Des deux textes que je propose aujourd’hui sur ce blogue, le premier n’était pas prévu pour être publié. Mais pour une fois qu’un être humain digne ce nom décide ne pas tout consacrer à la bouffe et de partager non seulement le pain mais la détresse, il me semble que mon minuscule témoignage a lieu d’être. Merci, Solange.
Le second situe le premier dans le contexte global de ce qu’il conviendrait désormais d’appeler la barbarie civilisée, dont un superbe exemple vient encore d’être donné par un « gouvernement du renouveau » baissant de 5 euros par mois les APL tout en supprimant de fait le code du travail et l’impôt sur la fortune… Quelle inventivité !


I


Mercredi 19 juillet en fin d’après-midi, les demandeurs d’asile du CAO de Barcelonnette ont été convoqués par Adoma afin d’être informés des dernières décisions de la préfecture de Digne-les-Bains à leur encontre. Les onze demandeurs d’asile déjà menacés d’expulsion seront donc orientés la semaine prochaine en Plateforme régionale d’accueil des demandeurs d’asile à Marseille près de l’aéroport afin d’attendre leur billet pour être renvoyés en Italie. 33 autres autres demandeurs du centre d’accueil de Barcelonnette sont orientés vers le CAO de Champtercier dès lundi matin. Avant d’être expulsés vers l’Italie dans le cadre de la procédure « Dublin ». Aucune de ces personnes n’a jamais vraiment été entendue par quelques instances que ce soit.
L’association Solidaritat Ubaye lance donc un appel à rassemblement samedi 22 juillet à 9 heures square Abbé Pierre à Barcelonnette afin de protester contre cette décision, d’exiger que les demandes d’asile de ces hommes soient traitées en France, et que leur choix de ne pas retourner en Italie soit respecté. Les adhérents de l’association peuvent être présents à partir de 8h pour installer. Chacun pourra venir montrer son soutien à ces personnes. Il est demandé à tous ceux qui le peuvent d’apporter des tartes, gâteaux etc. pour être vendus au profit des demandeurs d’asiles, ainsi que des instruments de musique. Une quête et une récolte de sacs à dos seront également organisées.

En parallèle de l’association, Solange Houset, 50 ans, infirmière à Saint-Paul-sur-Ubaye a entamé depuis mercredi après-midi une grève de la faim, afin de protester à cette situation : « Rien ne se passait, raconte-t-elle et je n’avais pas d’autres moyens d’actions efficaces et rapides. J’ai décidé de mettre ma santé sur la table en signe d’opposition au traitement réservé à nos amis duscentre d’accueil de Barcelonnette, arrivés il y a 9 mois. Je réclame que leur choix soit respecté, et leurs demandes d’asile soient traités à Barcelonnette, et m’engage à ne plus manger tant que les autorités resteront sourdes à cette situation. Ma vie vaut-elle vraiment plus que la leur ? Oseront-ils rester indifférents ? »

En savoir plus sur http://www.dici.fr/actu/2017/07/21/alpes-de-haute-provence-greve-de-faim-protester-contre-l-expulsion-de-migrants-vers-l-italie-1034247#xrvsAhs2mQ1w2BCQ.99


LA VIE AU FUTUR SIMPLE


Ce matin, avec les sept jeunes érythréens et soudanais qui sont venus au cours de français, comme d’habitude depuis huit mois, nous faisons un exercice autour du futur, celui qui paraît-il est simple.
Ils ont commencé par se présenter, parce qu’il y avait de nouveaux profs. Ensuite la prof la plus aguerrie a mis en place avec leur aide l’emploi du temps de la semaine.
On a bien ri par moments, parce qu’ils aiment rire et nous aussi.
Il y aura demain un nouvel atelier, un atelier poésie. Ils demandent : « C’est quoi, la poésie ? » et on reste secs. Je parlerais bien de beauté, celle qu’on fait avec les mots pour partager tout ce qu’on vit, le bien et le moins bien, et même le pas bien du tout.
Mais dans le « contexte », comme disent ceux qui paraît-il savent, « je ne me sens pas en capacité de... » je veux dire que je ne peux pas leur parler comme ça tout de suite de poésie, vu ce qu’ils vivent depuis huit mois, et depuis bien plus longtemps en fait.
J’aimerais bien pourtant, parce que j’y crois encore un peu à la poésie. Et à les regarder vivre, je pense qu’eux aussi – à leur façon à eux.
Alors on allume l’ordinateur et on tend un drap et on parle du futur, ce qui est drôlement optimiste, parce que je ne suis pas sûr qu’ils en aient un, ni nous non plus. En tout cas notre futur à tous ne sera sûrement pas simple.
Au contraire, dans la vidéo, le futur a l’air simple, quoique...
Le type arrive en pyjama, et sans débander, d’entrée, il déclare : « Je suis trop gros, à partir de l’an prochain je ne mangerai plus au restaurant le midi, comme ça je maigrirai. » C’est dans le futur, parce qu’au présent, même s’il la repousse deux ou trois fois, il fnit par la bouffer, la brioche. Et puis c’est pire d’aller au restaurant le soir...
Il faut dire que sa copine ne l’aide pas à être en capacité de maigrir, elle pousse tout le temps la brioche vers lui, sans doute pour se déculpabiliser d’en avoir déjà mangé plus de la moitié.
Comme il est mal réveillé et trop occupé par sa brioche, elle lui dit comme ça : « Si tu me fais mon café, je t’aimerai pour toujours ! »
À mon avis, c’est pour de rire. On me l’a déjà fait, ce coup-là. En fait, c’est pas du futur, c’est du conditionnel. Ça dure jusqu’au prochain café.
Bon, d’accord, cette histoire de gros qui mangent trop, c’est plus des problèmes d’occidentaux que des problèmes d’Érythrée ou de Soudan, ou d’un peu partout ailleurs, là où on a faim. D’ailleurs il n’est pas gros, le type.
N’empêche, comme on est tous bon public, on a bien rigolé. C’est toujours drôle de voir des gens qui s’inventent des problèmes qui n’existent pas.
Et puis Fred est arrivée.
Elle avait l’air grave, ce qui était logique, parce que c’était grave.
Il y avait un vrai problème.
Du coup, on n’a plus rigolé du tout.
On a essayé de sourire, eux ils ont réussi, ils doivent avoir l’habitude que ça soit grave, à force...
De toute façon, il ne leur reste que ça, le sourire.
C’est pour ça que j’aimerais qu’ils restent avec nous.
Le sourire, c’est justement ce qui nous manque.


UN TRAVAIL DE FOURMI


Ce matin, bien que je la chasse à chaque fois d’un revers de main, une fourmi revient sans cesse sur la table de mon petit-déjeuner sur la terrasse, sous la glycine et les rosiers. Toute seule. Pourquoi ?
Parce qu’elle ne peut faire autrement que suivre sa nécessité.
À son image, je reviens sans cesse sur ce qui à mes yeux ne va pas aujourd’hui. Non que le monde que j’ai connu enfant ait été parfait. Loin de là. Rien d’idyllique, sinon parfois dans la buée du souvenir. À distance, tout paraît plus beau.
C’est là parole de vieux, et j’ai conscience de reprendre une très ancienne antienne…
Pourtant, je n’ai pas envie de dire « C’était mieux avant… ».
Parce que la situation est tout autre, et que ce qui se passe aujourd’hui n’était encore jamais arrivé dans l’histoire de l’humanité.
Je me dois de dire, car c’est la stricte vérité : « C’était différent avant, parce que c’était vivable, et que ça l’est de moins en moins ». C’est qu’à force de « progrès » nous avons réussi à créer un monde invivable.
Ce n’est pas seulement le tout frais septuagénaire en moi qui respire moins bien qu’autrefois. C’est l’être humain qui suffoque.
Oui, le monde où je suis né était très imparfait.
Mais il avait un grand avantage sur l’actuel, il était humain, ou plutôt à dimension humaine, même si les deux guerres mondiales et les dictatures avaient déjà ouvert la voie au règne de la quantité contre la qualité et donc à l’autodestruction en cours. Le temps et l’espace y étaient encore à notre mesure. La réalité n’y était pas encore virtuelle, mais génialement, joyeusement, jouissivement concrète. Une fêlure déjà s’y faisait jour, mais le vase tenait encore ensemble.
Aujourd’hui, il gît à terre, et les mille morceaux du puzzle qui en est issu ne rentrent plus les uns dans les autres.
Je voudrais faire entendre, face à l’incohérence actuelle, à cette inculture essentielle de notre société désintégrée, qui explique ses dysfonctionnements, sa vulgarité, sa malhonnêteté foncière, son assourdissant chaos, la petite musique, harmonieuse jusque dans ses fausses notes, que j’ai eu la chance inouïe d’entendre pendant longtemps, et dont je crains qu’elle n’ait rejoint pour mes petits-enfants, et même pour mes enfants, le grand silence des morts qu’on ne visite plus.
Ainsi comprendra-t-on peut-être pourquoi je dénonce inlassablement la laideur : la beauté existe, je ne l’ai pas seulement rencontrée, je l’ai vécue.
Et j’ai tenté toute ma vie de la partager. Mais dans le monde que nous nous sommes laissés imposer et que nous avons contribué à bâtir, la laideur sous toutes ses formes prend tant de temps et de place, dicte si bien nos vies, que nous ne pouvons plus faire l’expérience de la beauté sans la voir en même temps polluée et dénaturée de mille manières.
C’est là un crève-cœur dont je n’arrive pas à me remettre.
Je n’accepte pas le monde qu’avec notre complicité plus ou moins consciente on nous impose chaque jour davantage, parce que je sais ce que nous perdons à nous résigner à lui, et que je suis convaincu que même s’il était trop tard pour mettre fin au désastre, la seule raison de vivre qui vaille est de lui résister.
Comme toujours, la seule beauté possible est dans la résistance.
La quantité peut étouffer la qualité, mais elle meurt de son absence, et sur les décombres et les ordures qu’elle a engendrés, c’est la qualité qui toujours renaît.
La laideur présente n’a pas d’avenir. Mortifère, elle est aussi suicidaire. D’une façon ou d’une autre, la beauté, qui est la vie, l’emportera. Avec ou sans nous.