La mouche et l’araignée : qui va consommer qui ?



Il ne suffit pas de se dire nouveau pour l’être.
La démarche marketing qui consiste à changer un détail pour présenter abusivement un produit comme nouveau… n’est pas nouvelle !
Très souvent, le produit est resté le même et il arrive fréquemment que le fabricant ait profité de la prétendue « nouveauté » pour diminuer en douce la quantité et/ou la qualité du produit.
La pratique politique actuelle, fondée sur une propagande effrénée et un marketing plus qu’agressif, nous vend les politiciens pour ce qu’ils ne sont pas, donnant pour naturels et sains des produits de synthèse dont la séduction grossière ne dissimule pas longtemps la toxicité.
Toxicité que nous avons été nombreux à signaler de notre mieux, sans illusions, les produits de grande consommation, portés par un matraquage publicitaire éléphantesque, provoquant chez le citoyen-consommateur un comportement addictif qui exclut tout esprit critique et induit une terrifiante soumission à l’autorité de cette manipulation systématique que l’on nomme à tort « communication ».
Il est dans la nature du consommateur, non seulement de consommer, mais de se vouloir consommé par son appétit de consommation, et de se faire littéralement consommer puis consumer par ceux qui lui vendent, très cher, sa provende.
Cela est si peu nouveau que le pain et les jeux se retrouvent constamment dans l’ Histoire au menu de la « gouvernance » des empires décadents.
La seule différence est d’ordre quantitatif, n’est-ce pas, Neymar ? Nous sommes bien plus nombreux, bien plus riches, bien plus puissants, et donc bien plus proches de l’autodestruction.
C’est pourquoi il faudrait que ça change, mais vraiment !
Une mutation de l’espèce s’impose, qui ne sera pas l’œuvre de prestidigitateurs cyniques et d’hommes de pouvoir pour qui le changement consiste à asseoir leur domination et le progrès à s’enrichir toujours davantage.

Plus ça change, plus c’est la même chose, dit la sagesse populaire qui en matière de continuité dans l’exploitation de l’homme par l’homme en connaît un rayon…
Je voudrais apporter un peu d’eau au moulin de ce conservatisme, pas si poussiéreux que ça quand on prend la peine d’y réfléchir, en vous proposant la lecture de deux textes tendant sur le mode plaisant à confirmer cette assertion.
Pour une fois, tentons de rire de notre tragi-comédie…
J’avais écrit le premier, une apothéose au sens strict du terme, il y a une trentaine d’années, en pensant à un fringant politicien de droite extrême et je n’ai eu à changer que quelques détails pour qu’il puisse être dédié à un non moins fringant jeune politicien, parvenu à ses fins, contrairement à l’autre, par la grâce d’un cynisme encore plus révoltant.
Le second est extrait d’un livre d’Émile Souvestre,Le monde tel qu’il sera, publié en 1846. Sous couleur d’y décrire le monde de l’an 3000, l’auteur montre dans ce roman d’anticipation fantaisiste l’aboutissement logique de la fièvre économique, technologique et financière de son époque : le règne absolu de l’argent et la perte d’âme qui en résulte. Le futur qu’il évoque avec une belle ironie, nous sommes en train de le réaliser à notre manière, nettement plus brutale, mais selon les mêmes vieilles recettes.
Il est des nouveautés rances dont l’aspect brillant peut tromper qui veut bien l’être, mais dont le goût dès la première bouchée dit tout.
N’oublions pas qu’il nous reste toujours le choix d’avaler… ou de recracher !

 
APOTHÉOSE

Ce soir-là, comme tous les soirs, j’ai allumé la télé.
Il n’y avait rien, comme d’habitude. Ça tombait bien, je n’avais envie de rien.
J’ai regardé distraitement la retransmission en direct du meeting de Patelin, vous savez, ce politicien libéral-fasciste, un des trois n° 1 du groupuscule Démocratie libérée, l’homme nouveau qui grâce à la géniale complexité de sa pensée philosophique a découvert que pour résorber le chômage, il suffit de mettre tout le monde au travail – sans payer personne, bien entendu.
L’œuf de Christophe Colomb !
Il m’arrive de fermer les yeux pour mieux entendre ce que les gens veulent vraiment dire. Mais là, je savais tellement ce qu’il allait dire (je pouvais pratiquement réciter son laïus en même temps que lui), et ce qu’il pensait réellement par en-dessous que j’ai coupé le son.
C’est très reposant de voir un gugusse s’agiter comme un malade dans un silence de mort, très instructif aussi : ça relativise bougrement l’importance du bonhomme et de ce qu’il raconte, ça en dit long sur ses tics, sur ce qu’il ne peut pas empêcher son corps de dire pour lui, sur ce qu’il veut faire faire à son auditoire, et accessoirement, ça fait naître de sérieux doutes quant à la nécessité de l’agitation humaine.
Moi qui suis paresseux comme une couleuvre, ça me détend beaucoup de voir les autres se stresser inutilement.
Patelin donc faisait de grands moulinets à attraper les gogos, écarquillait de grands yeux d’enfant pour souligner sa sincérité, ramenait sa mèche en arrière pour rappeler sa jeunesse et élargissait son front pour exalter la hauteur de sa pensée, avançait fièrement le menton pour signifier sa fermeté, se le prenait dans la main pour illustrer sa pondération et son sérieux, bref s’adonnait à un cinéma d’autant plus grotesque qu’il était désormais muet.
Au moment où je me disais que les Guignols de l’Info auraient pu faire l’économie d’un dialoguiste tant le silence de Patelin était parlant, quelque chose a changé.
Mais alors radicalement ! Tant qu’à zapper, c’est là que j’aurais dû le faire. Mais ce qui arrivait était si incongru, si invraisemblable qu’au lieu de zapper, j’ai remis le son.
La bouche de Patelin, cette fente flexible rompue à toutes les contorsions de la langue de bois, échappant à son contrôle, venait de s’ouvrir toute ronde, lèvres avancées avec une innocente impudeur, exactement comme celle des nourrissons quand on leur tape dans le dos, non après les meetings, mais le biberon fini, pour faire sortir le rot magistral qui leur ouvrira toutes grandes les portes d’un petit somme bien mérité.
Ce rot muet était si inouï au milieu du flot sirupeusement calibré des éructations tribuniciennes de Patelin que j’ai illico remis le son, et à fond !
Entre temps, Patelin avait visiblement rougi (lui que rien ne fait rougir, ai-je pensé, ça devient intéressant…) sans pour autant perdre le fil du discours brillamment pondu par son nègre préféré, l’inévitable Erik Orsenna :
« …et la cynique démagogie de nos adversaires nous fait un devoir de dire aux français par ma bouche la triste réalité bien en face, les yeux dans les yeux… »
Il disait ces calembredaines la main sur le cœur, l’enfoiré, histoire de tâter un peu son portefeuille d’ancien ministre des Finances.
À « les yeux dans les yeux », sa bouche s’est rouverte toute grande, un vrai troisième œil mal placé qui, en fait de clin d’œil, a lâché le rot le plus monstrueux jamais entendu à la télévision, un son caverneux, traînant et impérieux comme le rugissement du phoque en rut.
Le bougre essayait de fermer la bouche, mais le rot était le plus fort, il jaillissait, éruption emportant tout sur son passage !
Ça s’est arrêté, il a vacillé, repris son souffle et le fil de son discours :
« Et ce ne sont pas les basses manœuvres des ennemis de la démocratie qui nous empêcheront d’accueillir les voix ô combien respectables d’un électorat d’extrême-droite désorienté mais foncièrement honnête, puisqu’à la droiture se reconnaît la droite, et plus elle est à droite plus elle est au net, en même temps que la gauche se découvre à la générosité de son accueil des voix les plus étrangères ! Ainsi, laissons sans barguigner (Orsenna avait dû être très content de ce "barguigner" introduisant dans le sérieux un peu compassé du discours une note d’élégante familiarité avec un zeste de suranné susceptible de rassurer, voire d’enchanter la droite vieillissante des beaux quartiers), laissons venir à nous ces voix méritantes… »
J’hésitais à zapper pour écourter ce baratin passablement fétide, mais sur le « tantes » de « méritantes » ses traits se sont crispés, et l’on a pu entendre exploser le pet le plus incroyable, le plus indécent, le plus dénué de scrupules qu’on eût entendu au doux pays de France depuis Rabelais.
Un pet qui a rempli Bercy, se répercutant avec un grondement mélodieux sous la voûte, et déchaînant un tonnerre d’applaudissements chez les militants enthousiasmés : enfin la droite s’assumait, enfin la droite osait être elle-même !
Patelin, les mâchoires serrées, stoïque, ne se laissait toujours pas démonter ; mieux, éructant et pétaradant comme un cheval emballé, le visage déformé par une grimace démoniaque, il a hurlé : « Ne nous laissons plus arrêter par des scrupules d’un autre âge, nous, membres juvéniles de la société civile, incivils au besoin quand la patrie l’exige, nous allons enfin arracher les rênes de la vie politique des mains chenues de ces vieillards cacochymes (l’adjectif n’est pas d’Orsenna qui le trouvait… cacochyme, mais qui c’est le chef, hein ?) qui paralysent depuis des lustres l’élan de notre grand pays ! »
Visiblement, il tentait de s’élever à la hauteur du Destin qu’il s’était rêvé. Et tandis qu’il continuait de plus belle à s’exalter sur le mode suraigu, il m’a semblé le voir peu à peu gonfler, comme une outre, les joues distendues, la tête plus enflée que jamais, oui, sous les yeux exorbités de ses fans énamourés, Patelin gonflait maintenant à vue d’œil !
Montgolfière humaine chauffée à blanc par son discours enflammé et l’adulation de ses militants, il devenait semblable à ces énormes ballons-personnages qu’on voit dans les parcs d’attraction ; et voilà qu’il y échappait, à l’attraction, qu’il décollait doucement mais irrésistiblement de la tribune, et sa voix aussi s’enflait, il mugissait :
« Oui, mes chers amis, la droite a assez éclaté, le moment en venu pour elle de s’arrondir à nouveau en absorbant en même temps la gauche pour accoucher d’une formidable libération de nos énergies, d’une victoire éclatante ! Oui, mes amis, nous serons tous milliardaires si nous le méritons, car à nos volontés bandées rien n’est impossible : je vous l’affirme, le moment est enfin venu pour la droite universelle de s’éclater ! »
Et, joignant le geste à la parole, Patelin a explosé sous nos yeux ahuris, si fort que, télé ou pas, j’ai levé la main pour me protéger des débris !
Je me suis d’abord dit : Incroyable, ce qu’on arrive à faire avec les images de synthèse…
Mais je n’y croyais pas ; au fond de moi, je savais bien que Patelin avait réellement explosé, sans doute sous l’imposante pression de son ego hypertrophié. Il ne restait de lui que d’innombrables fragments éparpillés sur les militants abasourdis qui avec des gestes d’aveugles les recueillaient comme des hosties.
Ceci est mon corps, ai-je ricané, mais le cœur n’y était pas.
Patelin était-il mort de sa belle mort ou avait-il été fauché par une des horribles machinations sans cesse ourdies par un terrorisme apatride que même l’État d’Urgence Définitif n’avait pas réussi à déjouer ?
Dieu merci, le Gouvernement de l’UE (l’Urgence Extrême, qui avait remplacé l’Union Européenne après l’attentat qui avait coûté la vie aux regrettés Jean-Claude Barroso et Jose-Manuel Juncker) promulguerait sûrement dès demain matin l’EUDIP, l’indispensable État d’Urgence Définitif Indéfiniment Prolongé envisagé depuis quelque temps, et l’euro un instant ébranlé se remettrait triomphalement en marche.
Rassuré, j’ai zappé sur « Plus belle la vie », qui venait de commencer.


 LE MONDE TEL QU’IL SERA

Émile Souvestre , Le monde tel qu’il sera extrait

« Un seul Dieu tu adoreras »