque tu as de tout temps l’étrange pouvoir de te lasser même de la perfection ?

Tu es à Marseille et l’ami Claude, qui est homme de bonne volonté, te dit : Si tu veux être édité, va à la Charité, y a plein de gens qui se remuent, ça bouge…
AKWABON ? Bien sûr que tu veux être édité, mais pas n’importe comment, ni à n’importe quel prix. Et tu n’as pas envie d’aller voir fumer en liberté trois ou quatre de ces « criateurs » à la mode conceptuelle qui croient avoir inventé le fil à couper le beurre parce qu’ils ont remplacé l’acier par du plastique ou l’inverse, et ne t’apprendront rien puisqu’ils savent tout d’avance, alors que tu peux aller retrouver ton fils et discuter le coup avec lui sous le mûrier du petit jardin colonial incongru où il crèche, quelque part en haut de Montolivet. Pas envie d’aller faire voler ton dragon ni de regarder voler celui des autres. Tu n’écris pas pour ça.
Envie d’éprouver tes racines, de laisser circuler la sève du silence autant que le sang des mots entre lui et toi : vous avez tout à vous dire, puisque vous n’avez rien à vous vendre – vous avez payé pour ça, et pour une fois, ce n’était pas trop cher : il ne s’agissait pas d’argent.
Tu as toujours détesté la drague, il te faut des séductions un peu moins vulgaires, et si possible pas de séduction du tout – des coups de foudre. Et les coups de foudre ne doivent rien ni au hasard ni à la volonté.
Battre des ailes pour faire du vent, merci bien ! Ce que tu veux, c’est sentir battre des cœurs pour nourrir la vie.
Tu as presque regretté d’avoir répondu sèchement à Claude que ça ne t’intéressait pas.
Pourtant, face à la corruption marchande qui a envahi jusqu’à nos façons de sentir, tu n’as qu’un cap possible : tu ne veux pas te perdre dans le présent, tu veux t’y retrouver.
Ce qui nous amène, par un de ces détours qui n’en sont pas puisqu’ils renvoient au cœur du problème, à Gros Textes : quand l’ami Artufel t’a proposé d’y écrire une chronique, au plaisir narcissique qui t’a fait accepter d’entrée (« Pourquoi pas ? ») a aussitôt succédé la question dont il est ici question (« Pour quoi ? ») :

AKWABON ?
Quand je reçois Gros Textes, j’ai toujours d’abord la même réaction :
AKWABON
C’est la même chose, en moins douloureux, en moins paniquant, que quand j’entre dans une FNAC…
À la FNAC, je craque. Indigestion. Gros Textes ? Y en a moins, mais c’est encore trop. Je sais que je ne lirai pas tout. Et je m’en veux. D’autant plus que je sais du coup que les autres lecteurs ne liront pas tout non plus. Donc que tous ne me liront pas !
C’est trop. Nous sommes trop. Trop nombreux, trop riches, trop créatifs, trop prolifiques !
À quoi bon vivre pour être noyé dans la masse ? À quoi bon vivre, si c’est pour grouiller ?
Nous sommes tous des lemmings. Le prouvent surabondamment les conduites suicidaires si merveilleusement variées et ingénieuses qui se multiplient à l’heure actuelle sous l’impulsion de la plus autodestructrice des idéologies, l’ultra libéralisme, ce serpent qui se mord la queue et croit qu’il suffit pour vivre de repeindre la mort aux couleurs de la vie – tout comme cet autre serpent, le communisme, s’imaginait qu’il suffirait pour durer à l’infini de repeindre la vie aux couleurs de la mort.
Dès lors, pourquoi écrire, y compris dans Gros Textes, puisque j’ai l’impression de n’avoir plus rien à dire, ou plus exactement que ce que je pourrais dire non seulement n’intéresserait personne, mais ne changerait pas d’un iota (qui c’est, çui là ?) le cours des choses ?

AKWABONÉCRIR ?
Comme souvent, la réponse est dans la question : pour se poser des questions et qu’elles ne s’envolent pas l’instant d’après parce que ça m’arrange…
Iota, par exemple, sékwa ?
Ensuite, écrire pour trouver des réponses, de ces réponses qui peuvent rester, et qu’il faut garder précieusement, parce qu’elles sont justes – et que des justes, il n’y en a pas tant que ça.
Iota, j’apprends, désolé, je savais pas, que c’est la plus petite lettre de l’alphabet grec. C’est donc mieux que rien : ce que j’écris a une chance, infime, certes, mais réelle, de changer un petit quelque chose dans le cours des choses : un iota, ce n’est pas tout à fait rien.
Ledit cours en effet ne me convient pas. N’a pas l’heur de me plaire. Me débecte carrément. Me fout vraiment en rogne. Me remplit d’une rage folle. M’engorge le foie. Eh oui, ne plus avoir la foi fait tort au foie.
Iota ou pas, je ne peux pas me contenter de bosser, bouffer, baiser, dormir (par ordre croissant de nécessité personnelle, et même en essayant de ne pas confondre beaucoup et bien). Il me faut en plus enrager. Sinon, plus rien ne (se) passe.
Mais pourquoi se battre contre des moulins à vent ? Pour qu’ils ne soient jamais sûrs d’avoir tout à fait gagné. Pour n’être jamais sûr d’avoir définitivement perdu.

AKWABONÉCRIR ?
Écrire, ça me soulage quand j’enrage. Faire dégorger le poireau. Gerber un bon coup de temps en temps, puisque je me fais sans cesse de la bile.
Écrire, ça me fait rêver – et ça fait vivre mes rêves ; écrire, ça fait monter le cours de mes rêves – ça leur donne cours. Même si c’est toujours trop court.
Écrire, ça m’occupe ; c’est le coup de la grenouille qui est tombée dans le seau de lait et s’y agite tant et plus pour ne pas se noyer, n’espérant plus rien, mais ne pouvant pas désespérer : la vie est ainsi faite qu’elle n’arrive pas à se désespérer…
Quand elle y arrive, ce n’est plus la vie, c’est la mort !
On en revient toujours là : même dans le laid, arriver à faire son beurre. Pour ne pas perdre pied. Mieux, si possible, pour prendre son pied : écrire, c’est rager vers plus de vie.
Parce qu’il y a, quand même, toujours cette idée souterraine rampant sournoisement dans les profondeurs tortueuses de mon inconscient, cet espoir fou, ce rêve peut-être pas irréalisable : Et si quelqu’un, quelque part, tout à coup, me lisait ? Me lisant, en était – rêvons ! – changé ? Comme révélé, transluminé…
Et me faisant savoir qu’un instant j’ai donné sens à son existence donnait tout à coup sens à la mienne ?
Mais la vraie réponse est encore plus belle, encore plus exaltante, encore plus naturelle, inattendue et évidente que toutes celles que je viens d’énumérer : la vraie réponse, c’est que le pire est encore le meilleur !

AKWABON ? BON À RIEN.
À quoi ça sert ? À rien. C’est comme un feu qui ne veut pas s’éteindre. Et qui souffle tout doucement sur ses braises, en espérant toujours qu’on y remettra du bois.
C’est un feu qui ne veut pas mourir et se réchauffe en brûlant le bois qu’il attend.
Et en fin de compte…
EST-IL BESOIN QUE ÇA SERVE ?
Suffit de faire. C’est gratuit. Ça ne rapporte rien. Ça ne sert à rien. Pourtant, pendant et après, tu te sens mieux. Une fois encore, tu as essayé de partager.
De toute façon, tu n’as pas le choix : si tu ne faisais pas envers et contre tout feu de tout bois, tu ne serais pas toi-même. Tu ne serais pas juste.
Tu ne pourrais même plus te demander : AKWABON ?
Ni te répondre avec Cyrano : « C’est bien plus beau lorsque c’est inutile. »