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mardi 17 février 2015

LA CUISINE DE MARCHÉ



Le monde dans son bol, Sagault 2012
La cuisine de marché, pas ma tasse de thé. Mettons plutôt le monde dans notre bol !
© Sagault 2014


La nourriture de spectacle © Sagault 2014



LA CUISINE DE MARCHÉ


Le snobisme est de toutes les époques, comme on le verra en lisant cet extrait des « Trente millions de Gladiator » d’Eugène Labiche, comédie écrite en 1875. Le « progrès » aidant, il frôle aujourd’hui des records…

« Je viens de souper !... Ma foi !... je suis allé chez le premier restaurant de Paris !... rue des Prouvaires... c’est là que vont tous les patrons du quartier ; j’ai demandé la carte !... et j’ai choisi des plats... inconnus.
Lisant la carte.
« Potage Montorgueil aux œufs de vanneau du Caucase ! » Il paraît que c’est bon !... « Azurine de veau à la Blancafort !... » Il paraît que c’est bon !... « Purée de cailles de printemps à la milanaise en timbale ! » C’est une espèce de hachis... avec du gras-double... mais il paraît que c’est bon ; quant au vin... j’ai pris du tokaï... le garçon prononce toquai... à six francs la bouteille !... je m’en suis collé deux !... Mes vingt-sept francs y ont passé, et tra la la ! il me reste quatre sous... Il y a longtemps que je voulais mener la vie à grandes guides !... »

J’ai repensé à ce passage de Labiche récemment, au sortir d’une soirée chez une star, ou plutôt une constellation, puisque le chef de cuisine en question est triplement étoilé…
Après avoir rendu compte de cet événement, qui n’avait à mes yeux pas plus à voir avec la gastronomie qu’un certain art contemporain n’a de rapport avec une démarche artistique digne de ce nom, j’évoquerai quelques cuisiniers amis, piémontais des vallées alpines, qui ne se prennent ni pour des chefs, ni pour des stars, mais dont la cuisine fait naître des étoiles dans les yeux de ceux qui la dégustent…


Il y a deux trois étoiles Michelin en Italie. J’ai été invité dans l’un des deux par un ami, dont il suffira de dire que c’est un homme absolument merveilleux, pour qui j’ai une véritable affection.
Ce que j’ai retenu du repas extra-ordinaire qui nous a été servi, c’est que la revendication affichée de la primauté de la qualité sur la quantité n’est ici qu’un leurre. Sortie par la porte, la quantité revient au triple galop par la fenêtre…
Omniprésente : dans la recherche permanente et excessive, carrément obsessionnelle, de l’originalité, dans le nombre démentiel de mini micro plats qui se succèdent de l’apéritif au café, enfin dans la quantité d’ingrédients entassés dans la « spécialité maison », la salade 21-31-41-51, ainsi nommée en raison du nombre de plantes plus ou moins comestibles qu’elle renferme en fonction de la saison.
Nous eûmes la chance inouïe et l’insigne honneur d’hériter de la 51, salade de tous les records, et aveu parfaitement clair de la cannibalisation du qualitatif par le quantitatif. Plus il y en a, mieux c’est, nous assénait le démiurge étoilé, dans une débauche de raffinement qui est le comble de la vulgarité, puisqu’elle substitue l’ostentation à l’épure.
Notre star ne faisait ici que suivre son époque, laquelle, en tous domaines, prend la sophistication pour du raffinement, confusion qui empoisonne actuellement l’ensemble de ce qui n’est déjà plus qu’une caricature de civilisation, portée par des nouveaux riches dont la seule devise et l’unique motivation peut se résumer en deux mots : Toujours plus.
On rougit d’avoir à rappeler que le vrai raffinement naît de la simplicité.
Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, le nombre extravagant des plats rivalisait avec leur extravagante parcimonie. Au menu, cuisine menue ! Le prix du gramme ici rivalise avec celui de l’or…
Car l’ambition mégalomaniaque du maître de ces lieux, et son goût tous azimuts des grandes quantités, étaient amplement confirmés par le prix stratosphérique de ce festin de Balthazar, avec trois menus, à 150, 170 et 200 euros, le vin en sus, ça va de soi.

Au cours de ce repas ahurissant de prétention, nous avons été invités à déguster au bas mot deux cents saveurs différentes, toutes présentées en si petite quantité que non seulement il était impossible de les apprécier pleinement, mais que leur succession endiablée les faisait immédiatement disparaître d’une mémoire gustative déboussolée par ce kaléidoscope d’une fatigante virtuosité. Le chef réussit ce rare paradoxe d’en donner trop peu parce qu’il n’y a pas assez dans chacun des minuscules plats qu’on vous apporte à picorer pour réellement apprécier et savourer les goûts, et trop parce qu’il y a beaucoup trop de saveurs et de parfums différents pour ne pas se retrouver à la fin perdu dans ce labyrinthe culinaire. S’il est un domaine où la préciosité est déplacée, c’est bien en cuisine.
Sans aller jusqu’à l’austérité, réellement raffinée, elle, de la « cuisine paléolithique » de Delteil, un repas digne de ce nom se suffit de dix ou douze saveurs portées à leur comble, et dont on prend le temps de jouir, parce qu’on n’est pas là pour (s’) en mettre plein la vue, ni pour s’en mettre jusque là, mais pour partager le bonheur du goût des aliments exalté par une préparation qui le révèle dans toute sa plénitude.
Le déluge de « sensations » auxquels nous avons été soumis m’a d’autant moins convaincu que l’originalité revendiquée n’était pas au rendez-vous : rien de réellement inoubliable dans cet interminable carrousel, même si tout était bon et parfaitement digeste, ce qui, à l’âge de la délirante cuisine moléculaire, n’est certes pas un mince mérite.

La créativité du chef porte en fait surtout sur la présentation et la décoration, qui se veulent artistiques – à tort, la joliesse ne pouvant tenir lieu de beauté, ni l’inventivité de création. Face à ce déploiement de séduction décorative, le décor proprement dit est en revanche d’un minimalisme où la sobriété s’affiche jusqu’au plus orgueilleux dénuement : pas un tableau sur les murs, aussi nus qu’uniformément gris. C’est que rien ne doit venir distraire l’attention du chatoyant bouquet de couleurs comestibles offert à nos yeux extasiés, rien ne doit concurrencer le génial épanouissement de l’art du maître…
Passionnant témoignage du goût actuel pour la fête universelle obligatoire, à la fois poussive et frénétique, qui nous tient désormais lieu de joie de vivre, cette dînette hypertrophiée m’est apparue comme un de ces feux d’artifice dont s’éblouissent les époques décadentes pour noyer leur épuisement et leur agonie sous un flot de sensations exacerbées.
Ça m’a laissé un drôle de goût dans la bouche, comme chaque fois que « trop » remplace « très », par exemple dans le langage en vigueur chez les adolescents de tout âge.

À vrai dire, cette façon de présenter un repas, qui se voudrait une célébration, n’est au fond qu’un show, certes très au point, mais qui singe grossièrement des rituels autrement signifiants. Cet homme-là est sûrement un chef ; pas forcément un cuisinier, encore moins un hôte.
Je me disais il y a quelque temps, avant de le vérifier ce soir-là, que l’un des signes les plus sûrs de la décadence d’une civilisation, c’est le moment où les cuisiniers commencent à se prendre pour des artistes. Que leur revendication soit sincère ou qu’elle relève d’un astucieux marketing ne change rien au fait que, dès qu’ils revendiquent ce statut, ils cessent d’être dans le faire et tombent dans le paraître.
L’étiquette dès lors est plus importante que le produit, et le discours, ce grand maquilleur, est appelé à la rescousse : chaque platounet apporté en grande pompe à notre table fut ainsi verbeusement présenté avec un luxe de détails ne nous laissant rien ignorer, non seulement de son identité, mais de son pedigree et de son exceptionnelle valeur artistique, le tout avec la componction gourmée d’un bedeau de paroisse vantant l’excellence de sa recette de pain bénit.
O combien exaspérante, l’obséquiosité presque méprisante des larbins récitant le pompeux panégyrique de chaque mini plat présenté avec cette solennité compassée qui est d’ordinaire l’apanage des employés des pompes funèbres !
Rituel caricatural d’un grotesque achevé, qui m’a rappelé ces « créations » d’art « contemporain » dans lesquelles l’œuvre, pardon, le geste, compte moins que le discours qui la promeut.

Tout cela nous renvoie en fin de compte au narcissisme échevelé qui est sans doute la principale caractéristique de notre queue de civilisation. Cette cuisine en effet s’affiche bien plus qu’elle ne se déguste. Ce que j’ai mangé ne m’a pas donné à croire que « l’artiste » cuisine par amour de l’art mais par amour de lui-même. Qu’il aime son jardin, je n’en doute pas, mais ce qui le motive réellement, c’est de se mettre en scène comme jardinier émérite.
Art, oui, mais du marketing ! Art tout court, sûrement pas, il y faudrait à la fois davantage d’humilité et un minimum de pudeur.
L’étalage de l’excès confine ici à l’obscénité. Spectacle, donc, et spectacle dégradant. Nous avons affaire, non à l’art culinaire, mais à la cuisine pornographique. Mon usage de l’adjectif pornographique vous fait tiquer ? Pornos en grec signifie courtisane, fille publique. Tout est à vendre aujourd’hui, tout est prostitué, et la cuisine du marché a fait place à la cuisine de marché.
Cet esthète chichiteux n’est au fond que le Rocco Siffredi de la gastronomie…

Je me disais en sortant de cette expérience « extrême » qu’il n’est pas étonnant que notre époque ait développé « l’art culinaire », art parfait pour elle, puisque l’œuvre d’art du cuisinier disparaît aussitôt, ce qui permet de la recréer, et donc de la revendre constamment, tout en spéculant au maximum sur elle en la variant à l’infini sans trop se fatiguer, favorisant de la sorte une montée optimale du cours de bourse artistico-culinaire du chef étoilé et de ses « créations ». L’œuvre unique en grande série, comment mieux booster la profitabilité, en fin de compte ? Le guide Michelin est ainsi devenu le guide de la spéculation gastronomique et du snobisme qui l’entoure, ce qui permet de porter l’art de marché à son comble de bêtise appliquée et de vulgarité raffinée, lui assurant par là même une rentabilité optimale.

Le lendemain soir, nous avons dîné dans le bistro que le même chef a installé au rez-de-chaussée. Le contraste était révélateur entre le grand restaurant de l’étage, où l’on monte comme pour aller au ciel, avec son ballet de serveurs aussi pesamment solennels que des croque-morts, et la petite trattoria contemporaine en bas, façon fast food, où la cuisine est très bonne sans être exceptionnelle ni chercher à l’être, et l’ambiance très sympathique, parce qu’elle ne cherche pas à l’être…
En bas, là où l’on vit au lieu de se regarder vivre, la serveuse n’est pas un larbin, mais une soubrette. Aucune obséquiosité, aucune prétention (c’est fou comme ces deux-là vont bien ensemble), elle a du répondant, de l’humour, est attentive et prévenante, de la façon la plus naturelle et donc la plus agréable.
Elle ne se plaisait pas en haut, ne s’y sentait pas bien et a demandé à servir en bas, avec les humains ordinaires. Vivante et gaie, elle était aux antipodes de la grand-messe à laquelle nous avions eu droit dans le Saint des Saints.

Où nous fut servie une cuisine qui ne cherche pas à vous combler, comme le faisait naïvement toute cuisinière honnête, mais s’efforce de vous en mettre plein la vue. Les cuistots de luxe actuels sont à la gastronomie ce que les précieuses ridicules (il n’est précieux que ridicule, soit dit en passant) étaient à la littérature.
Le grand art, pour la cuisine de marché, consiste à mettre en scène l’ego incroyablement surdéveloppé du maître queux, qui fait consciencieusement la roue devant son public charmé d’être admis au sein du temple où l’élite célèbre moyennant haute finance son goût si évidemment supérieur à celui d’un bas peuple tout juste bon à engraisser sa couenne roturière dans les chenils des fast foods.
C’est ainsi que voisinent une de ces usines à faire des obèses où l’on fabrique du Nutella et un trois étoiles Michelin où s’élabore la précieuse alchimie de la cuisine des nouveaux dieux de la Phynance…

Si j’ai pris le temps de tenter de dégonfler cette baudruche, c’est pour évoquer, par contraste, quelques amis piémontais, choisis dans la longue liste des merveilleux petits restaurants dont regorge le pays du Slow Food.
Celui qui n’a pas dégusté les antipasti et les gnocchi di patate de Massimo, le chef de la « Regina delle Alpi » à Pietraporzio, l’agneau et les ravioles de « l’Albergo della Pace » à Sambuco, le fantastique dîner tout champignons du « Fungo Reale » à Valloriate, la cuisine mi-bourgeoise mi-rustique offerte à Verzuolo par les filles de Gianbruno Chiarva dans ces lieux paradisiaques et si chaleureux que sont « Le Camelie » et « Le Bucanevi », celui-là ne sait pas que la cuisine piémontaise est une des meilleures du monde, en bonne partie parce qu’elle est une des plus naturelles. Chez ces hôtes-là, on n’est ni dans l’industrie de la malbouffe ni dans l’art culinaire de marché, mais dans un artisanat si authentique que ses pratiquants, trop modestes pour revendiquer une étiquette, pourraient à bon droit se définir artisans d’art. Ils exercent de plus, grosse cerise sur un gâteau déjà succulent, l’art de l’accueil, l’art piémontais de l’amitié, dont tant de gargotiers français actuels feraient bien de s’inspirer, tant ils ont perdu leur âme en cherchant à faire de l’argent à tout prix…
Chercher à décrire le charme assez magique de leur cuisine serait vain, pour ne pas dire grossier. C’est en la goûtant qu’on comprend que ces cuisiniers-là sont guidés par l’amour et non par l’intérêt, qu’ils sont au service de la cuisine et non l’inverse, et que leur client est beaucoup mieux qu’un roi : un ami potentiel.

Comment conclure sans évoquer à ce propos la mémoire de mon cher ami Alessandro Stanziani, « cuoco » hors pair, issu d’une incroyable lignée familiale de cuisiniers de Villa Santa Maria, bourgade des Abruzzes surnommée « La Patria dei Cuochi ».
Sandro, amateur d’art et grand collectionneur, était un authentique artiste de la cuisine, non par une recherche de l’originalité à tout prix, ni par un goût de l’extravagance ostentatoire, mais par son implacable exigence de justesse et de précision, son refus catégorique de tout compromis et sa capacité à rester fidèle à la tradition en y intégrant ce que la nouveauté pouvait lui apporter sans la dénaturer.
Si un grand cuisinier est celui qui est capable de sublimer les plats les plus simples et de rendre simples les plats les plus complexes, Sandro, mort l’été dernier, était le meilleur chef que j’aie connu.
C’est pourquoi je lui laisserai le dernier mot, que j’emprunte à son petit livre posthume, dont le titre « Open Table » dit tout de lui et de son mythique restaurant, « Al Colombo », Corte del Teatro, un des hauts lieux de Venise :

« Chef, ce ne sono tanti, ma cuochi siamo rimasti in pochi… »

Des chefs, il y en a tant,
mais des cuisiniers, nous ne sommes plus beaucoup… »

P.S. : Sandro a disparu, mais Al Colombo, comme il le souhaitait, lui survit sous la direction de son fils Domenico.

À propos des excès de la cuisine de marché, et de la vulgarité sophistiquée où elle barbote, voici un texte de l’excellent critique gastronomique de Marianne, Périco Légasse, qui me semble aller dans le même sens que le mien :


Les caresses de Gayet, Périco Légasse



ALLELUIA, IL A SAUVÉ LA PLANÈTE !

Il est des êtres dont l’ego est si comiquement et monstrueusement enflé qu’ils perdent tout sens de la réalité, et qu’aussi infâmes soient-ils, à les voir confondre majestueusement leur minuscule nombril avec le centre du monde, on finirait par les prendre en pitié. Ainsi de ce désolant bouffon qu’est DSK, proclamant avec son habituelle modestie au tribunal où son incontinence érotique l’a mené : « Disons que j’ai sauvé la planète d’une crise qui aurait pu être plus grave que celle de 1929 ». Entendre l’un des responsables de la catastrophe actuelle prétendre qu’il a sauvé la planète à lui tout seul avec ses petits bras musclés, lesdits bras m’en tombent…
Bien plus modeste et par là même plus lucide, autrement intelligent aussi, Orwell faisait dire, dès 1934, au héros de son premier roman, "Burmese Days" :
« Où croyez-vous donc que vont mener ces progrès de la civilisation moderne, comme vous dites ? Rien qu’à produire des gramophones et des chapeaux melon. Il m’arrive parfois de penser que dans deux cents ans d’ici, il ne restera plus rien de tout cela. – Du pied, il désigna l’horizon –. Les forêts, les villages, les monastères, les pagodes, tout aura disparu. Il n’y aura plus à leur place que des pavillons roses à cinquante mètres de distance l’un de l’autre. Tout le long de ces collines, à perte de vue, des pavillons et des pavillons, avec, partout, des gramophones en train de jouer le même air. Et toutes les forêts auront été rasées, transformées en pâte à papier pour les News of the World ou en aggloméré pour mallettes de gramophones. Mais les arbres se vengent, comme dit l’autre dans Le Canard sauvage. Vous avez lu Ibsen, bien sûr ? »

Pour en finir avec ce triste sire et ses comparses, voici d’abord un succulent texte d’André Suarès :


André Suarès, Machiavel à un sou, Vues sur Cervantès et Don Quichotte


Le lecteur pourra ensuite utilement confronter le témoignage public si digne et si courageux de Roberto Scarpinato à la prétention grotesque du pachyderme pornographico-financier et à son insondable lâcheté :

mercredi 14 janvier 2015

REMARQUES EN PASSANT 25


L’illustre Maurin, Jean Aicard, 1908


L’actualité, un éternel recommencement ?



ACTION
Il m’a toujours paru évident que les êtres qui sont constamment dans l’action – mot bien flatteur pour ce qu’il conviendrait souvent de nommer agitation – passent allègrement à côté, sinon de leur vie, du moins de l’essentiel de la vie.

ADAPTATION
C’est fou comme se sentir un peu moins fort qu’avant vous rend plus enclin à l’indulgence. Plus conciliant.

ALTERNATIVE
Le plus frappant exemple d’un beau mot déshonoré par l’usage qu’en font les salauds. Tout politicien assez ignoble et stupide pour éructer : « Il n’y a pas d’alternative » devrait être déclaré sur le champ inéligible à vie.

ART POUR L’ART
Depuis un siècle, l’art s’est égaré dans une recherche de pouvoir typiquement intellectuelle et antihumaniste. Le peintre veut n’être que peintre, grand progrès ! Il cherche un absolu de la peinture. Un art autocentré a vite fait de tourner en rond, même dans les recherches les plus raffinées, voyez Rothko, voyez Soulages. Il est temps de remettre l’art au service de ce qui le dépasse. Une peinture qui ne dit que la peinture se condamne à l’impuissance. Cette recherche de pureté, légitime à une époque où la peinture se mettait sans discernement au service, pour ne pas dire à la remorque, du sujet, s’est peu à peu figée dans l’académisme tout en se rabaissant à un terrorisme intellectuel qui confirme à lui seul son échec.

ATTENTE
Nos parents souvent souhaitent pour nous plus une reconnaissance qu’un accomplissement. C’est qu’ils attendent d’être reconnus à travers nous plus que de nous voir, devenant pleinement nous-mêmes, leur échapper. Ainsi confondent-ils réussite et épanouissement, nous tendant un piège dont toute un vie ne suffit pas toujours à sortir.
Voir PARENTS

AVARICE
Je ne me donne pas aisément, et me reprends plus facilement que je ne me donne. C’est que ma paresse me rend malaisé tout effort autre que passionné.

AVANT (aller de l’)
Il faut aller de l’avant, clament-ils en s’enfonçant toujours plus profondément dans le mur. Votre fuite en avant, je vous la laisse, et ne l’accompagne que quand je ne peux pas faire autrement. Mais ça fait belle lurette que je vais de l’arrière, et ne m’en porte pas plus mal.

AVEUGLEMENT
Quand nous ne sommes pas éblouis par les préjugés, l’esprit de parti, nos petits intérêts et nos grande avidités, nous voyons clairement les choses.
C’est ce qui explique le fait assez stupéfiant que nous vivons à peu près toute notre vie en parfaits aveugles.

BÉQUILLES
Que n’inventerons-nous pas ? Voilà qu’on veut proposer aux handicapés des « aidants » sexuels (le terme est aussi nouveau que la chose, et tout aussi moche), entendez des prostitué(e)s chargés de soulager les handicapés moyennant finance. À moins qu’ils ne soient manchots ou tétraplégiques, il me paraît préférable de laisser lesdits handicapés continuer à se prendre en main, plutôt que de les amener à dire, une fois soulagés : « Merci, vous m’avez beaucoup touché… »
Non, pas d’accord, ce n’est pas moi qui suis de mauvais goût, c’est notre civilisation, qui oscille constamment entre ridicule et barbarie. À force de vouloir tout régler, tout assurer, tout protéger, nous perdons tout courage et toute dignité. Aidons les handicapés, mais ne les forçons pas à rajouter de dangereuses béquilles à celles dont ils ne peuvent se passer.

BIBER
Ce qui est fascinant dans les Sonates du Mystère d’Heinrich Biber, c’est qu’il obtient une incomparable plénitude du son avec un minimum de moyens et d’effets. Comme si chaque son prenait corps et devenait ainsi esprit, comme si chaque son avait une âme. Musique ésotérique, au vrai sens du terme.

BOURGEOIS
Si facile, se moquer du bourgeois. Péché mignon depuis deux cents ans de tous les intellectuels à la page, de tous les artistes à la mode. S’en moquer, mais ne pas oublier de l’épater, car le bourgeois est rentable, c’est sur le bourgeois que vit le putatif élu des dieux, tout en s’offrant le plaisir et le luxe de cracher ostensiblement dans la bonne vieille soupe bourgeoise qui le nourrit.
Ce qu’oublie l’intellectuel à chaire faible, l’artiste à provocations calculées, c’est qu’il est lui-même, volens nolens, un bourgeois, c’est qu’au sein de sa caste, on trouve aussi des prolétaires et des bourgeois, et que les plus bourgeois sont comme le veut l’ordre des choses ceux qui attaquent le plus férocement la bourgeoisie…

BRILLANT
On s’acharne aujourd’hui à trouver brillant ce qui n’est que clinquant. Naïveté d’une époque qui a oublié son passé et ignore sa culture : contrairement au diamant, le strass ne défie pas plus le temps qu’il ne trompe le connaisseur.

CÉSARISME
Notre rapport à la démocratie, aux élections, au pouvoir n’a guère changé si j’en crois ce qu’en écrivait assez savoureusement Jean Aicard en 1908 dans « L’illustre Maurin » et que vous trouverez ci-dessous en pièce jointe (pages 151 et 152 de l’édition Nelson). Et que dire de ceci, qui n’a jamais été aussi actuel : « La France républicaine en est encore à souffrir d’une profonde maladie chronique : le césarisme, tandis que l’essence de la république est de ne reconnaître d’autorité que celle des lois. »
Voir CRÉTINISME

L’illustre Maurin, Jean Aicard, 1908

CHANCE
Utiliser sa chance, non s’y abandonner.
Voir PRÉMATURÉ

CHAR (René)
Il y a décidément du dindon chez René Char – qui n’est pas seul de son espèce, car cette volaille prétentieuse se rencontre beaucoup dans le champ poétique, qu’elle infeste de ses déjections. Tenté de lire Lettera amorosa. Ça tombe des mains. Prose solennelle et empesée qui voudrait sculpter dans le marbre d’incroyables banalités ou des gongorismes d’une ridicule préciosité.
Quelle belle pâtée aurait fait Molière de ce Trissotin qui se donne des allures de Don Quichotte ! Je me demande parfois si tant de poètes ne fuient pas la prose pour la poésie que parce qu’elle n’est pas aussi propice à la pose…

CHÉREAU (Patrice)
Ce que j’ai vu du travail de Patrice Chéreau m’a chaque fois donné à penser qu’il était en dépit de son réel talent le parangon de ce que j’appellerais le « révolté académique ». Le conservateur progressiste, celui qui barbote dans son mal-être en pensant : « Pourvu que rien ne change, c’est si bon d’être malheureux ! »

COMMUNICATION
On ne répètera jamais assez que la publicité et la propagande sont une seule et même chose, que l’on peut à juste titre nommer communication, pourvu qu’on ne veuille pas dire par ce terme qu’il s’agit de communiquer, mais de niquer le commun.

COMPENSATIONS
À mesure que nous vieillissons, le temps semble s’accélérer. C’est que le terme se rapproche…
Cette accélération de notre temps personnel, qui vient sans doute entre autres du ralentissement de notre tempo organique, n’a pas que des inconvénients : si elle raccourcit les instants heureux, les mauvais moments passent plus vite.
C’est ainsi que je suis devenu plus patient lorsqu’il m’arrive, comme à nous tous, d’être condamné à attendre le bon vouloir des choses et des êtres : je sais que le temps me paraît désormais moins long.

CONFLIT
Refuser le conflit, le meilleur moyen d’inviter la guerre.

CRÉATIF
Un artisan, s’il ne se contente pas d’imiter et de faire ce qu’il sait faire, peut être un créateur. Un créatif, jamais. L’artisan a une main, il ne tient qu’à lui d’avoir des tripes.
Chez le créatif, tout part de la tête, tout est référence. Le créatif copie, détourne, décline. Il répète avec des variantes, il n’invente pas, il manipule. Chez lui tout est intellectuel, et tout reste abstrait. Le créatif ne cherche pas la vraie nouveauté, qui désoriente, mais la reconnaissance, qui oriente. Il a des idées, surtout pas de vision. Il fait signe, non pas sens. Il ne révèle pas, il circonvient. Il ne partage pas, il vend. À commencer par son âme, dont il ne veut pas savoir qu’elle existe – et que de fait il a perdu d’entrée de jeu.
Dignité de l’artisan, infamie, insanité du créatif.
Qui n’a rien à voir avec le créateur : aucune comparaison n’est possible entre Besson et Hitchcock, entre Marcel Prévost et Marcel Proust. Ils ne sont pas du même monde.

CRÉTINISME
On s’étonne parfois de m’entendre traiter de crétins certains hommes politiques supposés brillants. C’est que la plupart des gens présument de l’intelligence par la position atteinte et s’en laissent imposer par des apparences qui ne résistent pas au moindre examen un peu sérieux.
Le fait est qu’à la lumière de ce qu’ils disent, et plus encore de ce qu’ils font, on ne peut reconnaître à un Sarkozy, voire à un DSK, qu’une forme particulièrement grossière et primitive d’intelligence manœuvrière, qui n’est au fond qu’une sorte de perfectionnement pervers du crétinisme intrinsèque lié à la survivance du cerveau reptilien.
Esclaves de leurs pulsions, gouvernés par les passions les plus basses, dévorés d’ambition personnelle, la plupart des hommes de pouvoir, par nature incapables de vision à long terme, sont bien d’authentiques crétins. Leur ambition obsessionnelle leur confère certes une étonnante énergie et une indiscutable habileté à se pousser au premier rang, mais ne sert en dernière analyse qu’à confirmer leur radicale incapacité à exercer dignement et efficacement un pouvoir qui ne les intéresse précisément que pour l’empire qu’il leur donne et la pitoyable satisfaction qu’il procure à leurs ego surdimensionnés – autre incontestable preuve de crétinisme.
Il n’est que trop évident que ni Sarkozy ni DSK, pour ne citer que ces deux « bêtes politiques » (fréquemment reprise, l’expression ne doit rien au hasard…), n’ont leur place dans un gouvernement démocratique digne de ce nom.
Quant à leur crétinisme, nul besoin de le démontrer, ils se chargent eux-mêmes depuis des années d’en faire à tout bout de champ l’étalage…
Pourquoi croyez-vous que la gent politique soit plus déconsidérée qu’elle ne l’a jamais été ? Parler de populisme, c’est se voiler la face.
Voir CÉSARISME

DÉMOCRATIE
Tout compte fait, la démocratie de nos jours se résume la plupart du temps à pouvoir donner son avis quand personne ne vous le demande. C’est mieux que rien, diront les braves gens, qui s’abstiennent toujours prudemment de donner le leur, surtout quand on le leur demande, puisqu’ils savent d’expérience qu’on n’en tiendra pas compte.

DÉMOGRAPHIE
Il me semble que le déficit démographique allemand puise au moins pour partie son origine dans la terrible saignée que ce peuple a subi par sa faute, et dans l’accumulation de culpabilités subconscientes : il n’était littéralement plus digne de vivre.
Dans un premier temps du moins, défaite entraîne dénatalité. Hitler a plus ou moins réussi son second holocauste, celui du peuple allemand, « indigne » de « l’idéal » qu’il lui proposait d’incarner.

DETTE
Nous l’oublions trop souvent : reconnaître ses dettes est le meilleur moyen de s’en débarrasser.

DEVENIR
Un petit garçon de trois ans, examinant ses testicules, demande à sa mère : Maman, c’est mon cerveau ?
Pas encore… répond-elle.

DEUX POIDS, DEUX MESURES
Printemps arabe, aspiration à la liberté des peuples opprimés par des dictatures ; été anglais, gangs cherchant à détruire la société idéale mise en place depuis quarante ans par de vertueux démocrates.
Curieux comme la lecture des événements est à géométrie variable selon qu’ils se passent chez nous les riches ou chez eux les pauvres. Citons Mediapart : « Quand l’on se penche sur les ressorts des émeutes britanniques, pas seulement les causes immédiates qui ont provoqué ce déchaînement de violence, mais aussi le contexte politique et social qui leur sert de décor, il est difficile de ne pas faire le lien entre ce qui s’est déroulé en Grande-Bretagne et ce qui survient, depuis le début de l’année 2011 en Égypte, en Tunisie, en Syrie, en Grèce, en Espagne, au Chili. Les « insurgés » ou la « rébellion des dépossédés » sont des caractérisations hâtives et générales, mais qui sonnent juste. Le creusement des inégalités, l’impunité et l’incompétence manifeste des gouvernants, les obstacles mis à la mobilité sociale, le démantèlement de l’État-providence, tous ces facteurs participent au déclenchement des émeutes britanniques. Et ils ne sont qu’une autre facette des dictatures sclérosées, de la répression, de l’absence de libertés et du clientélisme qui ont provoqué le ras-le-bol de la jeunesse arabe. »

« DISCUSSION »
Empêcher autrui de s’exprimer pour ne pas avoir à prendre en compte ce qu’il a à dire n’est certes pas faire preuve de courage et d’intelligence. C’est pourtant à quoi s’emploient par tous les moyens, sans oublier les plus minables, la plupart des hommes dans ce qu’ils osent appeler leurs discussions ou leurs débats.
Réflexion qui me vient au sortir d’un rêve où, m’étant invité à une table garnie de politiciens dont les propos disaient assez l’inconscience et la mauvaise foi, j’entamais avec eux une discussion sur les causes de ce qu’ils appellent la crise, comme si ce n’était pas la leur.
Pour eux, elle ne devait donner lieu à aucun changement profond, les inégalités n’ayant pas « réellement » augmenté !
J’avais un argument lumineux à leur opposer, une démonstration béton parfaitement formulée, comme il m’en vient en rêve – et qu’au réveil je n’arrive jamais à reconstituer. Ils faisaient tout pour m’empêcher de suivre le fil de mon raisonnement, mais pour une fois, à défaut d’avoir pu le leur exposer intégralement, je m’en suis souvenu.
Si sur mille personnes qui avaient une part de gâteau à peu près équivalente, on en voit dix confisquer une partie de la part des neuf cent quatre-vingt-dix autres, si bien qu’elles finissent à elles dix par avoir autant de gâteau que tous les autres réunis, qui du coup ne peuvent plus manger à leur faim, ce sont les trois principes de notre démocratie qui sont bafoués en même temps : il n’y a plus ni liberté, ni égalité, ni, ça va de soi, fraternité !
Je dois dire que je me fâchais assez sérieusement devant leurs tentatives d’obstruction, et leur donnais les noms d’oiseaux qu’ils méritaient, à leur grande stupeur scandalisée, car les pharisiens disposent toujours d’une conséquente réserve d’indignation à l’égard des petites saloperies par lesquelles les gens honnêtes tentent de réagir à leurs ignominies et à leur invraisemblable mauvaise foi.
Voilà pourquoi je ne discute plus guère qu’en rêve, d’autant plus que dans la réalité je n’échappe pas toujours à cette tare qui m’exaspère autant chez moi que chez les autres.
Mais si nous n’arrivons même plus à discuter en rêve, il y a du souci à se faire…

DROITS DE L’HOMME
Henri Leclerc, avocat des droits de l’Homme ou des droits des Mâles ? En l’écoutant l’autre jour défendre l’indéfendable DSK à coup de mensonges éhontés et d’envolées lyriques aussi ridicules qu’odieuses, je me disais que chez ce militant parfois mieux inspiré la passion, réelle ou jouée, produisait d’étranges confusions : il faudrait qu’il décide ce qu’il entend défendre, les droits de l’homme ou les droits du macho. En l’espèce, il se trompait de droits sinon de droit.
La malhonnêteté intellectuelle est certes trop souvent le pitoyable et révoltant apanage des ténors légers du barreau, mais l’indignation qu’on veut croire feinte de ce trop zélé défenseur n’était pas moins déshonorante pour lui que pour son trop fameux client, qui en matière d’infamie n’a pourtant nul besoin qu’on en rajoute.

DUPE
Ne pas vouloir être dupe, quoi de plus naturel ? Vouloir ne l’être jamais, quoi de plus stupide ? Ce n’est pas sa femme qui cocufie le jaloux, c’est sa jalousie.

EFFICACITÉ
Rien de plus inefficace que la recherche de l’efficacité. Quand je veux vraiment être efficace, je ne cherche surtout pas à l’être. L’efficacité dépendant bien moins de la volonté que du plaisir, toute tentative pour, comme disent les imbéciles, « l’optimiser » aboutit très rapidement à l’annihiler. Même aimer être efficace ne suffit pas. On est efficace quand on aime.

ÉLITES
Pluriel générique tout aussi flou que « les marchés », le terme « élites » a dans nos sociétés contemporaines complètement perdu son sens originel. Les élites actuelles sont moins que jamais le fruit d’une juste sélection des meilleurs, elles sont le résultat de la cooptation réciproque opérée par ceux qui sont prêts à tout pour en être, d’où leur nullité et leur dangerosité. Les élites actuelles sont formées d’héritiers et d’arrivistes, et déterminées non par le mérite mais par l’avidité et l’ambition. C’est l’une des raisons et non la moindre des catastrophes en cours – qui sont aussi des catastrophes en cour.

ÉPOQUE (être de son)
On me dit parfois : « Tu es d’une autre époque ». C’est en partie vrai, en partie seulement, car on n’échappe pas à son époque. Je ne suis pas d’une autre époque, je suis de toutes les époques. Comme nous tous. La différence, et elle n’est pas mince, c’est que j’en ai conscience. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui dans l’homme dure, en profondeur. Les vaguelettes à la surface, laissons-les aux imbéciles, qui croient surfer quand ils barbotent.

ÉVOLUTION
À en croire de nombreux experts l’espèce humaine deviendrait de plus en plus forte, ses performances augmenteraient de façon continue. Je reste assez sceptique devant cette croyance d’autant plus répandue qu’elle est abondamment entretenue par ceux qui y trouvent leur intérêt. Les beaux bébés actuels sont peut-être supérieurs à leurs ancêtres plus rabougris, mais j’ai bien peur que ce soit à la manière dont une pomme golden trafiquée est supérieure à une bonne vieille reinette brute de décoffrage. Ça présente mieux, c’est plus grand et plus gros, ça a de belles couleurs, mais c’est moins ferme, moins goûteux, moins nourrissant et moins solide.
Au bout du compte, ce progrès largement artificiel, et souvent multiplié – « optimisé » – à l’aide de béquilles technologiques et diététiques, voire chimiques, et je ne pense pas qu’au dopage, me paraît bien suspect et passablement fragile.
Je pourrais multiplier les exemples, et me contenterai donc des deux qui me viennent aussitôt à l’esprit. Entre le Tour de France des débuts et l’actuelle pantalonnade, il y a un monde. Le Tour de France est devenu une promenade de santé comparé à ce qu’il était. Trajet réduit de moitié, routes aplanies, vélos incomparablement plus légers et plus performants, etc. Je ne donnerais pas cher des actuels coureurs s’ils devaient affronter dans ces conditions les coureurs d’autrefois.
J’ai bien connu tout au long de mon enfance un paysan petit et rond, même pas massif, les épaules tombantes. Je l’ai vu construire sa maison des fondations au grenier, casser des blockhaus à la masse pour récupérer les ferrailles, déblayer à deux avec son fils une immense usine souterraine allemande dont les bombardements alliés avaient fait une taupinière, en maniant des blocs de béton presque comme s’ils avaient été en polystyrène.
Ce gars-là savait tout faire, et il était sans aucune ostentation d’une force herculéenne. Le voir fendre du bois ou abattre de grands arbres était un spectacle impressionnant de puissance et d’adresse. J’aurais bien aimé voir nos athlètes survitaminés et bodybuildés l’affronter au corps à corps. C’aurait été un massacre, car la force n’est pas une question de muscles, mais d’énergie vitale.
Au fait, si on s’en tient au compte des spermatozoïdes, nos avantageux athlètes surgonflés font pâle figure face aux mâles plus frustes mais plus féconds qui les ont engendrés…

FONCTIONS DE L’ART
La fonction de l’art est-elle seulement de « questionner », « interroger », remettre en cause ? La recherche artistique se confond-elle avec la quête frénétique d’une hypothétique « originalité » ? L’art a au moins autant pour objet la découverte de la beauté et de sa permanence.
La conception actuelle de l’art, fondamentalement intellectuelle, est conforme à la schizophrénie qui nous dresse contre la nature comme si nous n’en faisions pas partie. Pour l’artiste authentique, il ne s’agit pas seulement d’inquiéter ou de provoquer, mais de réjouir et réconforter. Nous ne sommes pas, et heureusement, de purs esprits, mais des êtres composites. L’art consiste-t-il davantage à déstabiliser qu’à combler, à évaluer qu’à contempler, à analyser qu’à communier ? Poser la question, c’est y répondre…
Pour moi, l’art consiste à parier sur cette intelligence supérieure à l’intelligence qu’est ce que nous appelons l’amour, en vue d’approcher au plus près la perfection que nous entrevoyons sans jamais l’atteindre.
C’est pourquoi l’art est bonheur, non plaisir. Chercher à créer du bonheur jusque dans le malheur, de tout faire miel, donner tout son sens à notre vie, c’est cela à mes yeux la vocation de cette étrange démarche que nous appelons art, dont l’accomplissement est le fruit de l’harmonie réussie entre les recherches de notre curiosité et l’incarnation de nos idéaux et de nos valeurs.

HUMAIN
J’aime avant tout ces auteurs que j’appellerais humains : une galerie apparemment hétéroclite de créateurs de toutes les époques que réunit leur amour de la vie, leur humour, et leur refus de se payer de mots. D’Aristophane à Shakespeare en passant par Molière et La Fontaine, de Labiche à Musset, d’Orwell à Koestler, de Proust à Pessoa, de Suarès à Gary, de Guareschi à Fante, de Marivaux à Tchékhov, de Laclos à Dumas, de Rabelais à Montaigne et Pascal, ils sont plus hommes encore qu’écrivains, si bons écrivains soient-ils.
D’où l’impression profonde qu’ils m’ont fait et que chaque relecture amplifie. En eux je me retrouve, et découvre mes semblables. Ils me sont fraternels parce qu’envers et contre tout, face à la dureté de l’existence, sans qu’ils sombrent jamais dans la lâcheté de l’optimisme, une essentielle jubilation les habite et les meut.

IMMACULÉE CONCEPTION
La conception serait donc naturellement maculée, intrinsèquement mauvaise et fautive ?
Étrange peur de la naissance, de l’incarnation. Peur de la mort en vérité, car qui naît meurt. Le fantasme de la virginité n’est que la plus minable des astuces élaborées par notre permanente terreur de la mort. Puisqu’elle doit mourir, la chair serait d’entrée corrompue. L’Immaculée Conception, cet odieux blasphème contre la nature et la vie, est un des concepts les plus rétrogrades imaginés par des esprits malades dans leur quête désespérée d’une prise de pouvoir sur la vie qui leur permettrait d’échapper à l’incarnation et à la mort qu’elle implique.
Les dogmes ont la vie dure, ils arrivent souvent à tuer la vie. De là à avoir la peau de la mort…

IMPÔT
Si l’impôt sur le revenu était suffisamment lourd, il n’y aurait quasiment pas besoin de l’impôt sur les successions qui, assez logiquement, est toujours très mal accepté. Retenir à la source est toujours plus juste et moins pénible que priver à la sortie.

INCULTURE
Jamais nous n’avons été plus incultes, et jamais nous n’avons été aussi nombreux à nous prendre pour des écrivains ou des artistes. Rien de paradoxal, au contraire : c’est notre inculture même qui nous donne l’audace de croire qu’on peut être un peintre ou un écrivain digne de ce nom sans autre bagage que l’envie de le devenir.
L’infernal culot des analphabètes ouvre parfois la voie à des génies instinctifs ; il a trop souvent pour fruit le désolant étalage d’une infinie médiocrité.
C’est notre inculture qui nous rend assez présomptueux pour croire que rien n’est plus facile que créer sans avoir appris. La création n’est pas un goût, c’est une vocation et un métier, l’une n’allant pas sans l’autre.
D’où ce paradoxe aisément compréhensible : plus il y a d’écrivants, moins il y a d’écrivains, plus de barbouilleurs, moins de peintres, plus de plasticiens, moins d’artistes.

INDÉPENDANCE
On a d’autant plus besoin d’indépendance qu’on en manque.

INTELLECTUALISME
Dans le travail de la plupart des artistes actuellement « reconnus », je ne trouve ni âme ni tripes. Leurs œuvrettes monumentales sont les fruits secs d’esprits qui jouent à créer, qui font semblant. Jamais ils ne se mettent en danger. C’est que jamais ils ne se perdent de vue.

INTELLECTUALISME
L’idéologie de la consommation ne s’arrête pas aux biens matériels. Elle est au cœur même de ce que j’appelle l’intellectualisme. La consommation mène à l’abstraction, en ce qu’elle chosifie puis détruit les matériaux qu’elle utilise ; l’intellectualisme ne perçoit de la réalité que ce qu’il peut en abstraire, une sorte d’extrait sec lyophilisé qui constitue le carburant que consomme son mouvement perpétuel.
Si les intellectuels contemporains sont si peu capables de critique, si peu engagés, si prompts à se rallier à toutes les formes du pouvoir ubiquiste globalisé, c’est parce qu’ils ne sont plus que des consommateurs d’idées. Producteurs consommateurs de concepts, ils cherchent la dernière nouveauté à acheter et revendre avec profit, s’efforcent constamment de gagner des parts de marché. Il ne s’agit plus pour eux de partager une réflexion, mais de fourguer une pensée unique – celle qui vend et se vend.
Une vraie réflexion est toujours en prise sur la réalité, alors que l’intellectualisme n’est jamais que fantasmatique.
Plus généralement, le narcissisme de la société de consommation se marie voluptueusement avec celui des intellectuels, dont c’est le péché mignon. Ainsi encouragé, dopé par l’enfermement abstrait dans la « réflexion » sur l’art fonctionnant en miroir, on arrive à la vacuité égotique proprement démente qui fait des artistes intellectuels de marché des parangons du consommateur aliéné, tout en leur donnant le rôle peu glorieux de renforcer la démarche aliénante par l’exaspération du marketing et de la spéculation.
Le narcissisme, à force de tourner sur lui-même en boucle selon un schéma réflexe pavlovien, débouche automatiquement sur la surenchère.
Et comme de juste, cette explosion s’achève en implosion, le bouquet d’artifice ne laisse que des cendres.
S’agissant de la chair, je ne crois pas au « Triste post coitum ». Mais l’orgasme intellectuel est triste avant même la détumescence…

INTEMPOREL
Dans une chronique récente, Frédéric Schiffter, grand amateur de Cioran, écrit ceci, qui rejoint ma préférence pour l’intemporel et ma haine de la mode : « Aux doctrinaires engagés « qui se moulent sur les formes de leur temps », Cioran préférait les penseurs, chez lesquels, écrivait-il, « on sent qu’apparus n’importe quand ils eussent été pareils à eux-mêmes, insoucieux de leur époque, puisant leurs pensées dans leur fonds propre, dans l’éternité spécifique de leurs tares ». Et d’invoquer Pascal, Kierkegaard, Nietzsche, mais aussi La Rochefoucauld, Chamfort, Mme du Deffand et d’autres enfants de Saturne, poètes et dramaturges. Or, on ne fréquente pas une telle famille d’âmes à la « sensibilité ulcérée » sans hériter d’elle sa « néfaste clairvoyance » qui sécrète un style de la cruauté. »

JOB(S)
Jobs a fait le job, point barre. Aucune raison de déifier ce personnage, as du marketing, brillant et désespérément superficiel, à l’image de tous les jeunes loups de tous les temps. Jobs nous a rendu service pour le meilleur et pour le pire. Ni monstre ni bienfaiteur de l’humanité, il a vécu sa mégalomanie jusqu’au bout, ce qui ne suffit pas à en faire un exemple.
Si mes concitoyens ont besoin de Steve Jobs pour être heureux, pas étonnant qu’ils aient voté Sarkozy : c’est que le marketing et la communication, ces attrape-nigauds, leur tiennent lieu de vie. Il n’est pas rare que les esclaves aiment leur esclavage, pourvu que la chaîne soit plaquée or.

JOLY (Eva)
Pas de doute, Eva Joly gêne. Comment tolérer dans le marigot puant des politiques actuels un être humain honnête avec lui-même et avec ses convictions, animé par un idéal, et qui tente de parler et d’agir en conformité avec lui ?

LANG LANG
Je l’ai écouté par hasard sur France-Musique, qui consacrait une série d’émissions à ce « phénomène ». Si j’en juge par ce que j’ai entendu ce jour-là, phénomène de foire. Pur produit marketing. Pianiste en toc, marketé jusqu’à l’idiotie. Sa façon pleine d’afféterie, désarticulée, de jouer la seconde Rhapsodie hongroise de Liszt m’a révulsé. Vite, me nettoyer les oreilles en écoutant pour la centième fois Cziffra première version, et sa virtuosité humble servante de l’âme. Une lamentable mouture de l’Appassionata, coquette et dégingandée, sans la moindre intériorité, pire, sans la moindre nécessité. Vite, réécouter la version Gulda et son autorité passionnée.
Dans ces deux « interprétations », Lang Lang fait son show. Aucune urgence réelle, juste la drague d’un public de consommateurs ébloui par les paillettes sonores de ce virtuose réduit à une belle mécanique sans âme ni réflexion. Une sorte de sous-Paganini du piano. La musique semble n’être pour lui qu’un support, un tremplin pour faire voler son dragon. Lang Lang produit du son plus qu’il ne fait de la musique. Le même jour, contraste terrible pour la star, entendu un très beau Rigoletto donné à Orange.

« LEADERS D’OPINION »
Titre d’une « étude » d’un certain Delouvrier : « Les leaders d’opinion et leur opinion de l’administration ». Difficile de dire davantage en si peu de mots ! Quand virerons-nous tous les technocrates et autres « leaders d’opinion » de mes fesses ?

LIBÉRATION
Libérons le sexe, libérons les arts, libérons la finance, criaient-ils. Il est des libertés qui tuent.

LIMITES
Je suis très conscient de mes limites. Et de ma capacité à les dépasser, si je m’abandonne à tout ce qui me dépasse, en moi et hors de moi.

LOGIQUE
« Que tu puisses penser ce que tu penses suffit à m’ôter toute envie de te convaincre de penser autrement. » Ce n’est pas illogique ni injuste. Ou tu es incapable de penser mieux, ou, pensant mieux, tu serais encore plus dangereux.

LOGORRHÉE
Le problème, ce n’est pas que nous n’ayons plus rien à dire, c’est que nous continuons à le dire…

MADEMOISELLE
Le machisme n’est pas mort, DSK entre autres nous en a fourni la peu reluisante preuve. Le féminisme dans sa version hard est quant à lui moribond. L’attaque ridicule contre cette pauvre (je n’ose dire ce pauvre !) « Mademoiselle » qu’il faudrait éradiquer de la langue française donne une idée désespérante du niveau intellectuel et humain des militantes les plus obtuses d’une cause dont elles sont autant que les beaufs les meilleures ennemies.
Rappelons à ces oies blanches qu’au temps des bordels, la sous-maîtresse convoquait ses brebis non d’un méprisant et dégradant : « Mesdemoiselles, au salon ! », mais d’un respectueux et idéalement neutre : « Mesdames, au salon ! »

MAÎTRISE
L’artiste médiocre cherche à avoir la maîtrise de sa non-maîtrise. L’artiste authentique aspire à la non-maîtrise de sa maîtrise.
Voir MATISSE

MARY MAC CARTHY
Dans son petit livre, « En observant Venise », cette brillante critique américaine du siècle dernier, grande amie d’Hannah Arendt, se livre à un charmant bavardage de bonne compagnie, en grande dame amusée, à qui sa culture permet une indulgente sévérité envers Venise et les vénitiens. Attitude typique des Wasps (white anglo-saxons protestants), bien qu’elle ait été pour autant que je sache catholique. Pleine de finesse d’esprit, elle tourne comme un papillon faussement folâtre autour du cœur de Venise sans jamais parvenir à y pénétrer. Moins positivistes et plus empathiques, Régnier et Suarès ont bien mieux compris la magie vénitienne.
Cette grande américaine intelligente et sagace a l’imagination aussi plate que les pieds. C’est qu’il lui faut tout voir du dehors, avec un recul ironique et quelque peu protecteur, et comprendre davantage que contempler, ce qui est le plus sûr moyen de passer à côté de l’essentiel.

MATISSE
Dans ses écrits, Matisse est parfois terriblement agaçant de froideur, de distance et aussi de pédantisme. Mais c’est peut-être justement sa tendance à la mégalomanie qui lui permet de lâcher si souvent des formules admirables et fondamentales, comme celle-ci, que j’aimerais reprendre à mon usage : « J’espère perdre pied et alors je ne pourrai m’en tirer que par l’inconnu. »
Comment définir mieux l’état de recherche qui peut seul mener à la découverte ? C’est beaucoup plus beau, beaucoup plus juste et finalement bien moins prétentieux que la douteuse proclamation d’un Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve ». Voir MAÎTRISE

METTEURS EN SCÈNE
Si je ne vais plus voir les grands spectacles de théâtre présentés par de « prestigieux » metteurs en scène, c’est pour deux raisons : soit les textes qu’ils défendent sont tout simplement nuls ou carrément chiants, soit ils s’attaquent – c’est le mot ! – à de grands textes qu’ils prennent comme prétexte à faire voler leur dragon, oubliant que, surtout en regard des chefs-d’œuvre qu’ils tentent d’utiliser à leur profit, leur dragon n’est qu’un dérisoire moucheron, dont les complaisantes évolutions, si elles peuvent épater les gogos, consternent les amateurs, je veux dire ceux qui aiment, et non ceux qui s’aiment.
Les grands auteurs sèment à tout vent et le travail du metteur en scène est de faire germer et lever toutes les potentialités encloses dans leurs textes. Cela suppose de les comprendre à fond. Que si mon lecteur ne veut pas comprendre de quoi je parle, il aille voir et revoir les films shakespeariens d’Orson Welles et d’Akira Kurosawa. Ces deux génies savaient que le meilleur moyen de se servir d’un autre génie, c’est de commencer par le servir.
Pour trahir à bon escient, il faut avoir beaucoup aimé.
À la très notable exception d’Ariane Mnouchkine, lles metteurs en scène contemporains dont j’ai pu voir le travail, révoltés académiques, ne sèment pas, ils s’aiment.
C’est une de nos fatalités : depuis toujours le narcissisme est enfant de l’impuissance.

MODE
Le problème des italiens, qui est aussi une de leurs chances et une des clefs de leurs succès, c’est leur goût immodéré pour la mode. Confondre beauté et clinquant, c’est la marque des âmes vulgaires. À la Renaissance, ils aimaient la nouveauté, puis ils se sont mis à idolâtrer la mode ; c’est ce qu’on appelle la décadence. Il y a loin de Léonard de Vinci à Benetton.

MONDE MACHINAL
Nous avons interposé la machine entre la nature et nous. Gains énormes en temps, en efforts, en profits. Perte sèche en force de vie. Il y a un monde entre la distance méfiante du tracteur systématique et de ses oripeaux « phytosanitaires » et la rude vérité des semailles, du fauchage, de la récolte.

MONET
Ce qui me passionne chez Monet, c’est sa façon de chercher la difficulté. Et de la surmonter. Jamais il ne cherche à esquiver, il va droit au fait et tourne le problème dans tous les sens jusqu’à trouver, non pas la solution, pas même sa solution, mais quelques-unes de ses solutions. Qui posent de nouveaux problèmes auxquels il s’attelle aussitôt.

MORTALITÉ
Si les hommes devenaient immortels comme ils ont la stupidité de l’espérer, ce serait beau d’être le dernier à mourir.

MORTS
Aussi loin que je me souvienne, mes morts me semblent presque aussi vivants que les vivants. Je leur parle, et sans qu’on puisse dire pour autant qu’ils me parlent, je converse avec eux. Je ne suis pas sûr qu’ils soient présents, mais ils m’accompagnent. Les morts sont de commodes partenaires de vie ; vous ne pouvez plus leur faire de mal, et ils ne peuvent pas grand-chose contre vous. Même quand ils se rappellent un peu trop à votre souvenir, c’est d’un commun accord entre eux et votre inconscient…
Cette familiarité presque revendiquée avec les morts ne m’est pas venue par hasard, elle doit sans doute beaucoup à ma douleur d’enfant, quand, entre ma cinquième et ma douzième année, j’ai vu, au fil de maladies qui m’ont paru interminables, mourir l’un après l’autre à la maison les trois grands-parents que j’adorais. Sans doute avais-je pour continuer à vivre besoin qu’ils se survivent.
Ma paresse naturelle y est aussi pour quelque chose : je commande ma relation avec mes morts, ils ne font jamais longtemps obstacle à ma volonté, voire à mes caprices. Ils vivent d’une vie que je nourris moi-même, tout comme ils nourrissent la mienne, ils me doivent autant que je leur dois, je les prolonge autant qu’ils me rassurent.

MYSTÈRE
Parcourant l’exposition organisée au Castello de Saluzzo sous l’égide de la Biennale de Venise, je ne peux m’empêcher de dire de bon nombre des candidats artistes qui y figurent : « Ils cherchent désespérément dans une feinte originalité un mystère qu’ils n’ont pas en eux ».

OLA
La ola, un concentré de connerie de masse. Le fascisme ludique dans toute sa puérile horreur. Je ne peux pas voir une ola sans éprouver une envie féroce de tirer la chaîne et d’évacuer par le trou des chiottes cette gelée unicellulaire agitée d’une houle malsaine.

ORIGINALITÉ
Dans le concert des esbroufeurs et des moutons brouteurs de modes, on est déjà assuré d’être original si on ne cherche pas à l’être.

ORIGINALITÉ
Il n’y a que les petits cons à la Sarkozy pour croire qu’on peut être original sans avoir une solide culture. Créer, ça commence par apprendre. Voyez, parmi tant d’autres, Rabelais, Montaigne, Shakespeare, les classiques français et les grands romantiques. Tous, sans la moindre exception, ont dans le passé des racines profondes qui les nourrissent et donnent à leur sève la force nécessaire à la croissance d’une œuvre personnelle digne de ce nom.
Les créateurs les plus originaux sont toujours les plus cultivés, ne serait-ce que parce qu’ils s’inspirent du passé au lieu de le dupliquer sans le savoir.
C’est leur inculture qui fait de tant de journalistes minables voulant jouer dans la cour des grands des plagiaires de trente-sixième zone.
Imiter n’est pas copier, imiter c’est découvrir sa propre originalité à travers celle d’autrui. Si tu sais faire ce qu’on a fait avant toi, tu as une chance de faire ce qu’on n’avait encore jamais fait.
Combien mortifère, cette société de consommation et de communication qui cherche sans cesse à faire prendre des vessies pour des lanternes, et des copistes pour des créateurs !

OULIPO
Quand on me dit Oulipo, j’entends Oulipipeau. Jamais pu trouver le moindre intérêt à ces petits jeux sans enjeu de dames patronnesses des lettres. Je trouve Perec ennuyeux à mourir, et même dans ses meilleurs moments Queneau ne vaut guère mieux ; quant à leurs épigones, ce sont des ectoplasmes. Littérature pour intellectuels, mots croisés littéraires entre initiés bidon. Tranchons le mot, des écritures d’impuissants qui pour être sûrs de s’amuser sans se faire mal ont mis une capote à leur plume. Il ne reste déjà plus rien de ces afféteries chichiteuses. Parlez-moi de Vian, lui n’a pas pris une ride. Mais c’était un vivant…

OXYMORES
Comme l’a bien montré Bertrand Méheust dans « La politique de l’oxymore », notre époque accumule les alliances de mots les plus incongrues, tordant en tous sens la réalité : « village global » en est un bel exemple.

PAIX
Nous vivons presque toute notre vie en eunuques du présent, coupés de nous-mêmes comme du monde, en guerre avec la vie.
La seule vraie paix est celle qui naît en nous les rares fois où nous acceptons de ne vivre qu’à l’instant, ce qui nous ouvre une éternité passagère durant laquelle, parce que nous oublions souvenirs, craintes et projets, nous sommes enfin entiers, tout pleins de notre passé et gros de notre avenir.

PARADOXE
On n’apprécie vraiment sa chance qu’après l’avoir laissée passer.

PARENTS
Parents et enfants se connaissent presque toujours trop pour se reconnaître.
Voir ATTENTE

PEINTURE
Je crois de moins en moins en l’image et j’ai toujours davantage foi en la peinture. L’image donne à voir, la peinture à contempler.

PEINTURE « PURE »
Croire que la peinture se suffit à elle-même relève d’un singulier manque de sensibilité. Pour atteindre à l’art, la peinture doit avoir d’une manière ou d’une autre valeur symbolique. Faute de quoi, elle se limite au décoratif ou s’avilit dans le n’importe quoi.
Une peinture peut ne pas avoir de sens apparent, mais elle n’est peinture que si elle fait sens.

POSTÉRITÉ
Si l’on juge un arbre à ses fruits, la postérité de ce pauvre Sartre donne la mesure de l’indigence de son œuvre. Accoucher de BHL, quel aveu d’impuissance…

POUVOIR
Quand j’entre dans un rapport de pouvoir avec quelqu’un, que ce soit en tant que dominant ou dominé, j’ai honte pour lui, et pour moi. Nous me faisons honte. Ne pas arriver à être de plain pied (et non de plein pied, note au passage l’ex prof de français, on ne se refait pas !) avec l’autre me met très mal à l’aise, et m’amène presque toujours au clash ou à la fuite, voire aux deux.

PRÉMATURÉ
En peinture, comme en toute matière, se méfier des réussites prématurées. Elles nous entraînent sur de magnifiques fausses pistes, nous ouvrent toutes grandes de superbes voies de garage. Et suivant notre degré d’intelligence et d’honnêteté, nous mènent à la routine ou au découragement. Une réussite qu’on n’a pas eu le temps de mériter fait plus de dégâts qu’un échec qu’on a pris le temps de méditer. Voir CHANCE

QUANTITÉ
Aucune quantité ne remplacera jamais la qualité. C’est pour avoir oublié cette règle naturelle vitale que notre civilisation est en train de s’effondrer et met en danger la vie sur notre planète.

« RÉALISME »
Nous sommes tous de grands rêveurs, mais les plus rêveurs d’entre nous sont ceux qui se croient réalistes. Il faut une imagination délirante pour penser que la réalité se limite à la perception infiniment myope et étriquée que nous en avons. Agir de façon réaliste, c’est s’avouer handicapé et chérir son handicap comme s’il était un accomplissement.

RÉCIPROCITÉ
Le monde ne peut jamais nous apporter que ce que nous sommes prêts à lui donner.

RELATIONS HUMAINES
Ne pas vouloir se gêner, négation de toute relation humaine. Refuser toute soumission, même à soi, condition première de toute relation humaine.

REMBOURSEMENT ANTICIPÉ
J’attends avec impatience que les gouvernements européens et la grosse Commission du même nom, dans leur infinie sollicitude envers les banques, me réclament par avance les intérêts des dettes que nous aurons l’obligation morale de contracter auprès d’elles durant les cent prochaines années, en vue de rassurer les marchés en leur donnant la certitude qu’ils pourront continuer à bafouer la démocratie, multiplier les chômeurs, affamer les peuples, détruire la planète et accumuler les profits inutiles en toute impunité, in sæcula sæculorum, amen.
Car il importe de ne pas se contenter de penser le court terme, la sécurité des spéculateurs doit également être assurée sur le long terme, c’est la moindre des choses étant donné les risques qu’ils prennent avec tant de courage, de civisme, de sens des responsabilités.
Il est donc de notre devoir de nous montrer solidaires de ces héros des temps modernes en leur ouvrant tout grands nos porte-monnaie riscophobes pour que ces intrépides riscophiles puissent en toute tranquillité s’enrichir à nos dépens.

RÉMUNÉRATIONS
Combien de fois ai-je entendu des jobards soutenir contre toute évidence que les très gros salaires n’avaient qu’une influence marginale sur l’économie ! Or non seulement leur énormité par rapport au salaire moyen est un scandale particulièrement inadmissible, mais, comme le rappelait Martin Hirsch l’autre jour, ces dernières années les hautes rémunérations de toute sorte, mises à la mode notamment par le « socialiste » DSK, ont confisqué les trois quarts des richesses créées en France. Un gigantesque racket organisé par patrons et politiciens irresponsables et que ne saurait en aucun cas justifier l’argument ridicule de leur charge de travail prétendument écrasante et de leurs non moins écrasantes « responsabilités » prétendues. On a eu assez d’occasions de voir à l’œuvre leur sens des responsabilités et leur honnêteté civique pour refuser d’accorder le moindre crédit à leurs protestations d’innocence.

RÉUSSITE
J’ai toujours considéré que le mot réussite sert la plupart du temps à masquer d’un voile exagérément flatteur notre lâche soumission aux désirs d’autrui et la castration qui en résulte. « Réussir », c’est presque toujours renoncer à être réellement soi-même, tourner le dos à notre nécessité intérieure pour satisfaire notre ego et celui de nos congénères. Faire ce qui me plaît quitte à « échouer » est en fin de compte plus gratifiant et plus honnête que faire ce qu’il faut pour être « reconnu ».

RÉUSSITE
À l’inverse de ce que croient la plupart d’entre nous, ce qui peut arriver de pire à un être humain, c’est que son succès dépasse son talent. Rien n’est plus destructeur que d’obtenir ce qu’on n’a pas mérité. J’espère ne pas parler d’expérience…

RÉVOLUTIONNAIRE
Je n’ai jamais été révolutionnaire. Ce que je veux, c’est être un évolutionnaire. Face aux involutionnaires, qui par leur stupide avidité engendrent les révolutionnaires et sont donc les premiers coupables des catastrophes qui s’ensuivent, même s’ils n’en sont hélas pas toujours victimes, il faut sans cesse rappeler que l’évolution est le seul moyen d’éviter la révolution.
Le riche intelligent est celui qui est prêt à partager ce qu’il faut de ses avoirs pour ne pas mettre sa richesse en péril.

RICHESSE
Je n’ai jamais pu prendre au sérieux la ridicule Elizabeth Badinter, philosophe de salon et présidente du conseil de surveillance de Publicis, la firme créée par son père, et dont à ma connaissance elle reste la seconde actionnaire.
Que cette héritière agréablement écartelée entre ses envolées intellectuelles et ses intérêts matériels n’éprouve d’instinct maternel qu’envers la montagne de fric sur laquelle elle est confortablement assise et qu’elle couve avec une rare sollicitude, c’est somme toute assez naturel, mais cela ne suffit pas à faire de son cas particulier un cas général, Dieu merci.
Il est facile aux riches de donner des leçons de morale sur des problèmes qu’ils n’ont jamais eu à se poser. On peut se permettre de n’avoir pas l’instinct maternel quand on a de quoi faire élever ses enfants par d’autres, on peut ne pas vouloir allaiter quand on peut se payer une nourrice, on peut vouloir faire adopter sa vision du monde quand on n’a pas à s’occuper d’y survivre.
Même si de nombreux aspects de ses combats me sont plus sympathiques, les leçons de morale données par Robert Badinter ne m’ont jamais pleinement convaincu non plus. On y sent le grand bourgeois sûr de son droit et de son fait, l’idéaliste qui n’a jamais eu à mettre les mains dans le cambouis, le privilégié qui choisit les révoltes qui l’arrangent. Même quand il conteste le Grand Turc ou le Nain Malfaisant, Badinter ne s’éloigne jamais du sérail, et prend bien soin de rester dans son monde, celui de ceux qui sont au-dessus du commun – en tout supérieurs à la plèbe à qui ils font l’honneur d’accorder une part de leurs lumières.
J’ai beau faire, les milliardaires n’ont à mes yeux aucune crédibilité quand ils se mêlent de réformer la condition humaine. Qu’ils commencent par cesser de contribuer à l’aggraver ! La charité de Bill Gates, c’est celle de l’escroc qui se donne bonne conscience en reversant au pot commun la moitié de ce qu’il a volé. Désolé, mais le compte n’y est pas. Les vrais riches sont trop désincarnés, trop coupés de la vie réelle, trop maîtres de leur corps et de leur situation pour m’inspirer autre chose qu’un dérangeant mélange d’agacement et de pitié.
Le « mix » (pour parler comme eux) d’assurance arrogante et de culpabilité inconsciente qui guide leurs élans calculés leur ôte l’essentiel de leur efficacité.

ROMANTIQUES
Les romantiques : leur exaltation est à la mesure de leur désespoir. On ne comprend rien au romantisme français si l’on oublie que leur pathos un peu ridicule, que leurs élans grandiloquents témoignent au plus juste de leur fondamentale déréliction.
Les romantiques sont littéralement déracinés et si leurs cheveux longs ébouriffés saluent le rejet victorieux des perruques poudrées, ils sont aussi la vivante métaphore de leurs racines renversées, mises à nu et désespérément tendues vers un ciel d’orage d’où ne tombe aucune pluie bienfaitrice, aucune manne providentielle.
Il serait grand temps de les relire, nous vivons le même drame. En pire.

SAUVEUR
Un Sauveur qui te donne le choix entre l’enfer et le paradis, faut le faire. Si tu viens me sauver, à supposer que j’aie besoin de l’être, tu ne me demandes pas si j’ai envie ou non d’être sauvé. Tu me sauves, point barre.

SCEPTIQUES
Les gens qui ne sont pas assez mystiques m’énervent encore plus que ceux qui le sont trop. Il leur manque une dimension. Cavanna en est un bon exemple.

SENS (bon)
Écoutant un vieil ami de plus en plus vieux radoter pour la centième fois les mêmes sempiternelles âneries rationnelles-conservatrices, je me dis que c’est bien d’avoir du bon sens. Ce qui est terrible, c’est de n’avoir que du bon sens.

SENS (de la vie)
Bien sûr que la vie a un sens ! Qui ne nous suffit pas – ne satisfait pas notre volonté de puissance…
Le sens de la vie, c’est le fait de vivre.
Et comme la mort est au cœur de la vie, le sens de la vie, c’est aussi le fait de mourir tôt ou tard. Inacceptable !
Ce n’est donc pas la vie qui n’a pas de sens, c’est nous qui sommes insensés.
La vie a un sens parce que la vie est un sens, un sens unique. Le seul moyen de lui donner sens, le seul moyen de la vivre, c’est de la prendre dans le bon sens.

SENTENCE
À une très large majorité, par cupidité, c’est à dire par bêtise, l’humanité a voté, et vote encore chaque jour, sa propre mort. Ce qui tendrait à prouver que la majorité a toujours raison, c’est que la sentence est aussi juste qu’adaptée.

SERVICES PUBLICS
La politique actuelle en matière de services publics consiste à se simplifier la vie en compliquant celle des usagers et à comprimer les coûts tout en augmentant les prix. Devenir « rentable », quelle meilleure préparation à la privatisation qui permettra au secteur privé de se livrer à la seule concurrence qui l’intéresse, la compétition à qui fera payer le plus cher le plus mauvais service, règle intangible du jeu de cons des gens d’affaires, cette lie de l’humanité ?

SINCÉRITÉ
Si les artistes contemporains en vue ne m’apprennent pas grand-chose, c’est que la plupart du temps je ne les trouve pas sincères. Qu’entendez-vous par là ? vous entends-je questionner.
Pas naturels, pas justes. Ils ne sont pas croyants, n’ont pas foi en ce qu’ils font, ne croient pas en l’art. Même quand ils se croient sincères, leur intellect hypertrophié les déséquilibre et les prive de cette pierre de touche essentielle, la justesse. La plupart du temps, je ne peux tout simplement pas croire en eux. Ils ne me convainquent pas parce qu’ils ne sont pas convaincus. Si bien qu’ils alignent des produits au lieu de créer des œuvres.
L’esprit de système n’est qu’un piteux ersatz de l’esprit de perfection.
L’insincérité en art est devenue si naturelle, si consubstantielle à la démarche des artistes de marché que plus personne n’en a conscience. C’est que l’insincérité a fait tache d’huile dans nos esprits au point d’y anesthésier la sensibilité et l’esprit critique.
L’insincérité recherche l’adhésion jusqu’à devenir terroriste, parce qu’elle sait bien qu’un vrai regard critique met aussitôt à nu son imposture.

SOTTISE
Bernard Guetta sur France-Inter, c’est Monsieur de Norpois à la radio. Même ton compassé passionnel, mêmes âneries solennelles, mêmes lieux communs éculés, même malhonnêteté intellectuelle involontaire, confite dans la bêtise de ceux qui savent avant d’avoir réfléchi, parce qu’ils sont dans le secret des dieux. Les « analyses » de Bernard Guetta eussent sans doute paru quelque peu pertinentes du temps de la Triple Alliance et de l’Entente Cordiale, elles sont aujourd’hui d’une indigence et d’une paresse intellectuelle qui les rend aussi ridicules que ses perpétuelles liaisons mal-t’à propos. Proust eût adoré ce Joseph Prudhomme de la diplomatie pour les nuls…

SOLITUDE
Chacun de nous a sa solitude. Il la vivra quoi qu’il fasse : cette sœur siamoise lui est attachée de naissance et le constitue en conscience individuelle. Il lui revient de l’accepter et au besoin de la revendiquer contre tous ceux qui ne supportant pas la leur voudraient lui faire perdre la sienne.

SOURIRE
Le sourire, le vrai, n’est pas une tentative de séduction, mais l’expression toute simple d’une essentielle bonne volonté vis-à-vis du monde.

STATISTIQUES
Du danger de l’approche quantitative engendrée par les statistiques, et de la fausseté du calcul des probabilités. L’idiotie mathématique, c’est de faire triompher l’abstraction sur la réalité sous prétexte qu’elle est parfaite, contrairement à cette dernière. L’abstraction n’a aucun mérite à être parfaite : elle n’existe pas. D’où vient qu’elle détruit tout sur son passage dès qu’on tente de la concrétiser.

TERRAIN
La réalité du terrain est myope. S’en méfier : elle voit le présent, jamais l’avenir.

TYPOGRAPHIE
Nous sous-estimons la plupart du temps l’importance et la signification des caractères d’imprimerie, qui sont pourtant des condensés de culture et contribuent à former tant notre œil que notre esprit. Créer un caractère n’est pas une mince affaire, et rien n’est plus révélateur d’une vision du monde.
Je suis frappé de voir à quel point vieillissent vite de nombreuses créations typographiques modernes, comme le Geneva, l’Helvetica ou sa mauvais copie par Microsoft, l’Arial, pour ne pas parler de l’affreux Courier, comparés aux grands classiques. Commodes et lisibles, efficaces pour l’affichage et la publicité grâce à une géométrie qui à force de se vouloir simple tombe dans le simplisme, les polices « carrées » du vingtième siècle manquent de charme et d’élégance, sont plates et machinales, et à de rares exceptions près (les caractères artisanaux de Raymond Duncan) n’atteignent pas l’harmonie. Elles n’offrent aucun rendez-vous avec le plaisir charnel de la lecture, qui est l’une des raisons d’être, et non la moindre, de l’art typographique.
Et quand en réaction contre la sécheresse de ces créations utilitaires ou dogmatiques on a cherché, à l’aide des facilités offertes par l’informatique, la fantaisie ou la virtuosité, on est tombé dans l’affectation et le mauvais goût. Ainsi la brillante carrière du trop mignon, trop « joli » et trop léché Chancery de Zapf traduit-elle notre capacité à être ébloui par ce qui en fait trop, et à choisir sans hésiter ce qui brille, même si ce n’est que du plaqué. Paradoxalement, le même Zapf a pleinement réussi son Optima, formidable synthèse de ce qui s’est fait de mieux de la Renaissance à l’époque romantique. Un caractère harmonieux et original à la fois, sobre sans excès et beau sans ostentation.
La publication assistée par ordinateur, en offrant une liberté inédite à notre créativité, a depuis permis une progression géométrique du meilleur et du pire, avec une fâcheuse mais nullement nouvelle tendance à utiliser le meilleur au service du pire…
Et l’on a vu fleurir toutes sortes de caractères abracadabrants et de mises en page délirantes. Fonds colorés, images et caractères superposés, artifices alambiqués n’en finissent plus de décliner la prétentieuse « créativité » d’analphabètes plus occupés de vendre au monde la vacuité de leurs trouvailles égotiques que de proposer aux lecteurs des textes tout simplement lisibles.
Ainsi s’étale un peu partout l’ingénieuse incompétence des tripoteurs en tout genre ; mais de ce cloaque immonde émergent aussi de vraies créations, dont la puissance et l’originalité perdureront après que la vague des inévitables scories sera retombée.
La même remarque vaut pour la bande dessinée contemporaine, dont la vogue a produit la même proportion de daubes infâmes et de superbes réussites.
La floraison échevelée et presque démoniaque des productions contemporaines montre plus que jamais que les tentatives liées à une excessive liberté sont condamnées à un rapide avortement, pour laisser la place à des créations moins sophistiquées mais plus fortes, tout comme un bébé qui commence par ramper sur un coude et un genou abandonne cette démarche initiale pour se déplacer à quatre pattes et finir par marcher.
Rien n’est pire qu’une liberté qui se voudrait improvisation et n’est que bidouillage, faute d’une assimilation des principes fondamentaux.
Ce qui nous ramène au problème de beaucoup de créateurs actuels, qui illustrent, inversé, le proverbe : « Qui peut le plus peut le moins ». Ayant choisi le moins, ils ne pourront jamais parvenir au plus. L’absence de formation ne mène qu’au chaos. C’est seulement quand on a été suffisamment formé qu’on peut se révolter contre l’existant et tenter de créer une nouvelle harmonie, un ordre moderne intégrant l’ancien pour mieux le dépasser ou, plus exactement, pour trouver sa propre voie.

URGENCES
La plupart des urgences dont nous nous faisons les esclaves n’existent que dans la vision infiniment étriquée que nous avons de notre existence.

VULGARISATION
Paul Veyne est sans doute un grand historien. Je ne sais pas ce que vaut son dernier livre intitulé « Mon musée imaginaire ». Je sais en revanche pour avoir tenté à de nombreuses reprises de l’écouter sur France-Inter l’été dernier qu’il ne comprend rien à la peinture et manque désespérément d’imagination. Je me faisais une fête de retrouver la peinture italienne chaque matin. Je suis resté atterré devant la pauvreté de son approche et la platitude de sa vision, émaillée de lieux communs sentencieusement proférés dans une langue d’une imprécision et d’une mollesse stupéfiantes, langue qui rend scrupuleusement compte, il faut le reconnaître, du caractère superficiel de ce que je ne peux me résoudre à appeler sa réflexion. On me dira qu’il souhaite se mettre à la portée de son audience, à quoi je répondrai qu’en ce cas il la sous-estime gravement, et qu’il y a quelque chose de criminel à confondre vulgarisation et vulgarité. Entre autres perles, son petit baratin sur l’Assomption du Titien aux Frari était un authentique chef-d’œuvre de stupidité satisfaite.
Preuve supplémentaire de cette évidence qu’en matière artistique les universitaires n’ont pas grand-chose à dire et passent le plus souvent à côté de l’essentiel par manque de pratique et intellectualisme.

L’illustre Maurin, Jean Aicard, 1908
L’illustre Maurin, Jean Aicard, 1908

vendredi 9 janvier 2015

SOMMES-NOUS CHARLIE ?




Virginie Demont-Breton, Fanatisme

« Si Dieu existe, j’espère qu’il a une excuse »


SOMMES-NOUS CHARLIE ?



L’émotion, la compassion.
Oui, naturellement. J’ai pleuré, il y avait de quoi.
L’indignation. La colère.
Bien sûr. Envie de tuer les tueurs, œil pour œil, et tout le koulchi, comme disaient autrefois mes élèves marocains…
ET APRÈS ?

L’union sacrée ? Comme en 1914, alors ? L’indéfectible union des loups et des moutons, l’union sacrée des combattants et des planqués, des engagés et des profiteurs ?
Très peu pour moi. Tous unanimement confits dans la déploration, les uns en toute sincérité, tant d’autres parce que moutons, et que mouton doit bêler avec le troupeau si le berger le demande, et puis les hypocrites, les politiques, ceux qui leur crachaient dessus depuis des années, et qui soudain les embaument.
Des héros, bientôt des saints !
On va voir naître la Légende Dorée de Charlie Hebdo, un comble…
Des héros, oui – maintenant. Bien contre leur gré, je vous assure ! Non, les gars de Charlie n’étaient pas des petits saints, heureusement, et nous sommes nombreux à pouvoir en témoigner, comme du fait qu’ils se trompaient parfois de cible et qu’il leur arrivait d’avoir tort, et même de ne pas le reconnaître. Les hommes engagés ne sont pas plus infaillibles que les autres, mais ils s’engagent, ça change tout. C’étaient des hommes engagés, des amoureux de la vie, de vrais vivants. C’est bien pour ça qu’il fallait les tuer.
Ils témoignaient. De la vraie vie, la seule, celle qui vaut la peine d’être vécue.

Au fait, autour de quoi, l’union sacrée ? Pour le Bien (nous tous, bien entendu) contre le Mal ?
Oui, le Mal existe, mais se limiterait-il par hasard aux sinistres crétins qui ont cru avoir tué l’esprit d’indépendance parce qu’ils ont décimé la rédaction d’un des très rares médias réellement indépendants qui subsistent dans notre si admirable démocratie ?
Je ne crois pas que l’équipe de Charlie aurait apprécié la « belle unanimité » proclamée urbi et orbi par les grands-prêtres de notre irréprochable démocratie. Et je suis sûr que s’ils ont par hasard découvert que leur athéisme était infondé (ce dont je doute quelque peu), ils ont dû se poiler grave en entendant sonner, pour les bouffeurs de curés jamais rassasiés qu’ils étaient, les cloches de Notre-Dame !

Posons-nous la vraie question : pour qui sonne le glas ? Et pourquoi sonne-t-il ?
Je ne lis pas beaucoup Michel Onfray, mais il est le seul intervenant que j’aie entendu hier sur France-Inter parler avec intelligence et justesse de ce qui est en train de se passer, le seul à n’avoir pas parlé pour ne rien dire, à n’avoir pas agité les grands mots creux sortis pour l’occasion des malles disloquées du grenier moral poussiéreux où on les conserve à toutes fins utiles, soigneusement embaumés.

Car « cette bande de joyeux déconneurs », comme les définit de façon si commodément réductrice un Thomas Legrand parfois mieux inspiré, ne faisait pas que s’amuser. Journal satirique, Charlie Hebdo était tout autant un journal politique, dimension que les besoins d’une unité nationale aussi spontanée que factice exigent d’occulter le plus soigneusement possible.
Charlie ne s’attaquait pas qu’aux religions, ou plutôt il s’attaquait à toutes les religions, à la religion du fric tout particulièrement, à la religion de la consommation, à l’adoration forcenée du pouvoir, à la religion libérale de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Parce que, tout de même, la violence, c’est seulement les attentats terroristes ? C’est seulement la violence physique ? Pour ne prendre que cet exemple, il y en aurait bien trop, les salariés de France-Télécom qu’on a bien gentiment poussés au suicide pendant des années, c’est quoi ? Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu Robert Badinter, cette référence morale pesamment obligatoire, cette conscience chatouilleuse à géométrie variable, s’émouvoir de l’état actuel du monde, où l’immense majorité se voit pourtant condamnée par une violence économique et financière toujours plus ouvertement impitoyable à ne vivre que pour survivre, et encore…

Stéphane Hessel avait tort de dire « Indignez-vous ! ». Si, passé le premier moment, elle ne débouche pas sur l’action, l’indignation, comme la compassion, se fait complaisante et devient vite le refuge des spectateurs plus ou moins volontairement impuissants que nous sommes trop souvent. Ce que nous devons nous dire, c’est : « Réveillons-nous ! »
Parce que, Monsieur Badinter, désolé, il n’y a pas d’unité nationale possible quand 1% de salauds volent depuis des années à la nation et à ses citoyens le fruit de leur travail ; pas d’unité nationale possible quand on cautionne la scandaleuse, l’injustifiable croissance des inégalités.
C’était formidable de faire abolir la peine de mort en matière judiciaire, mais combien d’êtres humains notre modèle de développement a-t-il dans le monde littéralement condamnés à mort et exécutés depuis la fin de la Seconde guerre mondiale ?

Posons-nous la question : Sommes-nous vraiment libres ? Sommes-nous vraiment Charlie ? C’est bien beau de dire : « Je suis Charlie », mais si ça n’engage pas à agir pour que ça change, ce ne sont que des mots creux, les cache-misères d’une bonne conscience qui est la plaie de « notre belle civilisation occidentale », cette bonne conscience inoxydable qu’un Charb ou qu’un Oncle Bernard dénonçaient autant qu’ils la brocardaient.
Aujourd’hui, dans l’élan, nous sommes Charlie. Et demain ?

J’ai lu les derniers textes d’Oncle Bernard, je n’avais pas envie de réfléchir, mais je n’ai pas pu m’empêcher de réfléchir, ni de sourire, ce dont j’avais encore moins envie.
J’ai regardé un dessin de Charb. Je n’avais pas du tout envie de rire, mais je n’ai pas pu m’empêcher de rire.
C’était ça, Oncle Bernard, c’était ça, Charb, et ça restera ça, morts ou vifs.
Tant qu’un texte de Maris m’obligera à réfléchir en souriant, j’entendrai sa voix et je me saurai vivant.
Tant qu’un dessin de Charb me forcera à rire, je me sentirai libre et je le saurai vivant.
Les gars, vous êtes immortels. Continuez !

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Alain Sagault, Le nouveau monde, aquarelle, 15x30 cm, 2014

Le nouveau monde, il est temps de le créer. Ça ne dépend que de nous.

mercredi 7 janvier 2015

LES BRAVES GENS

L’attentat particulièrement lâche dans lequel ont été assassinés ce matin de nombreux membres de la rédaction de Charlie Hebdo, abattus au nom d’un fanatisme religieux aussi stupide qu’ignoble, m’impose de mettre cette chronique en ligne plus tôt que prévu.
Il est clair depuis des années qu’en tous domaines l’espèce humaine s’est engagée à la légère sur une mauvaise pente. Nous arrivons à un tournant, cet attentat en est un signe parmi tant d’autres. Notre monde s’effondre, sombre dans un chaos que notre avidité, notre présomption et notre inconscience ont rendu inévitable. En tous domaines, règne désormais la barbarie. Incrustés dans le court terme comme la moule à son rocher, nous sommes désormais cernés par le désastre qui de toute part enfle, et nous condamne à disparaître ou à nous lever enfin pour créer un nouveau monde à partir des valeurs humanistes que par paresse, par goût du confort et par lâcheté nous avons abandonnées. Nous les avons proclamées obsolètes, c’est notre prétendue civilisation qui l’est. Nous avons oublié que vivre en autruches n’est pas vivre, et qu’on n’échappe à un danger en niant sa réalité.
Le temps des braves gens s’achève. À nous de faire en sorte que naisse une humanité qui cesse d’être téméraire pour redécouvrir le courage. Le vrai, celui de Cabu, Charb, Maris et de toute l’équipe de Charlie, le courage d’être à contre-courant, le courage de dire ce qu’on pense et de faire ce qu’on dit. Le courage aussi de savoir rire de tout – et de nous-mêmes…
Devant le tsunami qui monte, si nous ne voulons pas être noyés comme les rats que nous sommes devenus, nous allons devoir réapprendre à nous mouiller.

Les braves gens ne se mouillent pas…
Les braves gens ne se mouillent pas…


Voici donc ce que j’avais initialement prévu de publier :
Parmi d’autres faits, la mort de Rémi Fraisse et la quasi absence de réactions qu’elle a suscitées m’amènent à publier un texte écrit en 2010, « Les braves gens ».
Je le fais précéder de liens vers une lettre ouverte concernant cet acte criminel, vers une intervention d’Étienne Chouard établissant le diagnostic du désastre actuel, et vers une autre où il propose un remède que politiciens de profession et apprentis staliniens ont bien du mal à envisager d’avaler, mais qui me paraît la seule médecine possible au vu de l’état de notre moribonde démocratie.



À tous les « hommes de gauche » de l’actuel gouvernement du peuple par les riches et pour les riches, je dédie ce texte, qui ne leur apprendra rien, puisque c’est en encourageant par tous les moyens les citoyens à devenir toujours davantage de braves gens irresponsables et cocufiables à volonté qu’ils ont accédé au pouvoir et s’y maintiennent.

LES BRAVES GENS


Les braves gens sont de retour.
Quand les braves gens mettent le nez à la fenêtre, il y a de quoi s’inquiéter.
Si, si. D’ailleurs vous les connaissez, vous les fréquentez, il vous arrive même sans doute d’en faire partie, de ces braves gens qui s’abstiennent, qui s’occupent de leurs petites affaires, qui ne se mêlent surtout pas de ce qui ne les regarde pas. Les braves gens vivent leur vie, pas celle des autres.
Ils sont pleins de bonnes intentions, mais se retiennent de passer à l’acte, parce qu’ils savent que l’enfer en est pavé. Ils s’abstiennent de juger pour ne pas être eux-mêmes jugés. Quitte à parler, les braves gens préfèrent parler pour ne rien dire parce qu’ils détestent le stress, et c’est pour la même raison qu’ils veillent à ne pas être bien informés.
On est injuste avec les braves gens : ce n’est pas qu’ils n’aient pas le courage de dire ce qu’ils pensent, c’est tout bêtement que les braves gens s’abstiennent de penser.
Les braves gens ont toujours d’excellentes raisons de ne rien faire, rien dire, rien signer, rien vivre même, si possible. Ils savent faire la part des choses et tenir compte du contexte. Ils savent par expérience qu’il vaut mieux ne rien faire qu’agir inconsidérément. Ils ont, les braves gens, une extraordinaire spécialité culinaire : laisser pourrir les choses jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour faire quoi que ce soit. Quand ça commence à sentir mauvais, ils se bouchent le nez et regardent ailleurs. Si l’horreur leur tombe sous le nez, les braves gens ferment les yeux, et s’ils entendent encore les cris du monde, ils enfoncent un peu plus profondément leurs boules Quies dans leurs oreilles.
Il faut les comprendre : les braves gens ont besoin de se distraire des malheurs des autres.
Il n’y a jamais autant de braves gens que sous les dictatures les plus féroces. Sous ces régimes peu enclins à l’indulgence, un tas de gens découvrent tout à coup leur bravitude, et se proclament braves gens, si bien qu’on ne rencontre plus que de bons citoyens toujours prêts à fermer leur gueule, quitte à l’ouvrir de temps en temps pour dénoncer les brebis galeuses qui persisteraient dans le mauvais esprit.
Les braves gens ont confiance en la justice : ils sont bien placés pour savoir qu’ils n’ont jamais rien fait de mal. Ni de bien. Les braves gens n’ont jamais rien fait. C’est pourquoi il ne leur vient pas à l’idée de protester quand on les mène à l’abattoir. Ils sont sûrs qu’il y a erreur, et ne comprennent qu’après coup que le fait de n’avoir rien fait n’est pas une circonstance atténuante.
Les braves gens sont de vrais démocrates, ils se rallient toujours à la majorité. Ils savent bien que même quand elle a tort la majorité a toujours raison puisqu’elle est la majorité.
Les braves gens savent d’expérience que le meilleur moyen d’être bien dans sa peau consiste à tout faire pour la sauver.
Les braves gens sont modestes, pour survivre ils sont prêts à se contenter de faire semblant de vivre.
Car au bout du compte, les braves gens pensent que si la terre ne tourne pas rond, c’est que c’est comme ça qu’elle tourne rond. Leur devise, c’est : J’y peux rien.
Faut-il le dire ? « Les braves gens », c’est une expression typique des euphémismes où se complaît la langue de bois.
Les braves gens ont un autre nom, le vrai : les braves gens, ce sont les salauds.
Finalement, la seule chose qui manque aux braves gens pour être des gens bien, c’est d’être braves…
À y bien réfléchir, il y a quelque chose d’inhumain chez les braves gens.

jeudi 18 décembre 2014

LE REGARD DU POULPE est enfin sur la Toile !




LE REGARD DU POULPE est un roman policier inédit. Il a reçu le prix ART-PHARE 1991, a été refusé par rien moins que 18 éditeurs, et je l’ai refusé à deux autres. Pour la petite histoire, le Poulpe du titre n’est pas emprunté à la collection éponyme, le détective nommé Le Poulpe n’étant venu au jour qu’en 1995…
Ce polar un tantinet déjanté, écrit à la fin des années 80, me semble plus que jamais d’actualité, notamment quand je pense aux pantins qui nous tiennent lieu d’hommes politiques. Mais comme je ne suis tout de même pas prophète, il vous permettra de retrouver, tant à Paris qu’à Venise, un monde où l’on n’avait pas encore de portable greffé dans la… poche, où l’on ne surfait que sur les vagues de l’onde amère chère au père putatif de l’Iliade, et où l’on n’était même pas connecté, tout au plus, et encore, branché…
Vous verrez, c’est reposant !
Je vous en offre le premier chapitre, en cadeau de Noël. Si vous voulez lire la suite, il vous en coûtera la somme astronomique indiquée ci-après…


Prix en € 3.00




1

LE JOUR DU TARTARE



Je ne suis pas bagarreur, mais il ne faut pas trop me chatouiller. Étant donné ce qu’ils m’avaient fait, j’aurais avalé un tank. Bon, j’ai vu assez de films noirs pour pouvoir tenir correctement ma partie dans un polar ; j’ai bouclé mon Burberry’s comme Bayard rabaissait le heaume de son casque, je me suis planté devant son banc les pieds écartés et les mains dans les poches, et j’ai lancé : Écoute, mon pote, assez rigolé. Tu vas me dire pourquoi tu me suis depuis ce midi !
Le gars n’a pas bronché. Un amateur, un cave, qui faisait l’autruche. J’ai poussé mon avantage : Entre nous, tu t’y prends comme un manche...
Sa feinte indifférence m’agaçait. D’un revers de main, j’ai fait voler son chapeau. Il regardait quelque chose, très loin. Trop loin pour mon goût. Je l’ai pris par l’épaule en ricanant : On n’est pas dans un film, mec. Arrête de faire le mort, ou je te refroidis pour de bon !
Et il m’est tombé dans les bras. C’était la mode, aujourd’hui. Mais lui, je m’en serais bien passé.
Sa joue contre la mienne était froide et piquante. Derrière moi, une voix chevrotante a dit : Vous n’auriez pas dû le toucher. Il pouvait tenir encore un bon moment comme ça. Et puis à quoi ça sert de crier contre les morts ?
La petite vieille - celle-là même qui m’avait ce matin-là flatteusement traité de jeune homme - a pris le bras gauche du mort entre ses mitaines noires d’où sortaient, comme de fines pattes d’araignées, des doigts en os poli couleur ivoire. Tournant vers moi des yeux un peu usés mais encore très clairs, elle a ajouté : Aidez-moi, nous allons le caler ; ça n’a pas beaucoup d’équilibre, un mort.
Je la regardais, paralysé : il n’y avait pas que le mort qui ne tenait pas debout, dans cette histoire...
En un éclair, j’ai revu le film presque anodin des « événements » de cette matinée. Ce n’était peut-être pas le moment, mais le flashback s’imposait, si je ne voulais pas, comme on dit quand on parle de choses qu’on ne connaît pas, sombrer dans la folie...
Moi, j’avais plutôt l’impression que j’allais péter les plombs.
Pourtant, il ne s’était rien passé de si extraordinaire...

J’avais repoussé le tartare.
Ça, je m’en souvenais. Ça a l’air idiot, mais pour moi, c’était là que tout avait commencé.
Même si ça couvait depuis longtemps.
J’ai donc repoussé le tartare.
J’avais tout à coup toutes sortes de choses à dire sur ce qui n’allait pas dans la vie.
Personne ne me regardait. J’ai craché un bout d’os.
Ce tartare avait dû être attendri à la tronçonneuse. Qui y avait laissé des dents...
J’ai rebouché le ketch-up. À l’intérieur, il était figé. À l’extérieur, le bocal était poisseux. Comme moi, ai-je pensé : glacé à l’intérieur, tout sucre au-dehors. Aimable et mort. _ Mais ma décision était prise.
Je n’irais pas en cours aujourd’hui. Peut-être à cause du tartare.
Le restaurant était plein. Un épais brouillard sonore flottait, qui m’a obligé à répéter trois fois ma commande.
On m’a apporté deux mousses au chocolat. Une pour la serveuse, une pour la patronne. J’ai failli renvoyer l’une et l’autre, mais je ne résiste pas au chocolat.
Le café était amer, comme de juste. Ça collait parfaitement à l’humeur du jour.
Sécher les cours aurait dû me rendre heureux ; eh bien non, ça me tordait les tripes !
Le type d’à côté a payé et est parti sans dire au revoir. Il ne m’avait pas non plus dit bonjour... Pas une fois ce type n’avait regardé de mon côté.
Moi au moins, ai-je pensé, je l’ai regardé du coin de l’œil. Il avait une sale gueule et mangeait beaucoup de pain.
À quoi servent des types comme ça ? me suis-je demandé tout haut en allumant un cigare, et en réalisant dès la première bouffée que mon après-midi s’étalait devant moi comme une plage vide.
Je n’irais plus en cours, plus jamais.
Le zinc cliquetait sous les verres et les tasses comme une machine à sous. Insupportable.
J’ai fignolé quelques ronds de fumée pour meubler la solitude de cette foule, de beaux ronds, explicites comme des bouées de sauvetage. Personne n’a réagi.
Peut-être, si j’avais agité des billets...
Pourtant, il y avait quelque chose dans l’air. Il avait suffi que je me décide à quitter le monde clos du lycée pour que tout semble changer autour de moi : par exemple, ce type au comptoir qui me regardait trop souvent, d’un air faussement détaché, entre ses gorgées de café - comme par hasard, lui aussi en était au café... Ça paraissait clair, ce type me suivait ; mais pourquoi ?
Pour les ronds de fumée, peut-être ? J’ai quand même mis quarante-deux ans avant d’arriver à faire des ronds de fumée... _ Et plus personne ne sait les faire. Plus personne n’ose prendre le temps. Pas rentable, le rond de fumée...
Les signes ne trompent pas : la civilisation recule.
Ce tartare, par exemple ! Attila lui-même y aurait faussé son dentier.
Comment sais-tu que ce type te suit ? m’a brusquement demandé ma raison. Une petite voix aigue que je connais bien a aussitôt répondu.
Depuis que tu es sorti de chez toi, j’ai cette impression horriblement désagréable d’un regard qui te chatouille le dos, juste entre les deux omoplates, qui écarte peu à peu les tissus de tes vêtements, qui pénètre ton intimité comme le couteau entre dans le beurre, qui se promène à l’intérieur de toi, et qui va finir par tomber sur moi !...
Tu fantasmes, ai-je grincé à l’adresse de la petite voix fluette et perçante, la voix de ma maîtresse abusive, la peur. La seule maîtresse qui ne m’ait jamais lâché.
Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à vérifier... a-t-elle renchéri.
Comme d’habitude, elle était si sûre d’elle que je n’étais plus du tout sûr de moi.

D’un seul élan, j’ai écrasé mon mégot et me suis levé avec une détermination féroce.
L’homme du comptoir, non content de se lever en même temps que moi, a éprouvé le besoin de faire celui qui n’a l’air de rien.
Tout juste s’il ne s’est pas mis à siffloter.
J’ai toisé mon suiveur au passage, et suis sorti sur la terrasse en roulant un peu des hanches, les épaules soudain élargies.
J’avais suivi du coin de l’œil mon suiveur. Celui-ci me tournait ostensiblement le dos. Un dos qui frémissait et flairait dans ma direction comme la truffe d’un chien de chasse...
Je suis allé droit à la boîte aux lettres, et j’ai posté mon certificat médical.
Bon, bien sûr, j’avais peur, comme toujours quand il menace de se passer quelque chose dans la vie routinière du fonctionnaire que je suis ; mais à cet instant où l’enveloppe, échappant à mes doigts tremblants, glissait irrémédiablement dans la fente, une étrange exaltation humectait mes paumes et redressait ma taille : après tout ce temps perdu, la vie commençait.

J’ai marché, un peu au hasard. La tête qu’allaient faire mes élèves ! Je ne manquais jamais. Je me suis senti léger. Dix ans que j’hésitais à partir...
Je sautillais en marchant : dix ans d’hésitations qui tombent, huit tonnes de moins sur les épaules... Cinquante kilos par élève - j’avais beaucoup de filles, bien roulées d’ailleurs - multipliés par cent soixante élèves : pour porter cette jeunesse sous motivée, il aurait fallu des dockers !
Trente mètres derrière moi, le type du comptoir marchait comme au hasard. D’être sûr que j’étais suivi m’a fait presque plaisir. Si je n’avais pas quitté l’enseignement plus tôt, c’était sans doute, si on peut dire, rapport à la solitude...
Autour de moi, les feuilles tombaient, la vie était rousse comme Sonia, élève de 1ère A. J’ai eu envie de pleurer. J’aime bien les rousses.
Et bête comme elle, ai-je souri. Je n’ai rien contre la bêtise, pourvu qu’elle soit baisable. Baisables, Sonia et la vie l’étaient, mais ni l’une ni l’autre ne se laissaient baiser.
J’ai tourné dans la rue des Entrepreneurs, et le coin du square est apparu.
Peut-être que je n’ai pas vraiment essayé, me suis-je dit habilement, histoire de ménager l’avenir.
Une main s’est posée sur mon épaule.

Incroyable ! me disais-je en remontant l’allée du square Saint-Lambert. Un contrôle d’identité, en plein jour ! Est-ce que j’ai une tête de terroriste ?
Deux flics, même pas désagréables. Contrôle de routine... s’étaient-ils excusés. Vous savez ce que c’est...
J’avais répondu : Non, je ne sais pas ce que c’est, et m’étais tout de suite senti mieux d’avoir ainsi flatteusement retouché l’image de moi que je garde à l’œil dans mon miroir intérieur.
Ils avaient survolé mes papiers, me les avaient rendus, et s’étaient éloignés. Le plus grand des deux causait avec son talkie-walkie. L’autre avait un rire désagréable, comme quelqu’un qui vient de faire une bonne farce. Des jeunes, bruns, tronches de bons élèves, qui se ressemblaient comme deux matraques.
D’ailleurs, tous les flics se ressemblent. Je me suis dit : Feraient mieux de faire leur boulot en courant après les délinquants !
J’ai réalisé que je n’avais eu aucune envie de leur dire que j’étais suivi, et j’ai débouché sur les acacias qui encadraient la pelouse et le jet d’eau.
Il faisait beau.

Assis sur mon banc préféré, je m’attardais à dévisager les dernières lueurs de l’automne, les dernières fleurs de l’automne ; le jet d’eau était encore en action et à l’air déjà frais de septembre il ajoutait la fraîcheur plus secrète d’une source cachée sous bois.
Je ne voyais plus du tout mon suiveur, preuve qu’il était là.
Je n’ai pas cherché à le repérer : de toute façon, je le sentais.
J’ai toujours été très intuitif, me suis-je dit avec une certaine satisfaction. Mais depuis que j’avais décidé de me fier entièrement à mon intuition, cela prenait des proportions étranges, inquiétantes.
Et juste ici maintenant, quelque chose clochait, j’en étais sûr.
Ce suiveur invisible, pourquoi me suivait-il, moi ? D’un côté, ça me flattait : on ne m’avait jamais suivi ; et moi-même, j’avais peu suivi, honteusement, si timidement que les gens - les femmes ! - ne s’en rendaient même pas compte ou me prenaient pour un obsédé.
Pourquoi moi, Michel Siffroux ? Je veux savoir à quoi il ressemble, ai-je conclu.
Sur chaque banc, deux ou trois petits vieux se laissaient dorer par les nuages. On aurait dit des moineaux, serrés les uns contre les autres. Ils faisaient moins de bruit que des moineaux, mais n’en pensaient pas moins. Dans tout le square, nous n’étions que deux à avoir moins de soixante ans : l’autre et moi. Pour l’heure, l’autre aussi était assis sur un banc, histoire de faire comme tout le monde...
L’air innocent. Trop pour un pro.

Les corbeaux ont croassé quand je me suis levé, mais je n’étais tout de même pas parano au point de croire que c’était pour moi. Je suis passé devant l’autre, exprès. Comme je le fixais, il a levé la tête et m’a offert un regard débordant d’innocence. Mon pauvre chou, ai-je pensé, te donne pas tout ce mal...
Un des corbeaux nous a survolé, la tête penchée pour mieux nous voir.
J’ai continué ma marche. Au hasard. J’ai gloussé : je sais d’expérience qu’il n’y a pas de hasard, que le hasard est une invention humaine, plus précisément masculine, pour ne pas assumer la responsabilité de ses actes, ou pour ne pas admettre qu’ils nous échappent complètement.
Un merle à bec noir en vue, chef ! Qu’est-ce qu’on fait ? ai-je dit tout haut. Un mutant, sans doute : jamais vu de merle à bec noir...
Le balayeur du square aussi était noir, mais ça, j’en avais déjà vu. On aurait dit un Michael Jackson qui aurait pu se permettre d’avoir cinquante ans. Son balai était peint en rouge comme une voiture de pompiers, et ses cheveux frisés encore très noirs s’auréolaient de fils d’argent du plus bel effet. Il balayait comme d’autres dansent, et on l’entendait distinctement fredonner dans sa tête, mais ça n’avait pas l’air de lui faire plus plaisir que ça.
D’une pichenette, j’ai envoyé le moignon de mon cigare vers la corbeille à papiers qui s’évasait au coin du massif à côté de la sortie, et l’ai ratée comme d’habitude.
J’ai vérifié que personne ne m’avait vu, j’ai ramassé le mégot, l’ai jeté rageusement à bout portant au fond de la corbeille, puis me suis éloigné sans jeter un regard derrière moi.
L’autre était encore sur son banc. Un très léger filet de fumée bleue sortait de la poubelle.

À suivre...

vendredi 14 novembre 2014

L’AR(t indi)GENT

Voici d’abord deux remarques en passant concernant les différentes formes de l’imposture contemporaine mondialisée.
Vous trouverez ensuite, après une chronique publiée par votre serviteur il y a bientôt 15 ans sur les liens incestueux entre art fictif et très réel cash, deux liens vers des articles que je reproduis par ailleurs ci-après, parce qu’ils me semblent apporter un éclairage complémentaire sur les divers aspects de ce problème, par ailleurs très bien analysé par Roland Gori dans son livre « La fabrique des imposteurs ».



Ceci n’est pas de l’art, ceci est gratuit… Sagault 2014



LE SOUILLEUR SOUILLÉ


La prétentieuse nullité de ce que j’appelle l’art contemporain de marché, ce cadavre nullement exquis qui occupe le devant de la scène au détriment des nombreuses et souvent remarquables pratiques artistiques actuelles trop peu spéculatives pour intéresser l’oligarchie politico-financière, commence à apparaître au grand jour.
Ce qui saute aux yeux dans la grotesque aventure de Mac Carthy, c’est le conformisme mécanique et l’académisme accablant de ses fausses provocations.
À propos de l’exhibition de la place Vendôme, plus encore que d’art « parisien », il faut parler d’art pharisien, ce qui revient à dire que d’art, dans la « démarche », dans le « travail » de ce gugusse, il ne saurait être question, tant l’insincérité en est l’origine et la condition d’existence. Insincérité peut-être inconsciente, nul n’étant aussi capable de croire à ses propres mensonges qu’un représentant de commerce conséquent…

Que des politiciens comme Hollande ou Valls volent au secours de pareille niaiserie nauséeuse me semble relever tout à la fois d’une invraisemblable confusion mentale due à une abyssale inculture et de la complicité qui unit entre eux les acteurs de l’imposture mondialisée par laquelle une mafia d’oligarques tout aussi illégitimes que les « artistes » qu’ils promeuvent se saisit toujours davantage de tous les pouvoirs.
« La France sera toujours aux côtés des artistes comme je suis aux côtés de Paul Mac Carthy qui a été finalement souillé dans son œuvre, quel que soit le regard que l’on pouvait porter sur elle. Nous devons toujours respecter le travail des artistes. »
Qu’Hollande ait pu proférer sans rougir pareilles âneries, d’un calibre digne de la grosse Bertha (« célébration » de l’ignoble tuerie de 14-18 oblige !), me fait irrésistiblement penser au 1984 de mon cher Orwell.
Car, en un retournement carnavalesque digne de la « novlangue », le président fait du souilleur le souillé, nous présentant ainsi comme une vérité incontestable le contraire même de la vérité.
« Moi président, dès le moment où un étron a une valeur marchande, la merde devient de l’art et l’imposteur un artiste », tel est le fond du message porté par celui qui doit sa présidence à son douteux talent d’artiste de l’imposture.

C’EST À QUEL SUJET ?


Un « philosophe » autoproclamé (entendez un prof de philo), théorisait encore récemment la « disparition du sujet » en peinture, vieille tarte à la crème de l’art contemporain néo-académique, et martingale imparable de l’art de marché spéculatif et du terrorisme institutionnel dont il vit.
Ce genre de discours sous-tendu par une idéologie mortifère relève à mon sens de la culture hydroponique, culture hors sol, caractéristique de la prétendue démarche artistique des « plasticiens » contemporains. Discours abstrait, coupé de toute racine, réfugié dans un au-delà du sujet, c’est à dire tournant autour du nombril du « créateur ».
Dire qu’en peinture il n’y a plus de sujet, ce n’est pas seulement commode, c’est absolument stupide. Sans sujet, pas d’art possible. Sans sujet, la peinture devient sans objet. Même quand elle se prend elle-même pour sujet, la peinture a bel et bien un sujet, même si, comme on ne l’a que trop vu depuis plus de cinquante ans, le risque est grand d’épuiser un sujet en le refermant sur lui-même et en en faisant son objet exclusif.
Si l’artiste n’a plus de sujet, il devient son propre sujet. Dès lors, le soi-disant artiste, qui n’est plus en vérité que le commercial de son ego-image et de sa carrière, est condamné à la vacuité répétitive du narcissisme.
Il lui faut désormais se vendre pour vendre, il n’est plus que le maître-esclave de la rentabilité d’un circuit commercial dont il est un rouage quasiment interchangeable, courroie de transmission de la spéculation financière.
L’art de marché actuel n’a rien à voir avec une démarche artistique authentique ; vecteur de la déshumanisation néo-libérale, promoteur pervers de la quantité contre la qualité et de la communication contre la création, il a vendu son âme au diable, il se nomme ARTGENT.
Ainsi se parachève la collusion des pouvoirs politiques, économiques et financiers avec l’art de marché qu’ils récupèrent en un joli schéma gagnant-gagnant, les partenaires de ce pacte avec le diable cautionnant réciproquement leurs pires dérives.
Grâce à quoi, en cette époque qui marche sur la tête avec un acharnement stupéfiant, les artistes les plus ratés sont clairement ceux qui ont le mieux réussi.



AR(t intelli)GENT, AR(t indi)GENT, Sagault 2000



L’ART N’EST-IL QU’UN PRODUIT DE LUXE ?

LE PLUG ANAL DE McCARTHY PLACE VENDÔME : UN ACCIDENT INDUSTRIEL ?


L’ART N’EST-IL QU’UN PRODUIT DE LUXE ?


La Fondation Louis-Vuitton, un nouveau musée d’art contemporain créé par Bernard Arnault dans le Bois de Boulogne, est inaugurée ce lundi 20 octobre par François Hollande. Des écrivains, des philosophes, des artistes critiquent le rôle croissant des grands groupes financiers dans l’art contemporain et dénoncent les « nobles mécènes » qui « ne sont en vérité que des spéculateurs ».

« Le rôle toujours croissant, dans l’art contemporain, des grands groupes financiers liés à l’industrie du luxe y suscite encore moins de débats que celui des tyrannies pétrolières. Les intellectuels, critiques et artistes qui œuvrent ici, pourtant traditionnellement enclins aux postures « radicales » et aux discours contestataires, semblent aujourd’hui tétanisés par la peur d’une fuite des capitaux, comme si la plus petite réserve émise les exposait à des représailles qui les frapperaient au portefeuille. Dans ce milieu pourtant bavard, et qui sut être quelquefois frondeur, une véritable omertà règne dès qu’il s’agit de financement. Lorsqu’on émet des doutes sur le désintéressement de tel ou tel patron (au sens de « mécène »), on se voit répondre en général que nul n’est dupe, mais qu’il n’y a pas d’alternative – c’est la fameuse TINA (There Is No Alternative). Le désengagement des États, appauvris par une crise où les mêmes grands financiers ont joué un rôle majeur, condamnerait en effet le monde de l’art et de la culture à mendier chez les très riches.

Nous ne nous posons pas en modèles de vertu. Qui n’a, dans ce milieu, participé un jour ou l’autre aux manifestations d’une fondation privée ? Mais quand les plus grosses fortunes de France rivalisent pour intervenir massivement dans la production artistique, les arguments classiques en faveur de ce type de financement nous paraissent faibles et hypocrites.

On insiste toujours, lors des manifestations artistiques ainsi « sponsorisées », sur l’étanchéité de la séparation entre l’activité commerciale du « sponsor » et l’activité culturelle de la fondation qui porte son nom. De fait, il fut un temps où de grands mécènes aidaient les arts sans se mettre en avant. Ils se contentaient d’une mention en corps 8 au bas d’une troisième page de couverture, d’une plaque émaillée au coin d’un édifice, d’un mot de remerciement en préambule. Mais notre époque est aux annonces fracassantes, aux fêtes pharaoniques et aux publicités géantes. On ne donne plus carte blanche à un artiste en demeurant dans l’ombre : on lui commande la décoration d’une boutique sur les Champs-Élysées ou la mise en scène de l’inauguration d’une succursale à Tokyo. Le magasin de sacs n’est séparé de la galerie que par une mince cloison, et des œuvres viennent se mêler aux accessoires, eux-mêmes présentés sur des socles et pourvus d’un cartouche. Les boutiques de luxe, désormais, se veulent le prototype d’un monde où la marchandise serait de l’art parce que l’art est marchandise, un monde où tout serait art parce que tout est marchandise. Il est vrai que les nouveaux maîtres du marché de l’art ont su, en leur faisant des passerelles d’or, débaucher les experts et les commissaires les plus réputés, contribuant ainsi à l’appauvrissement intellectuel de nos institutions publiques. Mais ce n’est aucunement pour leur donner les moyens de servir une idée de l’art en tant que tel, car le patron ne cesse d’intervenir dans des transactions qui l’intéressent au plus au point.

Pas plus qu’il n’y a d’étanchéité entre les affaires et les choses de l’art, il n’y a, en effet, d’innocence ou de désintéressement dans les aides que ces gens dispensent. Leurs employés ont bien soin de rappeler que le mécénat est une ancienne et noble tradition. Sans remonter au Romain Mécène – délicat ami des poètes – ils citent Laurent de Médicis, Jacques Doucet ou Peggy Guggenheim, dont messieurs Pinault et Arnault seraient les dignes successeurs. Quand bien même ils seraient ces gentils amateurs éclairés que nous dépeignent les pages Culture des journaux – et non les affairistes que nous révèlent leurs pages Économie –, les faits comptables parlent d’eux-mêmes.

L’essence du véritable mécénat est dans le don, la dépense sèche ou, pour parler comme Georges Bataille, « improductive ». Les vrais mécènes perdent de l’argent, et c’est par là seulement qu’ils méritent une reconnaissance collective. Or, ni monsieur Pinault ni monsieur Arnault ne perdent un centime dans les arts. Non seulement ils y défiscalisent une partie des bénéfices qui ne se trouvent pas déjà dans quelque paradis fiscal, mais ils acquièrent eux-mêmes, pour plus de profit, des salles de ventes, et ils siphonnent l’argent public (comme avec la récente exposition si bien nommée À double tour de la Conciergerie) pour des manifestations qui ne visent qu’à faire monter la cote de la poignée d’artistes sur lesquels ils ont provisoirement misé. Ils faussent le marché en s’appropriant tous les maillons de sa chaîne, en cherchant à faire et défaire des gloires. En un mot, ils spéculent, avec la collaboration active des grandes institutions publiques, qui échangent faveurs contre trésorerie. Déjà premières fortunes de France, ils s’enrichissent ainsi, encore et toujours plus, au moyen de l’art. Ceux qui se présentent à nous comme de nobles mécènes ne sont en vérité que des spéculateurs. Qui ne le sait ? Mais qui le dit ?

Un argument plus faible encore en faveur de ce mode de financement pour l’art en appelle au respect de l’esprit d’entreprise et à l’égard dû aux intérêts industriels de la France. Ne doit-on pas reconnaissance à ces fleurons du CAC 40 pour l’aide qu’ils apportent à la création ? Il suffit pourtant d’un coup d’œil sur l’histoire de groupes financiers comme ceux des frères ennemis Kering-Pinault et LVMH-Arnault pour comprendre qu’il ne s’agit plus, et depuis longtemps, de groupes industriels. Leur politique est clairement, strictement, financière, et la seule logique du profit détermine pour eux abandons et acquisitions d’entreprises. Viennent de l’apprendre à leurs dépens plus de mille femmes licenciées après avoir consacré leur vie professionnelle à La Redoute. La grande entreprise d’aujourd’hui a perdu l’usine dans le flux tendu ; elle a égaré sa production industrielle dans la jungle asiatique. Sa politique du tiroir-caisse et de l’évasion fiscale n’a plus rien à faire des intérêts nationaux, comme le prouve le récent coup d’éclat de monsieur Arnault en Belgique. Il s’agit de la politique même – obsédée par les dividendes et le profit à court terme – qui a provoqué la plus grave crise économique de ces cinquante dernières années, a mis à genoux des nations entières et a jeté dans la misère et le désespoir des millions de nos voisins européens.

Mais qu’importe l’immoralité du capitalisme incarné par ces nouveaux princes, nous dit-on : les manifestations artistiques ne sont d’aucune conséquence pour eux, qui agissent à une autre échelle. Cet argument cynique se heurte à l’évidence de l’orchestration médiatique. Car la nouvelle culture entrepreneuriale croit en l’« événementiel » comme en un nouveau Dieu. La finance et la communication ont remplacé l’outil industriel et la force de vente. Or l’art, bon ou mauvais, produit de l’événement, souvent pour son malheur et quelquefois malgré lui. Il fluctue comme l’argent, et son mouvement même peut devenir valeur boursière. Pour une société qui se rêve rapide, indexée sur les flux, il a le profil même de l’objet du désir. Il offre donc aux nouveaux consortiums financiers une vitrine idéale. Il peut être brandi par eux comme leur projet existentiel. Et pour que cette symbiose néolibérale soit viable, il suffit que l’art s’y laisse absorber, que les artistes renoncent à toute autonomie. Rien d’étonnant, alors, à ce que l’académisme d’aujourd’hui soit designé : chic et lisse, choc et photogénique, il est facilement emballé dans le white cube du musée, facilement déballé dans le cul de basse fosse des châteaux de cartes financiers. Les musées privés de nos milliardaires sont les palais industriels d’aujourd’hui.

Pouvons-nous encore croire que l’appropriation de notre travail et la caution de notre présence ne sont qu’un élément négligeable de leur stratégie ? Il en est, parmi nous, qui se disent non seulement de gauche, mais marxistes, voire révolutionnaires. Peuvent-ils se satisfaire d’une telle dérobade ? La puissance écrasante de l’ennemi en fait-elle un ami ? En ces temps de chômage de masse, de paupérisation des professions intellectuelles, de démantèlement des systèmes de protection sociale et de lâcheté gouvernementale, n’avons-nous pas mieux à faire, artistes, écrivains, philosophes, curateurs et critiques, que de dorer le blason de l’un de ces Léviathan financiers, que de contribuer, si peu que ce soit, à son image de marque ? Il nous semble urgent, en tout cas – à l’heure où une fondation richissime a droit, pour son ouverture, à une célébration par le Centre Beaubourg de son architecte star (Frank Gehry) – d’exiger des institutions publiques qu’elles cessent de servir les intérêts de grands groupes privés en se calant sur leurs choix artistiques. Nous n’avons pas de leçon de morale à donner. Nous voulons seulement ouvrir un débat qui se fait attendre, et dire pourquoi nous ne voyons pas matière à réjouissance dans l’inauguration de la Fondation Louis-Vuitton pour l’art contemporain. »

Pierre Alferi, écrivain
Giorgio Agamben, philosophe
Madeleine Aktypi, écrivain
Jean-Christophe Bailly, écrivain
Jérôme Bel, chorégraphe
Christian Bernard, directeur du Musée d’art moderne et contemporain (Mamco) de Genève
Robert Cahen, artiste
Fanny de Chaillé, chorégraphe
Jean-Paul Curnier, philosophe
Pauline Curnier-Jardin, artiste
Sylvain Courtoux, écrivain
François Cusset, écrivain
Frédéric Danos, artiste
Georges Didi-Huberman, historien d’art
Suzanne Doppelt, écrivain
Stéphanie Éligert, écrivain
Dominique Figarella, artiste
Alexander García Düttmann, philosophe
Christophe Hanna, écrivain
Lina Hentgen, artiste
Gaëlle Hippolyte, artiste
Manuel Joseph, écrivain
Jacques Julien, artiste
Suzanne Lafont, artiste
Xavier LeRoy, chorégraphe
Philippe Mangeot, membre de la rédaction de Vacarme
Christian Milovanoff, artiste
Marie José Mondzain, philosophe
Jean-Luc Nancy, philosophe
Catherine Perret, philosophe
Olivier Peyricot, designer
Paul Pouvreau, artiste
Paul Sztulman, critique
Antoine Thirion, critique
Jean-Luc Verna, artiste
Christophe Wavelet, critique


LE "PLUG ANAL" DE McCARTHY PLACE VENDÔME : UN ACCIDENT INDUSTRIEL ?

Eric Conan


Dimanche 26 Octobre 2014 à 05:00 | Lu 7818 fois I 25 commentaire(s)

Et si l’installation de Paul McCarthy avait été la "provocation" de trop, celle risquant de mettre à nu les ressorts du système économique de l’art contemporain : une coterie de riches, de critiques et de fonctionnaires de la Culture s’accaparant l’espace public pour décréter "œuvres" des signes qui servent de plus en plus la rente financière et sa défiscalisation massive ?

Que se passe-t-il ? Si le sabotage du « plug anal » géant de Paul MacCarthy - lui-même géant de la création contemporaine - érigé place Vendôme pour l’ouverture de la Foire internationale d’art contemporain (Fiac) a produit l’habituel concert de basse-cour des coucous suisses piaillant par réflexe « Réacs ! Réacs ! Réacs ! », de grandes voix ont significativement divergé. A commencer par celle de l’un des commissaires politiques les plus écoutés du marché de l’art contemporain, le critique Philippe Dagen. Cette fois-ci, au lieu de hurler avec les idiots utiles de l’avant-gardisme chic et de la provocation toc, il a condamné dans sa chronique du Monde une opération relevant selon lui du « vulgaire » et de la « trivialité » : « Il y a mieux à faire que gonfler un phallus couleur sapin dans les beaux quartiers de Paris ».

La surprenante mise en garde de Philippe Dagen est en fait un signal d’alarme lancé à un monde dont lui-même fait partie : la bulle spéculative de l’art contemporain qui s’emballe depuis quelques années. Il prévient qu’elle pourrait exploser et le pot aux roses être découvert à cause d’erreurs comme celle qui a fait « pschitt ! » place Vendôme. Les komsomols à front bas de l’art contemporain se réjouissent du scandale McCarthy - selon eux une réussite totale : l’artiste est un héros d’avoir été agressé physiquement par un dangereux crétin et sa baudruche est grandie d’avoir été dégonflée. Mais Philippe Dagen, lui, a compris autre chose. Et il sermonne le Comité Vendôme (qui réunit les enseignes de luxe de la célèbre place), les organisateurs de la Fiac et la Mairie de Paris pour avoir mis en scène cet « enculoir » (selon la traduction de Delfeil de Ton dans L’Obs) rebaptisé « Tree » pour les petits enfants et les grands journalistes faux-culs. Attention, leur fait comprendre la vigie culturelle du Monde, le choix de ce spécialiste des « provocations pornographiques et scatologiques » risque de mettre à nu les ressorts du système économique de l’art contemporain : une coterie de riches, de critiques et de fonctionnaires de la Culture s’accaparant l’espace public pour décréter « œuvres » des signes qui servent de plus en plus la rente financière et sa défiscalisation massive. Un secteur en plein essor.

L’art dit contemporain suscite en effet aujourd’hui plus de commentaires dans les pages « Finances » et « Argent » des journaux que dans la rubrique « Culture ». Le Monde Eco Entreprise nous apprend que « 76% des collectionneurs l’achètent pour faire un investissement » : pour les très riches à la recherche de bons placements, « l’art est aujourd’hui le plus porteur. Selon Artprice, son indice a augmenté depuis 2012 de 12 % quand celui de l’or baissait de 49 % et les prix immobiliers de 3 % ». Ce marché, qui a augmenté de 40 % en un an et de 1 000 % sur dix ans, vient d’être rassuré par le gouvernement anti-passéiste de Manuel Valls qui assomme les retraités et les familles mais a maintenu pour les riches l’exonération des œuvres d’art de l’impôt sur la fortune.

« L’art des traders »

L’un des artistes les plus côtés, Jeff Koons (les homards gonflables…), lui même un ancien financier, est représentatif de cet « art des traders » analysé par Jean Clair, historien de l’art et ancien directeur du Musée Picasso : « Est arrivée la crise de 2008. Subprimes, titrisations, pyramides de Ponzi : on prit conscience que des objets sans valeur étaient susceptibles non seulement d’être proposées à la vente, mais encore comme objets de négoce, propres à la circulation et à la spéculation financière la plus extravagante ». Le développement de cette bulle spéculative confirme les pronostics faits bien avant la crise par Jean Baudrillard, critique regretté des simulacres de la société de consommation. Il avait décrit la capacité de cet autre marché à « faire valoir la nullité comme valeur » : « Sous le prétexte qu’il n’est pas possible que ce soit aussi nul, et que ça doit cacher quelque chose », l’art contemporain « spécule sur la culpabilité de ceux qui n’y comprennent rien, ou qui n’ont pas compris qu’il n’y avait rien à comprendre. Autrement dit, l’art est entré (non seulement du point de vue financier du marché de l’art, mais dans la gestion même des valeurs esthétiques) dans le processus général de délit d’initié ».

Délit d’initiés, car, comme les subprimes et la titrisation, cette valorisation financière de la nullité repose sur une division du travail tacite entre collectionneurs privés, fondations (qui défiscalisent à hauteur de 60 %), musées d’Etat et journalistes afin de décider dans le dos du public des valeurs à la hausse. Dans ce système, l’artiste est en fait plus créé qu’il ne crée. « Les commissaires se sont substitués aux artistes pour définir l’art », résume Yves Michaud, philosophe et ancien directeur de l’Ecole des Beaux-Arts. L’important n’est pas l’artiste mais ce processus associant collectionneurs, fonctionnaires et critiques qui le désignent. Dans un milieu de plus en plus fluide : les collectionneurs pénètrent les conseils des musées publics, les « artocrates » passent du ministère de la Culture, aux musées et aux fondations, les grands collectionneurs prescrivent le marché tandis qu’à coup d’expositions et d’achats, les fonctionnaires d’un Etat culturel de plus en plus co-financé par le mécénat privé orientent l’argent des contribuables pour valider auprès du public la cote des artistes sélectionnés. C’est l’un de ces petits marquis de la rue de Valois qui avait dit il y a quelques années au peintre Gérard Garouste qu’il n’aimait pas sa peinture « qui ne représentait en rien l’art français ».

Imposture en bande organisée

Comme toute les impostures en bande organisée, cet art d’initiés additionne les risques. D’abord ceux que représentent les grands enfants que sont ces nouveaux artistes. Ils peuvent vendre la mèche comme l’avait fait un jour Jeff Koons : « Mon œuvre n’a aucune valeur esthétique… Le marché est le meilleur critique ! » Une fois qu’ils sont starisés, il est parfois difficile de les contrôler et ils peuvent se montrer approximatif dans le réglage du niveau de provocation, comme McCarthy ou comme cet autre génie qui avait, la nuit, pendu aux arbres d’une place de Milan des imitations d’enfants pour se gausser des ploucs locaux horrifiés au petit matin... Car leur créativité sans bornes est aussi facile que risquée : n’importe qui peut être candidat à l’art conceptuel. Ce qu’avait anticipé Claude Levi-Strauss dans son fameux article sur « le métier perdu » en peinture a bien muté : il n’y a plus besoin d’une formation technique aux métiers de l’art pour récupérer une vieille palette sur un chantier, faire faire un tonneau à une voiture, mettre du caca en conserve ou produire des pénis en chocolat. « L’acte artistique ne réside plus dans la fabrication de l’objet, mais dans sa conception, dans les discours qui l’accompagnent, les réactions qu’il suscite », explique la sociologue Nathalie Heinich, auteur du Paradigme de l’art contemporain (Gallimard).

Le risque peut venir aussi des collectionneurs, qui par inculture ou passion spéculative, ne savent pas s’arrêter quand il faut, parce qu’ils se flattent, au travers de leurs actes d’achat, d’ignorer le passé, l’histoire, la culture dont il faut faire table rase. « Avoir un Jeffs Koons chez soi dispense de justifier ses gouts tout en envoyant un message clair : "Je suis riche" », explique la marchande d’art Elisabeth Royer-Grimblat. « De la culture au culturel, du culturel au culte de l’argent, c’est tout naturellement que l’on est tombé au niveau des latrines, souligne Jean Clair, Le fantasme de l’enfant qui se croit tout puissant et impose aux autres les excréments dont il jouit ».

La machine à cash dévoilée

A ce propos, Philippe Dagen est assez inquiet pour se permettre dans son rappel à l’ordre de sermonner aussi François Pinault. Il reproche au grand collectionneur d’avoir lui aussi commis l’erreur d’exposer dans sa Fondation les œuvres scatologiques de McCarthy et d’autres petits génies dont l’inventivité se réduit à représenter divers carnages, sodomies et supplices sexuels. Il recommande à Pinault et à ses « conseillers » de suivre plutôt l’exemple de son frère ennemi en spéculation artistique, Bernard Arnault, dont la Fondation Vuitton, « loin de chercher le scandale », sait maintenir les apparences, avec un « art ni transgressif ni régressif ».

Car, insiste Dagen, s’il se réduit à la « blague salace », à la « provocation grasse » et au « scandale sexuel », l’art contemporain aura du mal à continuer de faire croire qu’il est autre chose qu’une machine à cash fonctionnant au coup médiatique. Le risque le plus grave serait de perdre la complicité des élus-gogos et des fonctionnaires drogués au mécénat. Car ces provocations programmées ont besoin de disposer de lieux publics emblématiques et prestigieux (Tuileries, Versailles, Grand Palais, place Vendôme, etc.), la profanation de ces célèbres écrins historiques permettant de sacraliser des « œuvres » – poutrelles de ferraille, animaux gonflables, carcasses de voitures, étrons géants, etc. – qui n’auraient pas le même effet sur un parking de supermarché ou un échangeur d’autoroute. Dagen explique qu’un bug pas banal comme le plug anal « fournit des arguments à tous ceux qui, avec Luc Ferry pour maître à penser, tiennent l’art d’aujourd’hui pour uniformément nul – une vaste blague ». Le philosophe dénonce en effet régulièrement, avec exemples confondant à l’appui, l’« imposture intellectuelle » de cet « art capitaliste jusqu’au bout des ongles », qu’il analyse comme une version nihiliste de la « destruction créatrice » de Schumpeter étendue de l’économie à la culture.

Derrière les cris des perroquets hurlant aux « réacs »

Pour l’instant, les réflexes sont toujours là. Canal + continue à ânonner le catéchisme habituel : « Avec cet art qui appuie là où ça fait mal, McCarthy n’a pas fini de déranger et de briser les tabous, et c’est tant mieux pour nous ! ». Et la ministre de la Culture Fleur Pellerin a gagné le prix de la célérité à atteindre le point Godwin de nazification de l’affaire McCarthy en tweetant : « On dirait que certains soutiendraient volontiers le retour d’une définition officielle de l’art dégénéré ». Plus significatif était le retrait et l’embarras très inhabituel de l’autre ministre de la Culture, Jack Lang, sur le plateau du Grand Journal : il ne dissimulait pas son peu d’empathie pour McCarthy, préférant s’inquiéter de la « spéculation » et de « l’unanimisme » régnant depuis quelques années dans le monde de l’art. Autre parole remarquée, l’aveu récent, au moment de partir à la retraite, d’un des plus grands marchands d’art, Yvon Lambert : « J’arrête aussi parce que mon métier a changé, il n’y a que le fric qui compte ».

Philippe Dagen a donc estimé urgente sa mise en garde et son article remarqué constitue un tournant historique dans ce petit milieu spéculatif. Le puissant critique du Monde a bien senti, derrière les cris des habituels perroquets hurlant aux « réacs », le silence gêné des professionnels de la profession se demandant si l’affaire du plug anal de 24 mètres de la place Vendôme n’était pas le premier accident industriel du juteux business de l’art contemporain. Philippe Dagen est leur « lanceur d’alerte ».
Du même auteur
Déshonneur syndical sur toute la ligne
L’Histoire qui passe
La CEDH, ce machin qui nous juge

mercredi 29 octobre 2014

À GAUCHE, C’EST À DROITE

D’abord, à tout saigneur tout honneur, impossible de ne pas citer dans le contexte de cette chronique l’émouvante réaction d’un de ces humanistes sensibles et honnêtes dont regorge ce parti de notables corrompus qu’est devenu le PS, Thierry Carcenac, encore président du Conseil général du Tarn et co-resonsable de la mort d’un jeune écologiste : « MOURIR POUR DES IDÉES, C’EST UNE CHOSE, MAIS C’EST QUAND MÊME RELATIVEMENT STUPIDE ET BÊTE. »
Il faut le voir et l’entendre prononcer ces mots absolument stupides et bêtes, mais aussi proprement infâmes, pour mesurer à quel degré d’abjection déshumanisée trop de politiciens actuels sont descendus.
Il fallait entendre hier matin Gattaz, monstre d’hypocrisie cynique, parler du chômage avec des trémolos dans la voix !
Quand un gouvernement pleure la mort d’un parfait salopard promu contre toute évidence au rang de superhéros, PDG d’une entreprise multinationale parmi les plus ignobles, et ne trouve pas un mot pour regretter une bavure dont il est clairement responsable, il y a vraiment du souci à se faire pour ce qu’on ose encore appeler démocratie…
Non, le libéral-nazisme que je dénonce depuis 20 ans n’est pas une invention, il est en marche, et il est plus que temps de l’arrêter, si c’est encore possible.
C’est dans cet esprit que je vous recommande de la manière la plus pressante de prendre le temps de voir et d’entendre l’admirable discours prononcé en 2012 par Roberto Scapinato, procureur général auprès du parquet de Palerme, en hommage à son collègue assassiné par la Mafia avec la complicité des politiques, Paolo Borsellino. Je dis prendre le temps, et non la peine, car il s’agit d’un moment de formidable citoyenneté vivante et dynamisante, et qui rassure : il n’y a pas au monde que des Carcenac, Cahuzac, Carrez, et autres Hollande, Sarkozy, Juppé ou Valls, il y a encore des hommes dignes de ce nom.



À compléter si vous le souhaitez par la lecture de sa remarquable intervention :



Complété à la lumière des événements en cours, dont celui que je viens d’évoquer, voici un texte écrit au tout début 2014, et que le manque de temps et un certain découragement devant l’anesthésie profonde du peuple de gauche m’avaient dissuadé de publier à l’époque.
J’y adjoins un court texte de Suarès sur les politiciens qui colle à ceux d’aujourd’hui aussi cruellement que la tunique de Nessus à la peau d’Hercule !
Et, pour faire bonne mesure, à l’attention, entre autres, de ce bon Monsieur Carrez, j’ajoute un texte fort intéressant sur l’égalité républicaine.


André Suarès, Machiavel à un sou

À GAUCHE, C’EST À DROITE

Il y a un bon moment que je ne me reconnais plus dans la gauche, tout particulièrement dans cette « gauche » qui se proclame « responsable » parce qu’elle accepte de renier ses principes et de se corrompre en jouant le jeu archi pipé du pouvoir « démocratique » instauré par de Gaulle pour son usage personnel et très tôt récupéré et magistralement instrumentalisé par l’oligarchie financière, représentée dès l’origine par Georges Pompidou, second Président de la Vème République après avoir été directeur général de la Banque Rotschild puis Premier Ministre du Général.
Les notions de droite et de gauche ne sont à mes yeux plus du tout analysables selon les critères qui permettaient il y a encore une trentaine d’années de les distinguer.
Pour moi, la différence entre la droite et la gauche, c’est désormais celle qui sépare radicalement ceux qui sont pour la domination sans partage de la nature par l’espèce humaine, et qui sont donc prêts à la « maîtriser » par tous les moyens, pour en faire notre servante, et ceux qui souhaitent coopérer avec la nature et admettent que nous faisons partie d’elle et ne pouvons bien vivre qu’en harmonie avec elle.
À ce titre il est clair que le PS français est de droite depuis plus de trente ans du fait de sa vision du monde consumériste et globalisante, toute pleine d’une mégalomanie naïve et d’un affairisme retors. Conception du progrès extraordinairement primaire et simpliste, croassance, croassance ! croassent-ils, toujours à la remorque des ringards du libéralisme le plus obtus.
À mes yeux, le véritable clivage droite-gauche n’est pas du tout entre « réactionnaires » et « progressistes », comme le disait encore la sénatrice PS Laurence Rossignol, dans l’hymne à la croissance qu’elle serinait sur France-Inter il y a quelques mois. Elle tenait le discours actuel du PS, un discours luciférien au sens exact du terme. Lucifer prétend nous donner la maîtrise de l’univers ; au lieu de coopérer, de collaborer avec la nature qui nous a créés, il s’agit de la dominer, de la châtier, de lui faire finalement payer le fait que nous ne sommes pas maîtres de notre existence, que ce soit au départ ou à l’arrivée.
L’idée de l’homme-Dieu, l’anthropocentrisme, c’est selon moi une vision du monde fondamentalement de droite. Être de gauche, c’est avoir des principes et des valeurs, et s’efforcer de les mettre en pratique. Cela commence par un profond respect de la vie, même quand cela nous oblige à réfréner notre mégalomanie.
En ce sens, parler d’UMPS est ici inévitable, à condition de rajouter FN, tant les formations politiques traditionnelles, de « gauche » ou de droite se rejoignent dans le plus systématique irrespect de la vie…

Être de gauche, c’est admettre que chacun de nous est un microcosme au sein du macrocosme, et véhiculer des valeurs de paix, de coopération, et de liberté réelle, c’est à dire de liberté dans le cadre des contraintes nécessaires au respect de la liberté d’autrui (et par « autrui », je n’entends pas seulement mes congénères, mais l’ensemble des êtres vivants de notre monde).
Être de droite, c’est considérer que la liberté de l’homme implique le servage de la nature tout entière, et la domination sans partage de l’espèce animale la plus « développée » de ce microcosme qu’est notre planète au regard de notre galaxie, elle-même grain de poussière au sein de l’univers…
Avec comme corollaire le règne sans partage au sein de l’espèce elle-même du fort sur le faible, en vertu d’une fallacieuse « loi de la jungle ».
Être de droite, c’est donner au mot progrès le sens d’une conquête toujours plus radicale de la nature, et d’une croissance indéfinie.
C’est penser que la technique peut résoudre tous les problèmes, c’est assimiler le progrès non à une amélioration qualitative, mais à une augmentation quantitative : la culture du record est pour moi typiquement de droite, et, poussée à l’extrême comme de nos jours, d’extrême-droite.
Qu’est en effet le progrès aux yeux des dirigeants actuels ? S’agit-il de rendre l’humanité meilleure ? Ou de la rendre plus « riche », entendez de rendre les riches encore plus riches, quitte à appauvrir encore davantage les pauvres ? Le progrès pour eux, c’est la conquête toujours plus totale, toujours plus radicale de la nature en une prédation sans frein qui est l’exact contraire du fonctionnement d’un biotope viable.
C’est en ce sens que je peux dire sans craindre de me tromper que la politique actuellement menée par le PS est une politique d’extrême-droite, au sens où j’entends ce mot. Voyez Notre-Dame-des-Landes, Sirvens, le Lyon-Turin, le nucléaire, le bétonnage systématique et généralisé (en 15 ans l’équivalent de deux départements de terres agricoles a été détruit en France…) et plus généralement la soumission toujours plus servile à la finance et à ses grands patrons…
Politique libérale dans laquelle le règne du plus fort, celui de l’individu triomphant, et la guerre économique qu’il implique l’emportent sur toute autre préoccupation. Sous couvert d’intérêt général et de libertés, il s’agit de conforter définitivement le règne des individus dominants, en entérinant officiellement le pouvoir, déjà exercé de fait par l’oligarchie économico-financière, par une marchandisation totale de notre société, livrée aux appétits individuels exploités par les multinationales, voyez le traité transatlantique en cours de négociation.
Cela vaut aussi bien en matière de liberté (prétendue) dans le libéralisme économico-financier qu’en matière de libertés (prétendues) par rapport aux valeurs sociétales, famille, homosexualités, procréation assistée, GPA, euthanasie.
Liberté débridée : il s’agit de faire sauter tous les garde-fous pour agrandir l’espace vital des puissants, tout comme Hitler voulait que la race aryenne « supérieure » asservisse ou élimine les populations « inférieures » et annexe leurs territoires et leurs richesses.
Si on part de cette grille d’explication, qui peut paraître simpliste à première vue, mais qui a l’immense mérite d’être fonctionnelle, on comprend clairement ce qui se passe en France et dans le monde depuis une cinquantaine d’années.
Et l’on se rend compte que beaucoup d’hommes « de gauche » sont incontestablement très à droite, et qu’il est quelques hommes de droite dont les idées et l’action relèvent de ma conception de la gauche. C’est pourquoi je disais en 2000 que Chirac était en fait, sinon en parole, d’extrême-droite, et d’une extrême-droite « moderne » infiniment plus dangereuse que le fascisme traditionnel et passablement ringard d’un Le Pen. C’est encore plus vrai de Sarkozy, et ce l’est au moins autant de Hollande, défenseur objectif de l’extrême-droite néo-libérale, cette oligarchie archi corrompue que je nomme libéral-nazisme.
De ce pur produit de l’enseignement dogmatique et radicalement dépassé de nos lamentables grandes écoles, et tout particulièrement de la fabrique de cadres surformatés et incultes qu’est HEC, je n’attendais rien, ses propos les plus anciens laissant clairement apparaître sa nature de serviteur dévoué du grand capital. Mais il m’a épaté par l’infernal culot avec lequel il a renié sa parole. Car c’est bien l’actuel président « socialiste » de la République qui disait récemment : « L’action que nous menons vise à donner plus de liberté aux entreprises. Ce sont elles qui, librement, détermineront l’avenir du pays ». Lecteur, pèse ces mots, ils disent très exactement ce qu’ils veulent dire…
Et ce matin encore (mardi 28 octobre), sur France-Inter, Gattaz reprenait la même antienne de l’entreprise comme phare et guide, führer au bout du conte et des comptes, de toute société humaine. Ce qu’ils veulent, les libéraux-nazis, c’est une Entreprise de mille ans. Et ils sont prêts à tout pour arriver à leurs fins. Comme je l’annonçais il y a quinze ans, le néo-libéralisme n’est doux – si j’ose dire ! –, que quand il peut parvenir à ses fins sans utiliser la manière forte, tout de même coûteuse, et parfois génératrice de pénibles effets boomerang. Mais le désastre aidant, face à la révolte qui monte, et les carottes manquant, nous commençons à voir en tous domaines pointer le bout du gros bâton.
La violence de plus en plus ouverte de la répression de tous ceux qui s’opposent réellement au système actuel est ainsi on ne peut plus éclairante quant à la nature réelle de la démocratie française, totalement inféodée au grand capital en un fonctionnement de plus en plus clairement mafieux.
Peuple, réveillons-nous !

LA MORT DE ROBESPIERRE, OU L’ÉLAN DE L’ÉGALITÉ BRISÉ

Lundi 28 Juillet 2014 à 05:00 | Lu 24128 commentaire(s)

FRANCIS DASPE*

La réaction thermidorienne qui allait s’enclencher après l’exécution de Robespierre marque nettement la fin des rêves d’égalité approchés pendant la révolution. Un combat toujours actuel.

Il y a 220 ans, les 27 et 28 juillet 1794, la Convention renversait Robespierre. Le 10 Thermidor de l’An II, lui et ses amis étaient guillotinés. La signification de cet événement est considérable. Elle a été pourtant sujette à manipulations.
L’exécution des robespierristes marque d’abord la fin de la révolution. Certes des débats autant idéologiques qu’historiographiques existent quant au terme de la révolution française. Certains le fixent en 1799, au coup d’état de Brumaire qui marque la fin de la République et l’arrivée au pouvoir du consul Napoléon Bonaparte. D’autres retiennent 1815 et l’abdication définitive de l’empereur Napoléon I° qui permet le retour de la monarchie des frères de Louis XVI. Dans le sens d’une rupture dans la recherche de plus l’égalité, la mort de Robespierre marque bien la fin de l’idéal révolutionnaire.

Elle consacre en fin de compte le triomphe de la deuxième phrase de la l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Celle-ci est trop souvent oubliée, pour ne retenir que la première phrase, nécessaire et consensuelle (les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits). Si celle-ci proclame l’égalité civile (et donc la fin de la société d’ordres et de privilèges de l’Ancien Régime), la seconde se refuse à faire de l’égalité sociale l’horizon commun de la nouvelle société. En effet, les « distinctions sociales » y sont consacrées, même si elles sont contrebalancées par « l’utilité commune » En affirmant ainsi que « les distinctions sociales ne pourront être fondées que sur l’utilité commune », la voie vers une société de classes était ouverte, avec toutes ses injustices contre lesquelles le mouvement ouvrier et socialiste se bat depuis deux siècles. Car la notion d’utilité commune est ce qu’il y a de plus délicat à manier, se prêtant aisément à toutes les formes d’instrumentalisation. Dire que les nobles et les courtisans oisifs avaient une utilité commune toute relative est évident ; en profiter pour établir des hiérarchies parmi les futurs travailleurs beaucoup moins.

La réaction thermidorienne qui allait s’enclencher après l’exécution de Robespierre le montre nettement. Le rétablissement du suffrage censitaire en constitue un premier exemple. Le discours de Boissy d’Anglas pour le justifier est à cet égard édifiant. Trois extraits de son discours en témoignent. « L’égalité civile, voilà tout ce que l’homme raisonnable peut exiger. L’égalité absolue est une chimère ». « Nous devons être gouvernés par les meilleurs, les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois ». « Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature ».

Les éléments de la réaction se sont également étendus au champ économique. La loi sur le maximum des denrées fut abolie dès la fin de l’année pour revenir à la liberté économique caractérisant une véritable société de classes. Ce fut d’ailleurs l’ultime insulte qu’entendit l’Incorruptible au pied de l’échafaud : « Foutre, le maximum ! ».
Il en est allé de même pour d’autres domaines, qu’ils soient physiques ou symboliques. Car c’est dans cette articulation que réside la sinistre alchimie des contre-révolutionnaires. Les velléités de République sociale que portaient les Montagnards furent en effet liquidées. Physiquement avec les derniers députés qui siégeaient sur la crête de la Convention (ils étaient nommés pour cela les Crétois). Ils avaient soutenu lors des ultimes insurrections des sans-culottes parisiens de germinal et de prairial (1° avril et 20 mai 1795) les revendications populaires résumées par le mot d’ordre « du pain et la constitution de 1793 ». Symboliquement ensuite : le mot révolutionnaire fut proscrit par le décret du 12 juin 1795, la destruction des bâtiments des Jacobins de la rue Saint-Honoré fut ordonnée par celui du 24 juin.

L’analyse de cet événement historique possède une actualité ; elle ouvre également des perspectives. Le combat pour l’égalité reste toujours une urgence au moment où tous les rapports notent l’accroissement des inégalités sociales et territoriales. Pour cela, les thermidoriens d’aujourd’hui, c’est-à-dire les réactionnaires et les oligarques de tout poil, sont à l’œuvre. Ils ont, pour parvenir à leur dessein, mobilisé la notion d’équité. Elle leur sert de caution commode. Ils l’utilisent pour masquer le caractère intrinsèquement sombre de leurs visées, en agitant le concept vague d’égalitarisme. Le triomphe de l’équité sonne en réalité comme le renoncement à l’égalité. En cas d’obstacle, les nouveaux réactionnaires n’hésitent pas à utiliser différentes formes de violence, sociale et symbolique principalement. Celles-ci s’inscrivent dans le prolongement de la terreur blanche des contrerévolutionnaires. L’héritage de Robespierre et de la République montagnarde nous incite plus que jamais à entretenir le flambeau de l’égalité.


* Francis Daspe est secrétaire général de l’AGAUREPS-Prométhée (Association pour la gauche républicaine et sociale – Prométhée). Il est également co-auteur du livre intitulé « Hollande, la République pour cible », éditions Bruno Leprince, collection Politique à gauche, avril 2014.

mardi 29 juillet 2014

DE JULES BRETON À ALAIN SAGAULT, UNE FAMILLE...

 DE JULES BRETON À ALAIN SAGAULT, UNE FAMILLE DE PEINTRES

continuité et différence

Exposition à la Bergerie de Tournoux, du 1er au 20 août 2014

L’association Temps partagés réunit cette année à Tournoux quatre générations d’une famille de peintres, quatre regards de peintres, de Jules Breton, son trisaïeul, à Alain Sagault, en passant par Adrien Demont, Virginie Demont-Breton et leur fille Adrienne Ball-Demont.

Le 1er août 2014 à 20h45 :

Conférence de Françoise Alexandre :
« De Jules Breton à Alain Sagault, une famille de peintres. »

Françoise Alexandre présentera à travers œuvres picturales et écrits poétiques et autobiographiques cette étonnante lignée d’artistes qui se consacre à l’art depuis près de deux siècles.
Gratuit, dans la limite des places disponibles.

L’exposition, en accès gratuit, est ouverte à la Bergerie de Tournoux (04530, Saint-Paul-sur-Ubaye), chaque jour de 15 h 30 à 19h.
Attention : du 11 au 14 août, l’accès à l’exposition est réservé aux auditeurs des concerts de la Semaine musicale de Tournoux.

Email :contact.tempspartages@gmail.com Tel : 06 10 23 61 26

*

« La peinture est une maladie qu’on transmet à ses descendants. Notre famille en est un exemple. »

Adrien Demont, Souvenances, 1927

Peindre, c’est proposer une vision du monde. Chacun de nous a la sienne, qui naît aussi, avec elles, contre elles, de celles qui l’ont précédée. Ainsi nourrie, la peinture parfois se transmet sur plusieurs générations, si bien qu’à travers les différences d’époque, de tempérament, mais aussi de technique et de vision, apparaît une continuité fondamentale dans le désir récurrent de partager notre émotion personnelle devant la persistante beauté de notre monde.

Depuis une dizaine d’années mon approche s’oriente toujours davantage, à travers notamment l’aquarelle, vers ce que j’appelle le presque rien, à la recherche des couleurs de la lumière.
Cette recherche, je me rends compte chaque jour davantage de ce qu’elle doit à la lumière de la baie de Wissant dont mon inconscient d’enfant a été si tôt et si profondément pénétré. Ce paysage originel, métaphore de l’infini, rejoint par la suite par d’autres, Venise, l’Irlande et la montagne de l’Ubaye, s’est ancré dans mon regard au point de renaître sans cesse dans ma peinture, sous les aspects infiniment variés que déploie chaque jour sous nos yeux le jeu sans cesse recommencé de l’amour entre la terre, l’eau, l’air et le feu.

Alain Sagault

 Quand André Gide…

Quand André Gide s’écrie « familles je vous hais » il accuse le rôle et l’influence de la famille. Utile ou néfaste, enrichissante ou castratrice, la famille ?
Le risque de se situer dans le sillage familial n’est pas mince.

Cette exposition pourrait engendrer une confusion, à lever d’emblée.
Il ne s’agit pas d’opérer un rapprochement artificiel du fait d’une filiation patrilinéaire entre artistes d’époques différentes, mais plutôt de constater comment un même point d’origine peut induire des différences qui finissent curieusement par rapprocher, du fait d’un regard imposé par le lieu. Ce n’est qu’après, longtemps après, que de très surprenantes coïncidences peuvent apparaître. Seul en partage à des générations de distance, le motif d’origine se constitue comme un formidable déclencheur.
Vrai pour la baie de Wissant, comme ce le fut aux orées du siècle précédent pour Collioure ou L’Estaque avec les Fauves et les Cubistes.
La fidélité à un territoire sauvegardé engendre des émotions et des évocations dont la traduction picturale se révèle d’autre nature. Ne serait-ce que pour ce qui concerne, dans le cadre de cette exposition, les techniques employées, peinture à l’huile ou aquarelle.
Les ruptures prolongent parfois, comme le montrent ces cartes postales d’un même endroit, « hier et aujourd’hui ».

Alain Sagault peint malgré le poids de ses aïeux. Après avoir ressenti leur imposante présence imposée à sa jeunesse, il a fini par grimper sur leur épaules, en supposant sans doute leur accord implicite, pour prendre son envol. Parvenant à s’en détacher, il s’en est peu à peu rapproché.

Jean Klépal – juillet 2014

vendredi 4 juillet 2014

SORDIDES OU MÉDIOCRES ? LES DEUX, MON GÉNÉRAL !

« Quel peuple rend l’amour qu’on lui donne, sinon à qui le trompe et le flagorne, et ne le méritant pas n’en est que plus aimé ? »
André Suarès, Lord Spleen en Cornouailles

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Je cultive mon jardin.
Les roses ont des épines, mais leurs fleurs et leur parfum me sont raisons de vivre et d’espérer.
Pour autant, même contre elle, on est de son époque.
Il faut donc bien la vivre, aussi, jusque dans ses cloaques. Et Dieu sait que les égouts de ce temps ne sentent pas la rose !

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Je n’y peux rien, j’aime trop la beauté pour ne pas détester la laideur, pas tant celle du corps que celle de l’âme. Plus que jamais dénoncer et combattre la laideur destructrice des hommes et des femmes de pouvoir, de paraître et de profit, ces tumeurs ambulantes qui corrompent tout ce qu’elles touchent.
Un Sarkozy ne peut tromper que ceux qui lui ressemblent, et malheureusement ils sont nombreux à être aussi profondément médiocres, aussi viscéralement lâches, et au fond aussi désespérément puérils que celui qu’avec une grande perspicacité ils élisent pour les représenter.
Il est des êtres dont la laideur intérieure se voit littéralement sur leur visage, transparaît dans chacun de leurs mouvements, déforme chacune de leurs expressions et s’exprime malgré eux dans leur voix.
Ils sont loin d’être la majorité, mais ils la séduisent parfois un temps car dans les débuts rien n’est plus reposant que de se laisser aller à la bassesse.
Je me faisais ces réflexions après avoir entendu sur France-Inter un de ces être vils qui déshonorent la politique et dont le discours, répugnant dans la forme autant que dans le fond, me donne à tout instant envie de vomir.
Un adjectif définit parfaitement l’attitude et les propos de Nathalie Kosciusko-Morizet sur France-Inter hier : sordide. L’écoutant, j’entendais la voix de son maître : ce n’était qu’insinuations perfides, et non seulement perfides, mais malhonnêtes, et sciemment, volontairement, malhonnêtes, approximations, demi vérités et mensonges grossiers.
« Je ne sais pas s’il y a un cabinet noir à l’Élysée, mais… » ânonnait-elle sans trêve.
En voilà une au moins qui a compris le message de l’infâme Basile du Barbier de Séville, ce parangon des lâches :

« La calomnie, Monsieur ? Vous ne savez guère ce que vous dédaignez ; j’ai vu les plus honnêtes gens près d’en être accablés. Croyez qu’il n’y a pas de plate méchanceté, pas d’horreurs, pas de conte absurde, qu’on ne fasse adopter aux oisifs d’une grande ville, en s’y prenant bien : et nous avons ici des gens d’une adresse ! ... D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano vous le glisse en l’oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable ; puis tout à coup, on ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil ; elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ? »

Quel mépris des autres, et, au fond, quel mépris de soi-même !
Sarkozy, trader de la politique désormais has been, peut prendre sa retraite, il a formé une élève qui promet de dépasser le maître.
Dans la laideur, mais aussi dans le grotesque (étonnant comme le discours de ces malfaisants se retourne contre eux pour les dépeindre comme ils sont, au moment même où pour mieux masquer leur déchéance ils tentent d’attribuer leurs tares à autrui).
Comme la tache de sang sur la main de lady Macbeth, la médiocrité toujours refait surface : ce qui, après le haut-le-cœur, frappait l’esprit, c’est l’extraordinaire sottise, l’insondable médiocrité de la « prestation » de cette prétendue « bête politique ».
Comment, si taré soit-il, un politicien à l’époque de l’internet peut-il encore s’imaginer convaincre avec des ruses aussi cousues de fil blanc, des procédés rhétoriques aussi éculés ? Quand elle se fait aussi visible, la malhonnêteté intellectuelle devient risible.
Et ce sont ces gens-là qui vont pourfendant le populisme et la démagogie !
Pendant ces quelques minutes, Nathalie Kosciusko-Morizet a sans cesse utilisé le mot « évidence », sans doute, parce qu’elle sentait bien que son discours était tout sauf évident.
Après cette performance, il est une « évidence » qui ne lui échappera sans doute pas si elle prend la peine de visionner son enregistrement : quand on se la joue Messaline, il arrive qu’on se révèle Bécassine…

Histoire de souligner le contraste, et à l’intention de ceux de mes lecteurs qu’incommoderait cette « évidence » que NKM et ses propos ne sentent pas la rose, je cueille, dans le livre que j’ai commis récemment en compagnie de ma merveilleuse amie Debbie Robertson, « Ubaye, vallée ouverte », un petit texte fleuri et tout pénétré des vœux pieux d’un humanisme sans doute dépassé, puisqu’il chante le respect de la vie et le sens de la parole donnée, que ce soit à autrui ou à soi-même :

La vie en rose

Enfin, sur le fond de la « contre-attaque » sarkozyenne, voici la réponse d’une « dame », comme dirait le camarade Sarkozy, d’une magistrate, comme on dit quand on est un citoyen digne de ce nom, au délire paranoïaque intéressé de celui qui n’est jamais si vulgaire que quand il tente de jouer au grand seigneur, tant le contre-emploi saute aux yeux :

03/07/2014

Oui les juges ont des opinions politiques, non ce n’est pas ce qui les détermine

par Evelyne Sire-Marin. Vice président du TGI de Paris, et néanmoins syndiquée.

On apprend donc, avec la mise en examen d’un ancien Président de la République, pour la deuxième fois sous la 5ème République (après Jacques Chirac), que certains juges auraient des opinions politiques, et même pire, seraient syndiqués.
Nicolas Sarkozy, jetant sa cape de prestidigitateur sur les six affaires de trafic d’influence et de corruption dont les ombres se rapprochent, n’a qu’une chose à dire : rien sur le fond, tout sur le complot des juges rouges contre lui.
Nicolas Sarkozy quitte le tribunal de Bordeaux, où il vient d’être interrogé par les juges dans le dossier Bettencourt, le 22 novembre 2012. Photo Pierre Andrieu. AFP.
Puisque l’une des deux juges d’instruction appartient au syndicat de la Magistrature (on oublie d’ailleurs toujours l’autre juge d’instruction et l’intérêt de la co-désignation des juges pour éviter ce type d’attaques), tout est pipé.
Et d’en tirer une conséquence implicite qui a été peu développée : il aurait fallu, s’agissant de LUI, nommer deux juges non syndiqués. On n’est pas loin de ce que le Front National a lui-même toujours revendiqué dans son programme : l’interdiction du syndicalisme judiciaire et la dissolution du Syndicat de la Magistrature.
Imagine-t-on une démocratie où, avant de désigner des juges d’instruction pour suivre un dossier, on s’interrogerait sur l’opinion politique de chacun des magistrats ? Et comment faire ? La majorité des magistrats ne sont syndiqués ni à l’USM (l’Union syndicale des magistrats, syndicat majoritaire), ni au Syndicat de la Magistrature. Est-ce à dire qu’ils n’ont pas d’opinion politique ? Faut-il alors contrôler leurs votes pour la connaître ?
Les magistrats seraient bien les seuls. Les journalistes, les avocats, les policiers ont tous des convictions politiques, et personne ne pense que cela leur interdit d’être des professionnels irréprochables. Mais les juges, eux, devraient être des pages blanches, des cerveaux transparents, pour être impartiaux.
C’est ignorer, d’abord, que la majorité des affaires judiciaires nécessitent une technicité, une compétence juridique, qui n’a pas grand-chose à voir avec les convictions politiques personnelles du magistrat : juger qu’un enfant est ou non en danger, rendre une décision en matière successorale, contractuelle, commerciale, exige surtout de respecter (et de connaître) la multiplicité des textes en vigueur, et leur application jurisprudentielle. Difficile de dire si les auteurs de ces décisions judiciaires sont de droite ou de gauche.
Et les juges pénaux ? Ils représentent moins d’un dixième des 9000 magistrats, et captent toute la lumière médiatique. Les juges d’instruction, juges des libertés, juge d’application des peines, présidents de correctionnelle ou de Cour d’Assises, peuvent-ils être des citoyens, dotés d’une liberté d’opinion et d’expression ?
C’est en tout cas ce qu’affirme le code de déontologie des magistrats réalisé par le Conseil Supérieur de la Magistrature : "Le magistrat bénéficie des droits reconnus à tout citoyen d’adhérer à un parti politique, à un syndicat professionnel, ou à une association et de pratiquer la religion de son choix."
Mais quels que soient les engagements citoyens du magistrat, comment Monsieur Sarkozy, qui est avocat, peut-il ignorer que le code pénal et le code de procédure pénale, auxquels il a lui-même ajouté plus de 30 lois, enserrent les pouvoirs des juges dans un formalisme extrêmement strict, sans aucune possibilité d’interprétation personnelle, quelles que soient leurs convictions ?
La garde à vue par exemple, dont il estime qu’elle n’aurait pas dû s’appliquer à sa personne, concerne 800.000 personnes par an, parfois pour des infractions comme la vente de bouteilles d’eau à la sauvette, dont chacun pourra juger de la gravité au regard de qualifications comme le trafic d’influence ou la corruption, en toile de fond de l’affaire à l’origine de sa garde à vue, où l’on soupçonne des financements libyens de la campagne présidentielle de 2007, à hauteur de 50 millions d’euros.
Quant à la mise en examen, elle s’impose lorsqu’il existe des indices permettant de penser que quelqu’un a commis une infraction, notamment pour lui permettre d’accéder au dossier, et d’exercer toute une série de droits (droit de recours, demandes d’expertises, d’auditions, de confrontations…).
Si les savoureuses écoutes téléphoniques entre M. Sarkozy, son avocat et deux hauts magistrats, réalisé à partir de téléphones acquis au nom d’identités usurpées, et techniquement conçus pour échapper à la surveillance policière, ne sont pas des indices graves ou concordants de trafic d’influence justifiant, non pas une condamnation, mais une mise en examen pour continuer à enquêter, il vaut mieux décider de supprimer le juge d’instruction, comme le souhaitait un certain Nicolas Sarkozy.
La procédure pénale française est ainsi : des soupçons, et c’est la garde à vue ; des indices, et c’est la mise en examen ; des charges suffisantes d’avoir commis une infraction, et c’est le tribunal.
Nicolas Sarkozy en est à la deuxième étape, et personne ne peut dire si le dossier justifiera qu’il passe à la 3ème.
Personne, même pas les juges, qu’ils soient rouges ou bleus.

Histoire de compléter ma réponse aux deux commentaires de l’ami Klépal, j’ajoute ces quelques lignes de Suarès, sur lesquelles je suis tombé tout à l’heure en poursuivant la lecture de son essai sur Cervantès :

André Suarès, Au nom de la beauté

jeudi 19 juin 2014

L’ÉLECTION PESTILENTIELLE

Juste avant l'orage

Juste avant l’orage © Sagault 2014


« Nous sommes entrés dans l’âge des conséquences », remarquait Winston Churchill.
Qui disait par ailleurs d’un capitaine de cavalerie qu’il était si bête que même ses camarades s’en étaient aperçus…

Des capitaines de cavalerie, le monde politique actuel en regorge, à commencer par l’actuel président, digne aboutissement d’une lignée de politiciens tarés qui suffit à elle seule à déconsidérer le désastreux régime présidentiel de la Ve République : un régime incomparable, qui réussit le prodige de ne donner aux citoyens que le pouvoir de choisir tous les cinq ans, entre des démagogues aussi malhonnêtes qu’incompétents, celui qui les cocufiera le plus abondamment et le plus insolemment.
Considérant les mérites tout particuliers dont ont fait preuve dans cet exercice scabreux les deux derniers occupants de ce trône méphitique, il semble qu’il ne serait que trop légitime de promouvoir l’un et l’autre de ces deux zozos au rang combien enviable de chef d’escadrons…
Quant aux conséquences de nos errements, qui ne se limitent hélas ni à l’hexagone franchouillard, ni à son ineffable système de gouvernance (j’emploie en toute connaissance de cause ce vocable, rendu ignoble par l’usage qu’en font les oligarques au pouvoir, car il correspond parfaitement au régime infantilisant conçu par un général de brigade cacochyme pour les veaux qu’il menait à l’abattoir nucléaire), nous commençons à les prendre en pleine figure.
Pestilentielle, oui, cette élection qui permet, que dis-je, qui récompense tous les mensonges, toutes les manipulations, toutes les tricheries, et qui dégrade la démocratie représentative en la réduisant à l’approbation obligatoire d’un président élu qui n’a de comptes à rendre que tous les cinq ans.
La Cinquième République pue depuis toujours, et à sa puanteur originelle de pouvoir quasi absolu et de corruption induite, elle ajoute depuis trente ans le remugle écœurant d’un cadavre en décomposition toujours plus avancée.
En témoigne l’invraisemblable actualité qui rassemble dans le même déshonneur et la même illégitimité l’actuel président et celui auquel il succède, l’un se prêtant à toutes les tricheries pour gagner une campagne, l’autre mentant comme un arracheur de dents pour se faire élire avant de renier sans aucune pudeur tous ses engagements en pratiquant une politique diamétralement contraire au programme soumis aux électeurs.
J’entendais l’autre jour l’actuel Sinistre de l’Intérieur, Bernard Cazenave, exiger le respect, allant jusqu’à proférer cette incroyable et perverse ânerie : « Je suis le Ministre du Respect ». Ce qu’oublie le premier flic de France, c’est qu’on n’obtient jamais que le respect qu’on mérite. « Exiger » le respect, c’est s’en avouer indigne. Le discours méprisant de ce grand argentier promu argousin en chef, loin de forcer le respect, était aussi méprisable que le comportement d’un président qui se dispense de respecter ses promesses de candidat.
Il serait temps que les politiciens apprennent enfin ce que les mots veulent dire, et que le premier pas vers une authentique démocratie consiste à dire ce qu’on fait et à faire ce qu’on dit, en bref à mettre en accord ses paroles et ses actes.
Impossible de respecter celui dont les actes contredisent les paroles ; les menteurs et les escrocs n’ont aucun droit à réclamer des citoyens un respect dont ils ne font pas preuve envers eux.

« Mon amie, c’est la finance, ma maîtresse, c’est la finance », voici ce qu’aurait dit le futur locataire de l’Élysée si sa langue n’avait pas malencontreusement fourché.
Car ses amis, ou plutôt ses maîtres, ceux dont il est l’esclave soumis et consentant, ce sont les financiers.
Qu’il rejoint dans la nullité. On ne lit pas L’Équipe tous les matins impunément…
Et ce n’est pas d’hier qu’on sait ce que valent les financiers.
« La dynamique de l’argent est étrangère aux financiers » écrivait André Suarès en 1905. Et il poursuivait :

Le très éclairant texte qui suit pourra sembler aller contre le verdict de Suarès, puisqu’il vise à mettre en lumière l’intelligence des classes dominantes.
Mais de quelle intelligence s’agit-il ? Toute tendue vers la conservation et l’augmentation, toute bornée à un égoïsme de caste sans vision, l’intelligence des riches n’est que de court terme, et en s’opposant à toute évolution, puis en systématisant une involution littéralement mafieuse, elle finit tôt ou tard par provoquer la révolution qu’elle tente de tuer dans l’œuf et se suicide avec ceux qu’elle détruit.
Un riche intelligent, ce serait un riche qui saurait partager…

Rencontre avec Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon,
auteurs de La violence des riches
L’OLIGARCHIE DES RICHES, DES MÉDIAS ET DES POLITIQUES

Le conflit des intermittents est révélateur de la soumission de l’État à la violence des riches : un rapport de la Cour des comptes a construit un déficit exorbitant, monté de toutes pièces afin d’attaquer la protection sociale de la précarité. Le commissaire à la Cour des comptes en charge de ce rapport sur les intermittents est Michel de Virville, dirigeant du Medef, mis en examen dans une escroquerie de plusieurs dizaines de millions d’euros…

Dans La violence des riches Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon identifient cette violence et les conflits d’intérêt entre Hollande et les milieux d’affaire. Rencontre.

Zibeline : L’État français devient selon vous « une société de service pour les dominants ». Comment se fait-il que l’opinion en soit inconsciente, et que persiste l’idée qu’on s’en prend aux riches ?

Michel Pinçon : Le discours dominant est très fort, d’une intense duperie idéologique. Pour la réforme des retraites par exemple, la réalité a été étouffée. Les gens se sont dit : on vit plus longtemps, il est donc normal que l’on travaille plus. Alors que le coût de l’espérance de vie supplémentaire est largement compensé par les gains de productivité. Le calcul sur la retraite n’inclut pas la croissance des richesses produites ! Cette croissance se fait toujours au profit du capital, jamais du travail, volontiers considéré comme un coût, une charge.

Monique Pinçon-Charlot : En ce moment, après les échecs électoraux du Parti socialiste, tous les gens que j’ai interviewés depuis 15 jours disent la même chose : le mille-feuille administratif ça coûte trop cher, il faut simplifier. Alors que la réalité de la réforme territoriale, c’est la libéralisation des territoires : il s’agit d’inoculer la notion de compétitivité, qui est une notion issue de l’entreprise, à tous les échelons de la vie économique et sociale, y compris géographique. Mais les gens n’en ont pas conscience, ils ont intégré l’argument libéral.

Jamais la barbarie financière et économique n’a été aussi forte, jamais aussi elle n’a été si bien mise à jour aussi ; comment se fait-il que les contre-vérités du discours dominant soient pourtant admises ?

M.P.-C. : C’est quelque chose qui nous tétanise tous. Cette situation est le résultat de multiples processus qu’on décrit dans La violence des riches. La violence économique, d’abord : on casse les emplois, on casse le système productif français ; puis les 5 millions de chômeurs deviennent une arme de chantage pour le Medef.

Et puis on trafique nos pensées, notre langage. Tous les patrons du CAC 40 sont propriétaires des médias, ils achètent même des maisons d’édition : Denis Kessler vient de s’offrir les Presses Universitaires de France !

Cette violence si forte devrait conduire à un soulèvement, à un rejet !

M.P.-C. : C’est une violence perverse qui avance sous le masque de la démocratie, de la liberté, des droits de l’homme. Ils sont parvenus à se servir de la défense de la liberté pour dominer ! Nous, intellectuels de mai 68, en sommes, bien malgré nous, responsables. Mai 68 a permis d’instaurer le néolibéralisme dans nos pays, en confondant liberté et liberté d’échange…

Comment parviennent-ils à mystifier nos esprits ? Vous décrivez dans votre livre une rencontre avec Antoine Seillière, qui vous avait en quelque sorte cloué le bec !

M.P. : On a expérimenté le pouvoir symbolique de ces milieux dirigeants lors de nos entretiens. On était dans des situations où nous étions dominés, malgré nos études : les habitants des beaux quartiers ont une assurance personnelle fantastique, ils sont sûrs de la justesse de leur combat, qui est de s’enrichir, et de faire que ça dure : c’est légitime, puisqu’ils sont les meilleurs ! La reproduction de génération en génération de leur conscience d’appartenir à une élite, et d’avoir droit à plus que le commun, leur donne une force inouïe.

M.P.-C. : C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’y a guère d’autres sociologues qui travaillent sur ce milieu : cette violence symbolique est difficile à vivre. Les riches en imposent par leur courtoisie, ils ont de « la classe », à savoir que leur seule apparence physique indique leur appartenance à l’aristocratie de l’argent. Et ils ne sont pas simplement riches parce qu’ils ont beaucoup d’argent. Ils sont riches aussi par leur capital culturel et leur capital social, c’est-à-dire leurs relations, leurs réseaux, qui se situent toujours au sommet de la société.

M.P. : Oui, ce sont des gens qui cumulent toutes les formes de richesse.

M.P.-C. : Les intellectuels négligent d’analyser les dominants ; ils s’intéressent aux dominés, et à leurs très nombreux problèmes. Pourtant il faut comprendre la cause de ces problèmes. Quant aux journalistes, nombreux sont ceux qui ont intérêt à adopter les codes et à se soumettre à cette classe bourgeoise qu’ils interrogent.

M.P. : Il y a des financements pour aller voir la misère sociale, pas pour aller voir chez les bourgeois comment ça se passe.

On vous a reproché votre proximité avec les riches que vous étudiiez…

M.P.-C. : Oui, on revendique l’empathie avec les gens avec lesquels on travaille. Mais on ne s’est jamais cachés, on a toujours écrit dans L’Humanité et ceux que nous interrogions le savaient très bien.

M.P. : Le capital de séduction des riches leur permet de tout présenter comme naturel.

M.P.-C. : Oui, le système néolibéral est naturel, comme le soleil. Les déficits publics, le « trou » de la sécurité sociale, les inégalités, les paradis fiscaux et l’État sont admis comme allant de soi. Or ce sont des constructions sociales de la classe dominante. Parvenir à casser la machine idéologique qui est derrière est très difficile.

Naturalisation des inégalités sociales et discours dominant ou idéologique : tout ceci n’est pas neuf…

M.P. : Mais avant il y avait un patron dans l’usine et des ouvriers, ce qui rendait les rapports de classe visibles ; aujourd’hui ce sont des fonds de pension qui dépècent les usines. Alors les entreprises sont devenues des biens sur lesquelles on spécule.

M.P.-C. : La financiarisation de l’économie, qui s’appuie sur une révolution technologique avec l’informatique qui a permis la mondialisation, repose sur un système théorique mis au point dès les années 40, par Friedman et Hayek. Ce système néolibéral qui a été mis en œuvre par Pinochet, Reagan puis Thatcher.

C’est une révolution incroyable, que nous n’avons pas l’impression de vivre. Le changement s’est fait par la capacité de la classe des riches à intégrer le marxisme, c’est-à-dire à intégrer la lutte des classes pour la renverser en sa faveur. De sorte que les riches apparaissent comme des créateurs de richesses, des bienfaiteurs, et non pas comme des délinquants en col blanc.

M.P. : Et de sorte que les ouvriers apparaissent comme des coûts et des charges. Avec ce processus, la classe ouvrière a été coupée de son histoire, le travail, précaire et parcellisé, n’est plus perçu comme source de fierté : « surtout mon fils ne sois pas ouvrier ».

Le massacre social n’est pas de la seule responsabilité anglo-saxonne. Dans votre livre vous montrez bien la participation active des dirigeants français à cette financiarisation néolibérale.

M.P.-C. : C’est plus qu’une participation ! Les politiques, y compris de la gauche socialiste, les journalistes, sont happés voire intégrés à l’oligarchie dominante ; c’est une oligarchie qui est politique, financière, économique et médiatique. Et c’est ce qui a changé dans cette révolution : les médias sont au cœur de l’oligarchie ; ce qui n’était pas encore le cas en 1986 quand on a commencé à travailler sur les riches.

La vraie question est celle-là : ces dirigeants socialistes pouvaient-il faire une politique de gauche ? Avaient-ils le choix ?

M.P.-C. : Oui

Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ?

M.P.-C. : Les élites du Parti socialiste sortent de l’ENA, de polytechnique ou de HEC ; c’est-à-dire de machines qui sont faites pour réaliser la mayonnaise oligarchique entre les différents pôles de la classe dominante : la noblesse, la bourgeoisie et le pôle libertaire. Bourdieu l’a très bien décrit dans La noblesse d’État ; et Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme. Ces grands bourgeois ont eu l’intelligence d’intégrer les critiques hédonistes de Mai 68, à un moment où le capital avait besoin de toujours plus de libre-échange. Ce qui s’est traduit par la liberté du capital, la suppression des frontières et à terme des nations ; ainsi les multinationales dictent leur loi.

M.P. : Quand on lit La gauche bouge de François Hollande coécrit en 1983 avec de futurs oligarques de ses amis, on voit qu’il y adhère pleinement au néolibéralisme.

Tout choix alternatif au néolibéralisme est aujourd’hui taxé de populisme.

M.P.-C. : Ces choix ont toujours été violemment attaqués. Nous aussi nous vivons personnellement cette opération de décrédibilisation ; quand je suis invitée sur un plateau de télévision on me renvoie l’image de la sociologue engagée, militante, alors qu’en face de moi j’ai trois militants, mais à fond, du néolibéralisme ! Mais pour eux c’est naturel, ce n’est pas du militantisme.

S’agit-il, comme le décrit Foucault lorsqu’il parle de la reproduction de la délinquance, d’une stratégie sans stratège ?

M.P.-C. : Notre travail décortique la bourgeoisie en tant que classe sociale au sens marxiste du terme, une classe en soi, avec des positions dans la société relativement proches, et une classe pour soi, consciente d’elle-même. C’est-à-dire consciente de ses intérêts.

Sa mobilisation est intense sur le front économique, mais aussi culturel et social.

Terminons sur le score du Front national aux dernières élections européennes…

M.P. : Le Front national tient un discours au plus près des aspirations du peuple mais dans un mensonge terrible…

M.P.-C. : Une véritable imposture ! Le Front national est mis en place par la classe dominante pour éliminer la gauche radicale. Regardez le temps de parole entre le Front de Gauche et le Front national dans les médias : c’est un rapport de un à vingt ! Les statistiques du CSA sont accablantes.

Comment en est-il arrivé là ?

M.P.-C. : Le Front national est largement une création des socialistes, notamment depuis Mitterrand ; et la politique au service du Medef de François Hollande n’a rien arrangé. L’intérêt des socialistes consiste à faire monter le Front national pour ensuite le diaboliser dans une stratégie de front républicain. Leur ennemi n’est pas le Front national, qui compte beaucoup de bourgeois comme eux ; on en a même parmi nos interviewés. Leur ennemi c’est la gauche radicale.

Situation désespérante alors !

M.P.-C. : Il y a des solutions, comme celle de rendre le vote obligatoire avec comptabilisation des votes blancs. De nombreux électeurs ne votent plus parce qu’ils ne se sentent pas représentés, qu’ils ne veulent plus voter PS ou UMP. Le vote obligatoire avec comptabilisation des votes blancs est une réformette facile à mettre en place. Pourquoi les socialistes ne le font pas ? Parce que c’est une mesure démocratique, mais qui détruirait leur système de domination politique aujourd’hui illégitime.

Entretien réalisé par RÉGIS VLACHOS
Juin 2014

lundi 19 mai 2014

RETOUR VERS LE FUTUR : SUARÈS EN SON JARDIN

« Où le cœur n’est point, il n’y a rien, ni dans l’art ni dans l’homme. »
André Suarès, Idées sur Edgar Poë, Sur la vie, 1909.

Saut de ligne d’un centimètre

Les morts aussi donnent vie

Saut de ligne d’un centimètre

Suarès, c’est la vie en mouvement. Toute la vie et tout le mouvement. Jamais Suarès ne se fige, il ne tient pas en place, mais il est toujours là où il est, nulle part ailleurs, donc jamais là où on l’attend. C’est un kaléidoscope qui tourne autour d’un axe immuable : la quête de la beauté parfaite, l’exaltation de la vie, la recherche inlassable de la perfection.
Suarès ignore la compromission : quoi qu’il arrive et quoi qu’il en coûte, il est toujours lui-même.
D’où qu’il voie si clair, et aie le regard si juste et si perçant.
Non pas donneur de leçons, mais vrai maître à penser, donc maître à vivre.
Le texte qui suit fut refusé par l’éditeur.
Cinq ans plus tard, à l’initiative de l’Allemagne [1], éclatait la Première Guerre Mondiale.

André Suarès, D’une barrière, in Sur la vie, 1909.


André Suarès, L’argent est la matière reine, extrait de Pensées du temps sans dates, in Sur la vie, 1909

SUARÈS EN SON JARDIN

Je reprends ici un court texte de présentation du Condottière, publié il y a deux ans, en résonance avec un texte de l’ami Klépal, dont je ne saurais trop vous recommander les épistoles improbables

André Suarès, scandaleusement méconnu ?
Non, très normalement, très logiquement méconnu.
Il faut lire Suarès. André Suarès est un génie. Comme tel, il lui arrive de dire des bêtises ; il les rend intelligentes. Ses provocations font sursauter, puis réfléchir : elles ne sont jamais gratuites, il reste juste jusque dans ses excès. En bon génie, il est contagieux. Il ne vous convainc pas, il vous convertit. Il arrive à ce volcanique de s’embourber dans des dévotions têtues, de piétiner dans d’extravagants anathèmes, mais il en sort toujours par le haut, à force de passion généreuse et de cette sorte de clairvoyance que confère l’attention quand elle est transcendée par un regard qui n’est plus seulement celui de l’esprit mais celui de l’âme, de l’être entier donc, dans toute la force de sa ferveur amoureuse : la lave dont il déborde brûle et purifie tout.
Suarès ne saurait se contenter d’être lui-même : il lui faut se dépasser, se distiller, devenir l’essence de lui-même. D’où le Condottière, ce personnage d’une surhumaine liberté, puisqu’il ne se loue que pour être sûr de ne jamais se vendre…
Le Condottière, c’est le Suarès idéal, épuré, épouillé de toutes les scories de l’existence quotidienne, comme tel seul digne d’aller à la rencontre de son Italie idéale et de la conquérir, joyau comme elle et comme elle brillant de mille feux ; jusqu’à ses pailles qui nourrissent sa flamme ! Comme à l’émeraude, ses impuretés lui sont jardin.
Suarès jamais n’a peur du ridicule, et c’est ainsi qu’il triomphe, tout feu tout flamme, nu comme braise – incandescent.
Comme toute vraie flamme, il décape et réchauffe à la fois, éliminant comme en un creuset alchimique l’accessoire pour distiller l’essentiel.
Ce qui fait de « Voyage du Condottière » une œuvre sublime, c’est que tout y est faux. Je veux dire que tout y est plus vrai que le vrai, et que vous ne rencontrerez jamais en Italie l’Italie de Suarès, mais qu’au contraire l’Italie vraie vous permettra de découvrir l’Italie rêvée de Suarès, tout comme le Condottière nous révèle l’ultime Suarès, non pas le seul vrai, mais le seul digne d’être vrai.
L’Italie lui est jardin, qu’il ouvre au public tout en en préservant le secret. Sans grande difficulté, car il sait bien qu’aux yeux du paresseux ordinaire les secrets des jardins, même publics, restent définitivement cachés.
« Voyage du Condottiere » est un splendide manuel de révolte positive. Il place l’art à sa juste place, la première, exaltant en une extraordinaire vision mystique la vertu de la beauté.
Cette Italie de Suarès, c’est la quintessence de l’Italie, distillée dans le fabuleux alambic d’une imagination fulgurante, une Italie idéale, plus juste et plus pure, plus fidèle à ce qu’elle devrait être si elle était parfaite, plus conforme donc à la réalité ultime, qui ne naît pas de notre vue, mais de notre vision.
Suarès est un voyant : à travers le prisme chatoyant de son regard, il recrée littéralement l’Italie, à son usage et au nôtre.
On est ici dans le même genre d’alchimie recréatrice qui transfigure et mythifie les pommiers normands chez Proust, qui permet à Pessoa de donner vie à travers ses hétéronymes à toutes les facettes d’une personnalité qui devient ainsi l’homme-orchestre et la caisse de résonance de l’âme lusitanienne.
Ces trois écrivains majeurs ont en commun le génie le plus précieux : leur verbe transcende tout ce qu’il touche pour en mieux révéler l’essence.
Saut de ligne d’un centimètre

André Suarès, Voyage du Condottière, pages 321-322 et 416-417


Presque au hasard, quelques extraits [2] de « Voyage du Condottière », histoire de donner une idée du regard si curieux et si personnel de Suarès, ainsi que de la flamboyance de son style, qui n’exclut jamais une incroyable acuité :

Page 42 : « Une nouvelle espèce d’huissiers porte-chaînes garde les musées, à présent : ils sont pleins de docteurs, qui ne permettent pas aux passants de rêver devant les œuvres : ils ont pris l’habitude de croire qu’elles leur appartiennent. Parce qu’ils n’en sauraient jamais imaginer aucun, ils se donnent l’air de mépriser nos romans et nos poèmes. Mais on rit de la défense. Et je me permets tout ce qui ne leur sera jamais permis.
À chacun son métier. Je ne parcours pas le monde pour leur plaire, ni pour tenir registre de leurs erreurs. Un musée n’est qu’un catalogue pour les maîtres d’école et les critiques. Pour les poètes, c’est une allée des Champs-Elysées où chacun réveille les ombres heureuses de sa dilection, où il s’entretient avec les beautés de son choix. Paix aux érudits dans leurs catacombes : mais qu’ils nous la laissent. Je ne voyage pas pour vérifier leurs dates : je me suis mis en route pour délivrer les Andromèdes captives, pour faire jaillir les sources, et prendre au vol les images. Je veux ouvrir les palais dormants avec ma clef. Je suis oiseleur et chevalier errant. »

Page 47 : « L’œuvre d’art est accomplie, quand, au bonheur que la beauté donne, de prime abord, ne manque pas non plus le rêve qu’elle propose, le poème qu’elle inspire au passant et à l’artiste. »

Page 52 : « Musique, qu’on ne peut trop aimer ! Amour, le premier et le dernier ! Charme du cœur, aile de la chair, sensualité qui se dépouille ; vraie province de l’âme, quand elle s’abandonne à son propre mouvement et cherche la pure volupté. »

Page 60 : « Il faudrait accepter cet art pour ce qu’il est : c’est là comprendre. Mais on ne peut se borner à comprendre : vivre va bien au-delà. Ni philosophe, ni historien, je suis homme. J’aime ou n’aime pas. L’art est une passion ; et l’on vit en art, comme on vit en passion : le goût est le tact délicat de ce qui nous flatte ou de ce qui nous blesse. Peut-être le goût est-il le sens le plus subtil de la vie. On me prend le cœur, si on l’émeut ; et faute de l’émouvoir, on le dégoûte. Qui a goûté de l’émotion, ne se plaît plus à rien, sinon à être ému. En art, l’émotion c’est l’amour. »

Page 89, de Stendhal : « Dupe de rien, il veut l’être de la passion.
Il a donc le sens profond de l’art : il sait que l’art est, d’abord, une ivresse de la vie. Il sait que, dans la douleur même, l’art cherche une volupté ; et que l’artiste est le héros de la jouissance. Ce monde-ci veut qu’on en jouisse à l’infini. »
« Il fait des bons mots pour qu’on le laisse en paix à ses grands sentiments. »
« Ambitieux, il est au-dessus de toute ambition : voilà la bonne manière, et non pas de dédaigner l’ambition, sans en connaître l’appétit mordant. »

Page 92 : « Vivre de toutes ses forces, il n’est pas d’autre volonté pour l’homme bien né ; et c’est le seul moyen d’être heureux. L’homme n’a point d’autre bonheur que de posséder la vie, point d’autre devoir que de lui faire rendre tout ce qui est en elle, point d’autre vertu que de s’y faire héroïque. Beaucoup qui ne le seraient en rien sont des héros en aimant.
Avant tout, la force du caractère. Le caractère, c’est à dire la passion d’être soi, à tout prix. »

Et pour mes amis de la Vallée de l’Ubaye, voici ce qu’il écrit, page 96, des gavots, en parlant des bergamasques :
« En Provence, on donne le nom de « gavots » aux gens du haut pays. Ils ont une sorte de verdeur un peu brusque, une verve franche, une naïveté rude ; beaucoup d’action et de ruse paysanne, l’amour du gain et plus encore de l’épargne. C’est un peuple à longs calculs et à petites dépenses, patient, têtu et qui ne plaint pas sa peine. Bergame et Brescia m’ont paru deux sœurs gavottes, comme Digne et Gap, si ces deux bonnes vieilles provençales, dans leur belle jeunesse, avaient fait un brillant mariage. »

Pages 97-98, éreintement soigné, assez mérité à mon goût, de Donizetti, s’achevant sur cette parfaite rosserie : « Il a donc sa statue, qui eût été bien plus curieuse si on l’avait osé faire justement parlante. Il est assis sur une chaise percée ; mais il est vêtu et sans verve. La Muse qui l’inspire n’est pas non plus placée comme il faut. Tous les deux s’ennuient. Le misérable ne compose plus sa musique : il l’entend. »

Page 105, Vérone sous la neige : « La rue est profondément déserte, ce soir. Sinistre et blême, elle n’est même pas éclairée. Elle a cette lumière crépusculaire qui sort de terre, quand le sol est couvert de neige, et qui est la clarté glaciale des ténèbres. »

Page 110 : « Les docteurs ne vont jamais sans la farce : c’est leur toge naturelle. »

Page 172 : « La perfection s’achève dans le silence. »

Page 256 : « Il (Donatello) n’a pas la grandeur de Giotto, n’ayant pas cette foi religieuse qui préserve l’artiste d’oublier le monde supérieur : il n’en a portant pas perdu le contact et le souvenir. »

Page 263, à propos de Fra Angelico : « La couleur, sang plastique et douce ivresse de la forme, est la fille charnelle du rêve et de la volupté ; le plus souvent, elle enveloppe la pensée de tous les prestiges du plaisir, de tous les charmes de l’appétit ; et l’âme même s’y fait corporelle. Dans les poèmes de Fra Beato, c’est la chair qui devient esprit : la couleur transpose les corps dans les tons éthérés de l’âme. La fresque n’a jamais été plus immatérielle. Les feux de l’amour prennent une fraîcheur d’oasis. La douleur et tous les supplices s’épurent dans une tendresse qui est le sourire de l’innocence accomplie. Ce moine béni n’est pas un enfant. Il sait le mal ; il sait les passions ; mais son imagination en est le purgatoire, et il dissipe tous les orages dans son arc-en-ciel. Il sauve la souffrance, notre damnation ; il donne aux misères de l’homme ou à quelques-uns de ses abîmes l’adorable repos du cœur innocent. Une paix incomparable règne dans ces images : les plus violentes ont le calme de la pureté parfaite. Une eau lumineuse lave tous ces visages : l’aurore, rosée du matin, efface les songes du mal, et la fièvre du péché n’est plus qu’un souvenir, un nuage qui se dissout en pleurs riants. Voici les cœurs sanglants sur la tige des heures fatales : ce sont des roses. Une paix, un repos, une douceur sans pareille, dans un arc-en-ciel des tons les plus purs et les plus vifs, mais aussi les plus tendres, c’est la couleur de cette âme, qui serait une fée si elle n’était pas sainte. »

Page 263, encore : « Immortelle capitale de l’esprit italien, Fiorenza était une petite ville. Et même aujourd’hui, elle n’est pas grande. Voilà pour éclairer les serfs de la masse et de la quantité, si on pouvait jamais les instruire. En son temps le plus prospère, Florence n’a pas compté plus de cent vingt à deux cent mille habitants ; mais alors Dante et Giotto, Boccace et les Villani étaient florentins ; ou Donatello, Léonard, Fra Beato, Botticelli, dix autres grands artistes, dix poètes, vingt hommes du premier rang. Reste à savoir si une ville de dix millions d’automates sans génie est plus digne d’être appelée capitale qu’une cité cent fois moins peuplée et dix fois moins étendue, où tout est qualité spirituelle, art et génie. »

Page 365 : « L’État est imbécile qui se permet de régler les mœurs ; les hommes sont des lâches qui l’acceptent. Non plus des citoyens, mais les têtes d’un troupeau. »
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Un voyage vers la vie (Verzuolo, Piemonte)

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VIVRE ET VOTER COMME DES PORCS ?

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« Même si l’on se propose de substituer un monde à un autre, c’est le premier point de conserver tout ce qui peut être sauvé de tout ce qu’on détruit. Tant que la maison nouvelle n’est pas logeable jusqu’au faîte, tant que le bouquet du maçon n’est point suspendu à la cime du toit, il ne convient pas de raser la vieille demeure ni d’en faire sauter les fondements. Car il faut mettre les peuples à l’abri, et que l’on couche quelque part, fût-ce dans une cave.
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M. Clemenceau a paru un tyran aux brouillons, parce qu’il n’a pas pris le pouvoir pour le détruire ; et il a paru un anarchiste aux gens d’ordre, parce qu’ils ne sont plus capables de comprendre que la fonction du pouvoir est de rendre les révolutions inutiles. Tous les changements sont nécessaires. L’art est de les préparer, et de les faire à temps. Car les changements que la violence impose sont déjà inutiles. »

« C’est un préjugé moderne que l’amour de la liberté souffre tous les excès ; et qu’on n’aime pas sincèrement la justice, à moins de tout pardonner. Telle est la morale des violents : ils ne se doutent pas qu’ils ont aussi besoin qu’on les défende. Mais le dégoût que nous avons des tièdes nous incline, de plus en plus, à la morale de la violence. »
André Suarès, M. Clemenceau, in Sur la vie, 1909.

Je doute.
J’ai toujours douté. Ça ne m’empêchait pas d’agir.
Douter n’empêche pas d’agir, douter permet d’agir mieux.
Aujourd’hui, quand je nous vois, quand je nous écoute, je doute si fort que je n’ai parfois même plus la force d’agir « quand même ».
C’est qu’aujourd’hui je ne doute plus seulement de moi, ou des autres, de mes écrits ou de ma peinture, de notre civilisation, de notre évolution, de notre survie en tant qu’espèce. J’en viens à douter de pouvoir encore douter.
Et je doute aussi – ô combien ! – de l’utilité de ce « blog »…

Il y a tout de même une chose qui pour moi ne fait désormais aucun doute :

JE NE VEUX PAS DE L’EUROPE ACTUELLE.

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Je n’irai donc pas voter, ce serait cautionner un système pervers, qui singe la démocratie avec un cynisme proprement effarant, pour mieux la violer constamment depuis des décennies, et nous imposer l’Europe de l’Argent Roi. [1]

Sur mes motivations, afin d’éviter de me répéter sous une autre forme, je reprends en partie ci-dessous un article auquel je ne vois pas un mot à changer, publié par mes soins le 22 février 2012, en pleine campagne présidentielle :

« Soyons clairs. Nous n’allons pas élire Hollande : nous allons désélire Sarkozy. Car la défaite de l’un n’entraîne pas la victoire de l’autre. On n’élit un Hollande que par défaut. Hollande n’aura gagné, et nous avec lui, que s’il change en profondeur l’idéologie encore au pouvoir, manipulatrice et perverse, et qui devant ses échecs toujours plus flagrants révèle peu à peu sa violence foncière, jusque-là camouflée sous le masque d’une hypocrite bénévolence.
C’est dire qu’il a du pain sur la planche, et qu’il lui faudra faire un sacré grand écart pour ne pas être fidèle à la trahison systématique qui a donné ses lettres de scélératesse à une social-démocratie ayant depuis longtemps délibérément choisi d’être anti-sociale et anti-démocratique.
Il est plus que temps pour les gouvernants actuels, qu’ils s’avouent de droite ou se prétendent de gauche, de comprendre enfin que contrairement à la commode et hypocrite croyance des experts bidons à la Colombani ou à la Reynié, la colère qui gronde n’est pas celle d’un populisme dévoyé, mais celle des citoyens de plus en plus nombreux qui entendent reprendre le pouvoir qui leur a été peu à peu confisqué depuis plus de cinquante ans par des imposteurs cyniques et incompétents, dont la délirante fuite en avant continue de plus belle, déchaînant une violence de plus en plus ouverte à mesure que le désastre qu’ils ont créé apparaît dans toute son ampleur.
Comme l’avait pressenti Orwell, nous vivons dans l’imposture généralisée. Car le triomphe du marketing, c’est le triomphe de l’imposture. C’est la victoire ignoble et suicidaire de l’apparence sur l’essence, de l’avoir sur l’être. En une hideuse caricature, les contraires, déguisés, remplacent les valeurs dont ils sont le masque déformé : la sensiblerie tient lieu de sensibilité, la cruauté se fait passer pour de la force, le mensonge est repeint aux couleurs de la vérité, l’étiquette remplace l’objet, partout les mots tiennent lieu de réalité.
On nomme évolution l’involution sauvage qu’on tente d’imposer à des populations niées dans leur essence même : « La liberté, c’est l’esclavage », tel est le message délivré aux peuples européens, à commencer par le peuple grec. De coup d’état déguisé en coup d’état affiché, on élimine systématiquement les alternatives possibles pour assurer la vérité de l’affirmation initiale et finale qui tient lieu d’argumentaire aux néo-cons de l’Europe libérale : "Il n’y a pas d’alternative" ».

Si, il y a une alternative, il y en a toujours une.
Nous pouvons refuser tout net de continuer à
JOUER LE JEU.
À JOUER LEUR JEU.

Puisqu’il est désormais parfaitement clair que gouverner comme des porcs est bien le seul exploit dont soient capables les « élites » corrompues qui ont confisqué tous les pouvoirs à leur profit exclusif, c’est à nous de cesser de vivre et de penser comme des moutons encochonnés sous la houlette de ces porchers dont l’incroyable déficit d’humanité donnerait à penser qu’ils ne sont pas nos congénères, mais des aliens déguisés, s’il n’était évident que notre « porcitude » même leur donne une sorte de légitimité : ils sont ignobles parce qu’une majorité d’entre nous accepte encore de l’être.

Ni porc, ni mouton, je ne participerai donc pas aux élections européennes, dont la campagne démontre une fois de plus que, jusque dans le domaine des idées, la prétendue « concurrence libre et non faussée » dissimule une pensée unique aussi dominatrice qu’hypocrite.
Je ne me suis pourtant jamais abstenu. L’abstention n’est pas mon fort !
Mais aujourd’hui elle prend un sens, elle marque une rupture.
J’envisage pour la suite d’en tirer les conséquences en renvoyant ma carte d’électeur, en refusant de voter tant qu’une Assemblée Constituante ne sera pas réunie pour refonder la démocratie dans notre pays et si possible en Europe, et en proposant à tous d’en faire autant.

Car si nous sommes assez nombreux à le vouloir,
UNE AUTRE EUROPE
est possible, j’en suis convaincu.


Celle qu’appelait déjà des ses vœux, il y a un peu plus d’un siècle, le génial (pour une fois le mot n’est pas trop fort !) André Suarès dans D’une barrière, texte de 1909 à tous égards si prophétique qu’il fut refusé par La Grande Revue, et ne fut publié qu’en 1925 lors de la réédition du recueil de ces extraordinaires chroniques intitulé Sur la vie.
Vous trouverez ladite chronique en suivant le lien que voici, je la publie en effet dans l’article qui complète celui dont vous achevez la lecture,

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vendredi 21 mars 2014

LA CONFESSION

Je ne taquine que rarement la muse érotique, préférant dans ce domaine la réalité à la fiction, et considérant que l’intimité sied au sexe, ce qui, à en juger par l’impudeur systématique actuellement en vigueur, fait tout autant de moi un dinosaure que mon rejet catégorique de la cuisine moléculaire et des fractales mises à toutes les sauces.
Mais un événement crapoteux récemment survenu dans les hautes sphères du pouvoir me pousse à prendre position de missionnaire en faveur de l’érotisme, non que je m’intéresse à ce qui se passe dans l’intimité du sommet de l’état, mais à cause de l’insondable médiocrité du casting et du scénario, transformant ce qui aurait pu devenir une tragédie shakespearienne en un vaudeville d’une telle grossièreté que même le peu regardant Feydeau s’en fût détourné avec dégoût.
C’est pourquoi, espérant retrouver un peu de cette légèreté subtile qui caractérisait l’une des grandes époques de l’érotisme, notre dix-huitième siècle, je me permets à mes risques et périls d’exhumer le petit dialogue anonyme et d’époque incertaine que voici :
« Mon père, j’ai péché…
– Je suis au courant, Madame, n’en doutez pas.
– À plusieurs reprises, mon père…
– J’ai bonne mémoire, Madame.
– J’y ai pris plaisir, mon père, grand plaisir…
– Madame, je suis assuré que vous n’étiez pas seule dans ce cas !
– Plus grave encore, mon père, c’était avec un homme d’église.
– Madame, rien de rare en l’occurrence. Vous le savez, ma chère fille, la chair est faible et l’esprit souffle où il veut… Au moins, vous étiez sans doute [1] en de bonnes mains.
– Mais de tels actes, mon père, méritent la damnation éternelle !
– Madame, suffit que vous ayez péché. N’allez pas ajouter à votre faute le crime plus grand encore de douter de la clémence de Dieu, comme s’il était en votre pouvoir de juger à Sa place !
– Vous croyez donc, mon cher père, que je puisse compter sur l’indulgence de Notre Seigneur ?
– Je n’ai pas à en juger et ne puis rien vous promettre, ma chère fille. Mais je ne serais nullement étonné qu’Il utilisât vos coupables faiblesses pour vous mener peu à peu, à travers les repentirs qu’elles engendrent, à faire tout doucement votre salut en ce monde et dans l’autre. Comme vous le savez, Madame, contrairement aux vôtres, les voies de Dieu sont impénétrables…
– Hélas, mon père, j’avais bien juré de ne plus succomber, mais le moyen de résister à tant d’empressement…
– Ego ti absolvo… Pour pénitence, ma fille, et afin de m’assurer de la réalité de votre repentir, je ne te rendrai visite en ton boudoir que mardi prochain.
– Oh, merci, mon père !
– Allez en paix, ma chère fille… Et, Madame, pendant que j’y pense, dites à votre cher mari qu’à ne me point visiter de si longtemps, il risque de provoquer, non certes le mien, mais le juste courroux de notre Père à tous, et que s’il ne vient de lui-même à confesse, je l’irai confesser de force !

Extrait des « Sacrées Confessions » manuscrit inédit de l’abbé Gazeau (1671-1769) en cours de publication par Alain Sagault (France)

samedi 15 mars 2014

UBAYE, VALLÉE OUVERTE

Debbie Robertson et moi-même, nous présenterons mardi 18 mars 2014 à 18 h, à la Médiathèque de Barcelonnette, "UBAYE, VALLÉE OUVERTE", un livre bilingue qui réunit quelques-uns des textes que lnous a inspirés la Vallée, traduits par nos soins dans nos langues respectives, et accompagnés de 20 des aquarelles à travers lesquelles j’évoque ma vision des atmosphères de montagne.
Pour en savoir plus et peut-être nous accompagner dans nos promenades autour de cette Ubaye si justement nommée "La" Vallée :

Annonce et bulletin de commande UBAYE, VALLÉE OUVERTE

dimanche 2 février 2014

LA JOIE DE GOLCONDE

VIVRE LA PEINTURE, proclamais-je dans ma dernière intervention sur ce blog.
S’il est quelqu’un qui vit la peinture au sens où je l’entends, c’est bien mon ami Renzulli, qui fut aussi mon maître quand je décidai il y a 23 ans de vivre la peinture (ne pas confondre avec « vivre de la peinture », même si ces deux recherches ne sont pas forcément incompatibles).

Le hasard, c’est ce qui devait arriver…
Les beaux hasards vénitiens ont encore fait jouer leurs délicats ressorts secrets pour faire advenir les rencontres d’autant plus imprévues qu’espérées, et souvent en vain, qui font de cette ville entremetteuse la plus ensorcelante des dispensatrices de coups de foudre…
C’est donc à Venise que, lisant un des deux volumes d’écrits d’André Suarès récemment publiés par la collection Bouquins, j’ai vu venir à ma rencontre un texte inédit, écrit à Venise en juillet 1909, et qui m’a d’autant plus frappé que j’avais vu la veille dans l’antro de Franco Renzulli le tableau qu’il venait d’achever, une merveille à laquelle la photo, hélas ou plutôt heureusement, ne rend pas pleinement justice.
En somme, et pour utiliser le jargon à la mode, en une sorte de prophétie auto-réalisatrice, Suarès parlait de la peinture de Franco avant que Franco la peigne…
Voici donc le texte et la photo, en hommage à ces deux artistes qui me sont chers, et pour le très grand plaisir de les partager avec vous !

André Suarès, La joie de Golconde, Venezia, II, XXII

« Et voici poindre, là-bas, au bout de la ruelle sombre, une promesse d’or, un amas de trésors au plus loin d’un couloir, dans une cave, sous le jour d’un soupirail. La gondole se dirige sur le feu jaune de l’occident, dans un halo rouge, la lumière du soir. (…) Un immense désir me pousse de toucher à la fortune du couchant, de brasser les sequins et les rubis de la lumière. (…) à l’issue d’un long canal plein d’encre, la gondole noire s’alluma d’un seul trait à l’incendie du couchant, comme elle virait, dans une courbe silencieuse, sur le miroir incandescent de la Zuecca. (…) Et je me laisse porter, les yeux éblouis, sur la mer étincelante, la plaine aux moissons de pierres pulvérisées, qui va de Saint-Georges au Lido.
S’il est une ivresse des regards, l’illumination enivre mes prunelles. Je ne sais si je vois mon rêve, ou si je rêve ce que je vois. Comme un plongeur sous la cloche de l’océan, je suis immergé dans la clarté éblouissante. Au plein de ce doux incendie, je suis comme une paille dans une mine d’or fluide. Le brasier du ciel et les tisons des trois horizons coiffent d’une coupole d’incarnat la fournaise liquide où bouillonne le sang de la mer. Pensée de feu splendide ; je brûle avec fraîcheur dans les flammes de la lumière. À cette joie sublime de l’éblouissement, j’élève, dans la joie, des mains impériales, que la même pourpre du ciel illumine. J’entends monter et grandir le murmure d’une bénédiction, comme la fumée d’un encens qui bout. Je rayonne, je participe à ce triomphe. »

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