AVANT-PROPOS



Jamais à court d’idées quand il s’agit d’être ignoble, Emmanuel Macron, assisté d’une première ministre qui n’en finit pas de se déshonorer, a offert aux français de toute origine le plus révoltant des cadeaux de Noël, une loi raciste sur l’immigration digne de Philippe Pétain.
Face à ce triomphe d’une logique libérale-nazie désormais décomplexée et qui prépare de plus en plus ouvertement le passage à une dictature d’extrême-droite, je me dis que ces Remarques, que je comptais publier après les fêtes, peuvent être à leur tour un cadeau de Noël, au vrai sens de cette fête pervertie par notre société de consommation : une bien modeste et bien imparfaite tentative de contrepoison.

En guise de cadeaux de Noël, je ne saurais trop recommander à mes lecteurs de s’offrir pour le très raisonnable investissement de 7,80 € (2x3,90 €) les deux ouvrages aussi courts que percutants que voici :

IL FAUT UNE RÉVOLUTION POLITIQUE, POÉTIQUE ET PHILOSOPHIQUE,
un entretien d’Aurélien Barrau avec Carole Guilbaud, Éditions Zulma, les apuléennes

CHAQUE GESTE COMPTE, MANIFESTE CONTRE L’IMPUISSANCE PUBLIQUE,
par Dominique Bourg et Johann Chapoutot, Gallimard, Tracts n° 44

Je signale aussi l’importance et la qualité du travail de BLAST, le souffle de l’info, un média créé par Denis Robert, qui mène de nombreuses investigations et propose de passionnants entretiens sur YouTube.

Pour voir un court (10’) rappel du travail d’enquête de BLAST : https://www.youtube.com/watch?v=EV2U1Tjh5wY

Et deux émissions récentes de BLAST sur YouTube, parmi beaucoup d’autres :

Entretien avec Johann Chapoutot à 58’50“ : https://www.youtube.com/watch?v=tz0voH41U6I

« La Novlangue de Macron », entretien avec Marc Weinstein (pas sans lien selon moi avec la destruction du français entérinée par des linguistes irresponsables) :
https://www.youtube.com/watch?v=fGAukvkTRPI&t=435s



REMARQUES EN PASSANT 36

ABSENCE
L’absence crée un vide qui permet la présence. Se retirer du monde, c’est entrer dans la vie. La vocation monastique s’est réglée à partir de ce constat, pour le meilleur et parfois aussi pour le pire.
La vieillesse peut être vécue selon cette optique, celle d’une solitude face au monde qui nous rend davantage présents à notre existence – au fait d’exister. Ce serait le fondement d’un authentique Éloge de la vieillesse, à condition de ne pas occulter l’immense difficulté de la solitude non désirée.
Ce qui me semble avoir changé pour moi, c’est cette envie qui monte de m’arrêter et de contempler, de me laisser vivre. Sans plus rechercher un résultat, comme les vieux piémontais de Venasca, tranquillement assis sur leur banc devant leur belle église baroque, et qui regardent le temps passer, s’écoulant comme s’écoule, presque sous leurs yeux, leur rivière, la belle Varaita.
Quand il fait beau, le vieux se met dehors et il attend. Plus besoin d’agir, dirait-on, juste de savourer, de déguster le fait d’être en vie.
Je vis pour ma part un double mouvement, un aller-retour assez compliqué à gérer par le roulis qu’il engendre : conflit entre le temps qui me manque désormais pour faire tout ce que je voudrais faire et le temps qui me reste et dont je veux jouir. Jouir voulant ici dire : avoir pleinement conscience d’être vivant, être le plus présent possible à chaque instant. Un état de conscience trop souvent parasité par l’urgence – mais quelle urgence ?

AIMER
Ce n’est pas trembler, mais vibrer devant l’être aimé.

AMISH
Quand Macron se moque des Amish, il révèle la naïveté fondamentale des tenants du « Progrès ». Car les Amish comptent parmi les rares groupes humains qui ont une vraie chance de survivre à ce qui est en train de nous arriver. Ils sont autonomes et peuvent se passer de l’attirail technologique sans lequel Macron ne serait que ce qu’il est en vérité : un impuissant, radicalement incapable de vivre dans le monde réel– faute de le comprendre.

ÂNE (bonnets d’)
« La dette devient de plus en plus accrue » susurre Guillaume Erner, sur France-Culture. S’accroître, un verbe devenu trop difficile à conjuguer, même pour France-Culture. France-Inter, de son côté, signalant un fait-divers, tient à rappeler, quitte à réformer la syntaxe, que toute attaque relève forcément du genre masculin : « une attaque au couteau commis par un jeune ».

ASTIGMATISME
Mon astigmatisme et ma myopie font que pour voir, je suis obligé de regarder. À partir de 4 ou 5 mètres, si je veux voir, il faut que je scrute, et c’est une des deux raisons qui font que certaines personnes parfois me croient indiscret. L’autre, c’est que je m’intéresse aux gens que je croise, notamment dans le métro, que j’ai envie de savoir qui ils sont, ce qu’ils ressentent. De cette curiosité, qui relève à mes yeux d’une saine empathie, je n’arriverai jamais à me sentir coupable. Mais elle semble paraître lourde à ceux et celles qui ressentent d’autant plus le besoin de protéger leur intimité que celle des autre ne les intéresse nullement.

AVENIR
Quel soulagement de n’avoir plus d’avenir ! Quelle liberté de n’avoir plus à s’inventer un avenir ! Géniale mais terrible, cette nécessité si contraignante que nous impose notre jeunesse : créer notre avenir. En nous dépouillant de tout avenir, la vieillesse nous rend libres de vivre le présent. Grande victoire, pouvoir abandonner le souci du lendemain pour se consacrer enfin à vivre ici et maintenant.
Mais parce que je suis libre, je dois sans cesse inventer le présent, créer l’instant, le découvrir. Et la tentation du vieux, c’est de le recouvrir, cet instant, de l’occulter, qu’il passe, parce qu’il exige pour être vécu une énergie que bien souvent nous n’avons plus, ou que notre paresse refuse de se donner, trop heureuse de se réfugier dans la bienheureuse léthargie des passe-temps.

BAROQUISME
J’écoutais l’autre jour l’excellent Quatuor Ébène jouer Die Verklaerte Nacht. Tout en appréciant la virtuosité et l’engagement de ces remarquables musiciens, ainsi que la cohérence de leurs choix, j’étais un peu frustré, et pour tout dire un peu perdu. La partition de Schoenberg était admirablement fignolée, le moindre détail ressortait avec une précision diabolique, j’entendais tourner sans le moindre à-coup une mécanique compliquée parfaitement huilée.
Sauf que. À pousser en avant et mettre sous les projecteurs chaque détail, on avait perdu l’essentiel : la ligne mélodique, rien que ça. La Nuit transfigurée n’était plus qu’obscure, elle ne chantait plus et retombait comme un soufflé…
C’est le problème de notre époque tellement amoureuse de la variété, de l’ornement et du tape-à-l’œil qu’elle finit par être plus baroquiste que les baroques. Devient en somme rococo. Mais du rococo, elle n’a ni la fantaisie ni l’humour.
Le retour de la musique baroque a été une merveilleuse aventure, mais qui tourne parfois à l’intégrisme. L’attention exclusive portée à la mise en valeur de l’harmonie finit par détruire la mélodie. L’anecdote l’emporte sur le symbole, et le plaisir de l’instrumentiste sur celui du musicien… et de l’auditeur ! À force d’orner, on engraisse la musique et on la rend inutilement virtuose parce que pour compenser cette lourdeur on joue trop vite. L’effet vainc l’impression, la sensation triomphe de l’émotion et le spectacle de la musique.
Plus gravement, mais tout aussi logiquement, dans cette interprétation trop parfaite la jouissance de l’instant présent court-circuitait le plaisir de cheminer au long du temps déroulé. Comme trop souvent aujourd’hui, ce qui ne fait que passer l’emportait sur ce qui dure.
Telle est notre civilisation moribonde : elle revit sans cesse l’agonie de l’instant présent faute d’avoir encore l’énergie d’accepter le dur devoir de durer.
Il me semble pourtant que dans la musique, davantage que des harmonies, on se souvient des mélodies, que ce sont elles qui persistent à chanter en nous.
Les décadences sont toujours baroques, et plus elles s’épuisent, plus elles sombrent dans l’excès, espérant suppléer leur absence de qualité et d’invention par une profusion et une complexité qui tournent vite à la confusion, tant la quantité est l’ennemie de la qualité.

CERF-VOLANT
Me fascine depuis toujours le principe du cerf-volant. Il lui faut être ancré pour voler. Je me retrouve dans cette nécessité. Je me sens tellement léger que j’ai besoin d’être ancré. Curieusement, mon thème astrologique figure un cerf-volant parfaitement régulier. Paradoxe apparent : si je ne suis pas retenu à la terre, je reste à terre, incapable de m’envoler. J’ai besoin de cette résistance pour prendre mon vol. Si je ne suis pas relié au sol, le vent m’emporte et me jette à terre. D’où mon besoin d’une maison, d’où mes meubles, d’où les objets qui m’entourent et dont je ne me sens nullement prisonnier mais qui me donnent au contraire le pouvoir d’aller voir ailleurs, d’aller vivre ailleurs, puisque je sais pouvoir les retrouver. D’où mes tableaux, qui incarnent ma vision du ciel et de la mer, de la façon la plus légère possible, mais dans la matière, par elle et grâce à elle. Un ancrage concret dont j’espère qu’il donne à la légèreté du rêve la solidité de la réalité. C’est par cet aller et retour perpétuel entre le matériel et l’immatériel que je tente cette improbable gageure de faire apparaître l’invisible dans le visible.

CHENG (François)
L’écrivain Cheng me semble plus intéressant que le poète. Qui me semble garder d’une certaine tradition chinoise une fâcheuse tendance à la fausse modestie, à la sincérité et l’authenticité académiques de rigueur entre lettrés de haut rang : faire voler son dragon, mais sans faire de vagues. Il y a là me semble-t-il quelque chose de très yin-yang, on se met en avant tout en reculant, en un même mouvement contradictoire qui laisse ouverts tous les choix. Limites du Tao : dès qu’il est assez yin pour que ça devienne fort, il passe au yang, dès qu’il arrive au bout du yang, il repasse au yin. À force de vouloir éviter le chaos, le Tao ne va jamais au bout de rien. C’est qu’aller au-delà, c’est risquer de perdre l’équilibre, qui est aussi perdre la face.

CIORAN
Perçante par éclairs, sa vision du monde relève d’un parti-pris si obstiné et arbitraire qu’elle n’est pas seulement irrecevable : elle ne convainc pas. Il le sait, d’où sa rage, impuissante, sauf à ressasser avec virtuosité une rigolote et dérisoire détestation universelle.
Depuis ce jugement lapidaire, j’ai pourtant continué à le lire et bien m’en a pris. Mangeons notre chapeau, c’est toujours un exercice salutaire.
Ce que j’avais écrit là valait pour ce que j’avais lu de Cioran, surtout des recueils d’aphorismes brillants, suggestifs mais trop volontairement anticonformistes. Les textes de La tentation d’exister, plus développés, plus argumentés, sont d’une bien plus grande portée, leur lucidité est plus frappante que dérangeante, et oblige le lecteur à réfléchir honnêtement, ce qui est le propre des vrais penseurs.
Plus nuancé et plus précis, le paradoxe trouve ici une rigueur qu’il n’atteignait pas quand il restait confiné à l’aphorisme.
On n’est plus dans cet exercice assez vain qu’est la boutade provocatrice, mais dans le déploiement d’une impitoyable perspicacité. C’est moins amusant, mais beaucoup plus révélateur.

CIORAN
Pensées étranglées, Emil Cioran : « C’est le propre d’un esprit riche de ne pas reculer devant la niaiserie, cet épouvantail des délicats ; d’où leur stérilité. »
Du même : « L’esprit n’avance que s’il a la patience de tourner en rond, c’est à dire d’approfondir. »
Et : « Le lot de celui qui s’est trop révolté est de n’avoir plus d’énergie que pour la déception. »

CLICHÉS
Au printemps, j’ai vu le couple d’écureuils roux danser follement du haut en bas du vieux poirier en fleur. À toute vitesse, ils se rapprochent, se croisent, se séparent, se rejoignent, jouent à cache-cache, volant de branche en branche en un ballet imprévisible où se marient à miracle vitesse et précision, vision quasi paradisiaque, digne des naïves illustrations des livres d’enfant de mon jeune âge…
Il y a toujours un peu de vrai et de beau dans les clichés, un rien peut les rendre à leur initiale vocation de symboles, et les enfants le sentent, qui s’en émerveillent.

COMMISSAIRES (d’exposition)
Dans le domaine de l’ânerie sentencieuse, de l’anachronisme vaseux et des analogies abracadabrantes, les commissaires d’exposition dopés à la littérature artistique de marché rivalisent de virtuosité. Celui de l’exposition Kokoschka nous apprend ainsi sur le ton de l’évidence que dans ses paysages des années 1920 ledit Kokoschka est dans la lignée de Canaletto, affirmation que contredit brutalement le moindre coup d’œil jeté aux œuvres de ces deux peintres que tout sépare.

COMPLOT
Personne ne dénonce davantage les complotistes que les comploteurs qui risquent de faire les frais de leurs révélations. C’est qu’à leurs yeux, sont complotistes ceux qui ont découvert qu’ils complotent. Belle illustration du cher « C’est çui qui l’dit qui y est » constamment utilisé par les enfants entre eux, le plus souvent à juste titre…

CONDITION (humaine)
S’agissant de métaphysique, Baudelaire me paraît bien plus convaincant que les poètes qui se veulent « orphiques », parce qu’il sait rester à sa place, humble et souveraine. Contrairement à des « mages » comme Hugo, Rilke ou le trop ouvertement modeste Cheng, qui, Prométhées de la Poésie, entendent nous révéler « Ce que dit la bouche d’ombre » et dévoiler les secrets de l’Infini et de l’Éternel, l’orgueil de ce voyant est assez grand pour lui permettre de mesurer sa petitesse et de refuser de monter sur un piédestal qui sous couleur de le rapprocher de Dieu lui permettrait de regarder de haut la commune humanité. Roulements de tambour et fanfares d’Hugo, bêlements inspirés de Rilke et de Cheng : chez les poètes du culte orphique, l’odieux le dispute au ridicule.
Il y a presque toujours chez les mages autoproclamés une modestie ostentatoire, une humilité tapageuse et un côté donneur de leçons sans avoir l’air d’y toucher qui sont totalement étrangers à Baudelaire, lequel a l’honnêteté de se vouloir lucide et non extra-lucide…
Trop sensible pour barboter dans l’Idéalisme outré d’un Rilke qu’il aurait probablement détesté, Baudelaire nous parle bien plus justement de cette tension entre le microcosme et le macrocosme, entre l’esprit et la matière, entre le fini et l’infini qui est le propre de la condition humaine. Méfions-nous des anges, quand ils ont figure humaine, Lucifer n’est jamais loin.

CONSCIENCE
Il est naturel et il est sain que la conscience ne puisse envisager sa propre mort. Et il est naturel d’en déduire, à tort ou à raison, que le fait d’être conscient de vivre ne peut pas mourir. Si la vie est immortelle, se dit notre conscience, je devrais l’être aussi. D’où sans doute mes impressions adolescentes d’éternité et de communion avec le cosmos quand à Montaimont, dans la montagne savoyarde j’ouvrais la fenêtre par -20°, et recevais sur moi et en moi la pureté presque solide de l’air glacial et cette impression non seulement d’être en accord avec le monde, mais d’en faire partie, présent à lui et lui à moi, comme inclus dans l’infini de l’espace et du temps. Prendre conscience, c’est entrer en relation. J’ai toujours cherché cette conscience-là, que je trouve aussi à Sambuco, autre village de montagne, le soir, tard, quand le froid fait prendre conscience de l’air. C’est comme si on le sentait vraiment, au point d’en faire partie. Dans la chaleur, je perds l’air, il m’envahit, mais ce n’est plus l’air, c’est la chaleur.
Si la chaleur permet la fusion, le froid permet la rencontre.

CONTRADICTION
Lutter contre les idées reçues, oui, mais pas à coup de vérités révélées…

CONTRADICTIONS
Nous sommes faits de contradictions, et tant qu’elles trouvent un terrain d’entente, si précaire soit-il, nous parvenons au moins à « gérer » notre vie, ou notre survie. Mais quand elles deviennent par trop incompatibles, elles nous réduisent à l’impuissance, puis à la disparition.
On nous appelle de toutes parts à la révolte, et l’on a raison. Mais jusqu’ici, la plupart d’entre nous ne se révoltent nullement ou font seulement mine de se révolter, belles paroles et promenades digestives avec concerts de casseroles et retour à la maison bien sagement à l’heure du dîner.
C’est que nous sommes pris au piège, enchaînés au réseau serré de nos contradictions, que les différents pouvoirs entretiennent et accroissent de leur mieux, avec notre complicité plus ou moins consciente trop souvent. Cœur à gauche, portefeuille à droite, révoltés mais peureux, écologistes mais consommateurs, idéalistes amoureux du confort. Nous avons mis la main dans le pot de confiture qu’on nous présentait, et il s’avère que c’était un poison, mais que nous continuons à l’aimer. Et puis, quand nous trouvons le courage d’essayer d’en sortir, notre main a gonflé, et elle reste coincée dans le pot, à mi-chemin : plus de confiture, mais toujours pas de liberté…
voir ÉCARTÈLEMENT

COUPLE
Pour qu’un couple dure, c’est à dire persiste dans l’amour, il ne suffit pas que chacun des partenaires aime profondément l’autre, il faut encore qu’il s’aime lui-même assez pour ne pas se perdre dans l’amour de l’autre. Aimer l’autre et s’aimer soi, seul moyen de faire couple. D’où qu’il en existe si peu.

CURIOSITÉ
Être curieux de tout, c’est n’être curieux de rien.

DOMESTIQUES (animaux)
D’après mon expérience, parfois cuisante, l’amour que les êtres humains portent à leurs animaux domestiques est presque toujours inversement proportionnel à celui qu’ils n’ont pas le courage de vivre avec leurs semblables. Il est vrai qu’avec l’animal dépendant, le retour sur investissement est autrement plus sûr qu’avec une personne indépendante, et que l’investissement lui-même est infiniment moins contraignant. Le prix de cette facilité, c’est que l’amour conjugué au verbe avoir comparé à l’amour conjugué au verbe être sont aussi différents en qualité et en profondeur que le plaqué or et l’or massif…
Quoi de plus apparemment humain et de plus essentiellement inhumain que de confondre amour et possession ?

DORMIR
Dormir pour ne pas voir, pour ne plus voir. Quand on dort, on ferme les yeux. Je suis de plus en plus tenté de dormir, pour échapper à cette réalité monstrueuse que nous sommes en train d’enfanter, tous réunis dans un même effort pour accoucher de notre mort collective. Nous ne sommes plus libres que d’accepter d’être pris au piège dans lequel nous nous sommes jetés après l’avoir créé avec autant de soin que d’enthousiasme.

DOUTE
Pour certains, le doute serait la clef de la sagesse.
Bien. Tant qu’à douter, si nous allions jusqu’à douter du doute ?
Le doute pour réfléchir, oui. Le doute pour créer, à manier avec précaution…
Ne pas sous-estimer la force de la conviction, et les atermoiements du doute, quand il s’installe au lieu d’ouvrir sur l’action.
Le doute comme Sésame, n’est-ce pas une commodité ? Se pose tôt ou tard le problème du rapport à l’engagement. La lucidité tue l’action, écrivais-je à 17 ans, en tête de mon premier cahier d’Élucubrations (titre trop pertinent, je le crains).
Il y a une double face du doute. Il a les défauts de ses qualités.
Le risque du doute, c’est de tomber dans le relativisme, où Montaigne se plaît parfois à barboter de façon assez pataude à mes yeux.
Il me paraît essentiel de se situer entre fanatisme et relativisme, entre doute et décision. Cela exclut un monopole du doute. D’autant plus que le doute, c’est humain, risque fort d’être à géométrie variable, en fonction de notre vision du monde et de nos intérêts.
Tâtons d’un pied prudent quelques pistes, histoire de nuancer un tantinet un éloge du doute qui dans son titre même a quelque chose de paradoxal.
Trop de doute ne risque-t-il pas de court-circuiter notre ressenti ? De nous faire quitter la prise directe sur le réel au profit d’une analyse abstraite de la réalité (Montaigne n’échappe pas toujours à ce travers).
Trop d’accueil de tout ce qui vient de l’extérieur n’est-il pas dangereux pour la cohérence et la conduite de notre personnalité ? L’individu contemporain n’aurait-il pas davantage besoin de se recentrer sur lui-même que de s’ouvrir aux innombrables vents qui de toutes parts l’envahissent ?
Le doute au risque de la dispersion et de l’impuissance. Pour ma part, je vois l’exercice du doute comme devant être mesuré ; penser contre soi-même, oui, mais pas n’importe comment ni n’importe quand. L’exercice du doute est vital, mais à la dose voulue, et il arrive qu’elle doive être homéopathique.
Et pour finir, si on se permettait aussi de douter de Montaigne ?
Le doute prioritaire, un peu popote et rabougri, de Montaigne me paraît moins intéressant que la lucidité active de Rabelais. Plus riche et plus opératoire, la pensée de Rabelais est plus foisonnante et personnelle, moins référentielle mais plus concrètement accueillante de la diversité et de la variété des choses. Montaigne est assis sur les Anciens ; sans les méconnaître Rabelais, en bon médecin, se tient debout dans le présent. C’est qu’il y a chez Montaigne une recherche de confort intellectuel, d’assiette de la pensée, qui aime le trot bien carré dans une selle aussi douillette que possible. C’est une pensée qui trotte, tantôt trot assis presqu’au pas, tantôt trot enlevé, et c’est là qu’il est le meilleur. Mais de galop, point ! Tout comme Rabelais faisait galoper la vie, c’est Pascal qui fera galoper la pensée, Montaigne ne lâche jamais la bride à la sienne, et c’est sa limite. Le doute comme façon de ne pas s’engager, ou à demi. Philosophie de coteau et de vallon, bien peu utile à la montagne ou en mer, là où sans cesse il faut choisir. Le problème du centre, c’est d’être inapte aux extrêmes – dont est faite la vie.

DURER (devoir de)
Pour exister, nous devons durer, tout en sachant que nous ne durerons pas. C’est cela, le dur devoir de durer. Si vouloir conserver, vouloir durer, est une folie, il est une folie bien pire, celle qui consiste à refuser de durer, à vouloir que tout change sans cesse. Choisir la fuite en avant, c’est tout simplement interdire à la vie d’exister. Rien ne peut vivre sans la notion de durée, et rien ne peut vivre non plus sans l’acceptation de la non-durée. D’où la nécessité de la succession des êtres et des générations. La noblesse, c’est le fait de choisir de durer tout en reconnaissant que nous ne durons pas. Se soumettre entièrement au temps, c’est disparaître. Nous ne pouvons vivre hors du temps. Nous sommes temps, nous sommes littéralement faits de temps. Et plus nous vivons l’instant présent, plus en fait nous vivons la succession de nos présents. Si je m’arrête sur l’image, il n’y a plus de film…
À l’instant T, nous sommes l’ensemble de nos instants. Ce que nous vivons à cet instant-là se vit en fonction de tout ce que nous avons vécu auparavant. Et oriente tout ce que nous vivrons par la suite.
Il est donc faux de penser que nous pouvons vivre l’instant. Nous ne pouvons vivre qu’un présent, forcément fait de tous nos instants passés et qui ne peut être vécu que grâce à eux.
Tel est le frustrant mystère de la vie : il n’y a de vie que dans la durée, mais la durée n’a qu’un temps.

ÉCARTÈLEMENT
L’espèce humaine en est à ce moment mortel où ses contradictions sont devenues si incompatibles qu’elles ne peuvent plus coexister. Nous nous retrouvons donc chaque jour davantage dans la situation désespérée du naufragé qui, les pieds bien plantés sur l’une et l’autre planches de son radeau de fortune, les voit se séparer et s’éloigner l’une de l’autre, et qui, faute d’avoir réagi à temps, se retrouve écartelé et finit par se noyer. voir CONTRADICTIONS

ÉCORCHER
Écorcher le français, un des passe-temps préférés de nos journalistes « mainstream ». Sur France-Inter le 21 juin 2023 : « Son dernier album est l’un des grands succès musicals de l’année ». Pour compenser, le lendemain, la radio la plus écoutée de France propose cette autre perle, disant de je ne sais quel champion qu’il a obtenu : « un titre mondiaux l’an dernier »…
Récidive quelques jours plus tard : une experte de la privation de liberté évoque « les travaux d’intérêts généraux ». Que ne se prive-t-elle de la liberté de mutiler sa langue natale !
France-Culture ne veut pas être en reste, massacrant tantôt le nombre : « ils font des promesses que craignent une autre partie de la population », tantôt le genre : « L’explication du problème animal, il est multiple ».
On se demande si les linguistes d’opérette qui réclament à cor et à cris qu’on laisse le français « vivre sa vie » tout en voulant lui imposer une écriture dite inclusive et en proclamant qu’il ne s’est jamais mieux porté écoutent parfois la radio…

ÉDITEURS
Plusieurs des éditeurs que j’ai croisés m’ont rappelé ces enseignants ratés devenus censeurs ou proviseurs et qui voudraient donner des leçons de pédagogie à des collègues plus compétents et plus courageux qu’eux. Titillés par l’envie de créer mais bien incapables de la concrétiser, ces éditueurs tentent de s’immiscer dans un processus de création qu’ils réduisent à des procédés de créativité et au conformisme à la mode. C’est aussi ridicule qu’odieux.
A-t-on jamais vu les hongres apprendre à baiser aux étalons ?
Que les éditeurs fassent leur boulot et aident les auteurs à faire le leur, en commençant par les payer à peu près correctement.
Comme par hasard, les deux meilleurs éditeurs avec qui j’ai travailllé, Yves Artufel et Jean Darot, sont aussi, pour le premier un vrai poète, un remarquable écrivain pour le second…

ENFANCE
Il me semble que ce qui a donné sens à ma vie, c’est le fait d’avoir refusé de quitter mon enfance, pour le meilleur et pour le pire. Cette fidélité à l’enfant que j’étais m’a conservé une forme de lucidité que les adultes ne peuvent plus se permettre et une capacité à rêver et m’enthousiasmer qu’aucun échec dans la prétendue « vie réelle », entendez la vie « adulte », n’a pu entamer.

ÉNORMITÉ
« Aucune cause ne justifie qu’on blesse des policiers ou des gendarmes » a osé dire cette petite frappe qu’est l’actuel ministre de l’Intérieur. Quand des politiciens tarés en viennent à proférer de telles énormités, il est plus que temps de les mettre à la retraite.

ENTROPIE
Favoriser l’entropie, tel a été le pernicieux travail de démolition des déconstructeurs, ces intellectuels de pouvoir français dont l’influence aura été désastreuse. Nul besoin d’insister sur l’entropie et de la favoriser, elle s’impose très bien par elle-même ! Ce qui doit être aidé, et mis en œuvre avec souplesse et fermeté, c’est la néguentropie, qui est le premier devoir de tout être vivant.

ESPRIT
Mépriser la matière n’est pas le fait d’un esprit digne de ce nom. La vraie raison cherche à vivre en harmonie avec la matière et échange en continu avec elle. L’esprit doit être nourri par la matière comme il doit la nourrir. Privé de matière, l’esprit se dessèche et meurt. Quant à moi, les constructions de l’esprit ne m’intéressent que quand elles partent de la matière, s’y attachent pour la transformer et y reviennent après l’avoir transfigurée. Voir MOYEN (homme)

EXALTATION
Le Colleone et la façade de la Scuola Grande di San Marco, un des cœurs battants de Venise. Chaque fois que j’y passe, ces chefs-d’œuvre associés ramènent la paix en moi. Ils sont à la fois exaltants et reposants. C’est l’élan assumé vers l’infini, mais sans hâte ni désordre, un élan contrôlé, achevé et d’autant plus irrésistible. La puissance et l’harmonie incarnées. Nous voici installés pour un instant dans la durée de tout ce qui compte. Et me voilà étonné, soudain transporté dans un calme souverain. À l’opposé de l’excitation, qui se prend souvent pour elle, la vraie exaltation est un repos, elle ne nous épuise pas, elle nous comble.

HIÉRARCHISER
On nous enseigne aujourd’hui qu’il ne faut pas juger. Quelle erreur ! Nous ne pouvons pas ne pas juger, et nous ne cessons de le faire, consciemment ou non. Le problème n’est pas de juger, mais de tenir le jugement pour définitif. Jugeons, mais soyons toujours prêts à réviser notre jugement.
S’interdire de juger, c’est s’interdire de choisir, et s’interdire de choisir, c’est s’interdire d’agir.
Nous avons laissé le monde de la finance et du marketing nous priver de notre esprit critique et de notre jugement au prétexte que la valeur financière étant le seul critère indiscutable, « tout le reste est relatif ». Rien de plus faux, mais cette commode absence de hiérarchie est la condition même de la possibilité d’un monde financiarisé drogué à la valorisation infinie, c’est à dire à la spéculation.
Le relativisme enlève tout sens et toute valeur à notre vie, il nie le passé et hypothèque l’avenir. Tout ce que peut proposer le relativisme, c’est un parcours de consommation, une vie sans âme, celle des morts vivants.

HOMÉOSTASIE
Je propose ici une vision des choses qui aura du mal à passer tant elle est contraire aux idées reçues en vogue. À mes yeux, tout se passe comme si notre volonté de prédominer à la fois en tant qu’espèce et en tant qu’individus mettait en danger l’homéostasie individuelle et collective de l’humanité mais aussi celle du monde où désormais nous sévissons en tant que parasites conscients et organisés. Le risque du chaos est évident, le chaos est déjà en cours. De ce point de vue, il me semble que, poussés à l’extrême, les mouvements LGBT, qui disent vouloir libérer les « potentialités réelles » des individus et permettre à chacun « d’être pleinement soi-même » et de « choisir son destin en toute indépendance », risquent d’aboutir à une aberration écologique, une tentative contre nature pour légitimer et installer une omnipotence individuelle radicalement contraire aux principes physiques, écologiques et génétiques de l’évolution, tant de notre espèce que de la vie sur cette planète sous toutes ses formes. En cela, plus ou moins involontairement, les mouvements LGBT ne risquent-ils pas de devenir les complices objectifs du Transhumanisme libéral-nazi qui de son côté prétend à rien moins qu’à prendre en charge l’évolution de la vie sur terre, tout entière mise au service d’un Progrès fantasmé et radicalement contraire aux lois de la thermodynamique ?
Progrès suicidaire d’une hubris individualiste totalement coupée du réel et qui prétend s’en affranchir pour le dominer, dans un mouvement qui l’en rend de fait esclave et la condamne à terme à une disparition sans gloire.
Rêve prométhéen d’une vie sans limites dans un monde limité, refus suicidaire de toute régulation, de toute prudence, de tout débat sérieux, et trop souvent volonté terroriste d’imposer une vision du monde minoritaire. En somme, un refus catégorique du réel.
Notre insatiable désir de toute-puissance personnelle et collective, triomphe d’une vision mentale fantasmatique du monde, volontairement hors-sol, met ainsi en péril tous les équilibres de la vie sur notre Planète. La vie nous a donné un pouvoir que grâce à notre génie propre nous tentons de retourner contre elle. On peut douter que l’homéostasie qui la rend possible adhère à ce triomphe d’une abstraction mortifère et penser qu’elle devra sans doute mettre un terme à des expériences qui dans leur principe et parfois dans leurs pratiques sont déjà dangereusement proches de celles des médecins nazis. Les conséquences du changement climatique montrent que la nature n’a pas le choix et commence déjà à tenter de rétablir les équilibres indispensables à la vie par des réactions de plus en plus brutales à notre comportement.
« Il est interdit d’interdire », autrement dit, rien ne doit empêcher mon désir d’être réalisé, quel qu’en soit le prix, ce slogan de mai 68 a ouvert une boîte de Pandore qu’il n’est plus en notre pouvoir de refermer.
L’espèce humaine a choisi depuis deux cent cinquante ans de privilégier l’entropie contre la néguentropie en refusant d’être ce qu’elle est en fait, une espèce animale parmi d’autres, appartenant à un monde dont elle n’est pas propriétaire. Nous n’acceptons plus d’être ce que nous sommes et ne savons donc plus qui nous sommes.
Ne sachant plus qui ils sont, les hommes nouveaux veulent être ce qu’ils rêvent d’être, quitte à changer sans cesse de rêve face à une réalité chaque fois décevante qu’il faut esquiver à tout prix. La nouvelle norme est qu’il faut être totalement libre de choisir qui on est. Pas de pire injonction paradoxale !
Cette idée volontariste de liberté totale bute sur la réalité concrète et aboutit inévitablement à un enfermement tout aussi total : l’individu est devenu tellement libre qu’il lui faut se protéger continuellement de cette insupportable réalité qui ne cesse d’attenter à sa liberté…

HYPOCRISIE
Destinée à paralyser la pensée et l’action de l’autre, l’hypocrisie crée le vide et stérilise la présence. Elle est le plus puissant antibiotique mental et émotionnel. Son discours fallacieux, qui imite le sentiment sans le ressentir, ôte toute valeur aux mots, tout sens au discours et censure toute possibilité d’échange authentique. L’hypocrite, c’est celui qui ne croit pas à ce qu’il dit tout en voulant qu’autrui tienne son mensonge pour vérité. Mais il se dévoile dès qu’il passe à l’acte, révélant par là même ses véritables intentions. Trop sûr de lui ou lassé de sa comédie il lui arrive aussi de s’autoriser à laisser percer le fond de sa pensée. Emmanuel Macron a donné de ces faux pas présomptueux des exemples qui lui vaudront dans l’avenir une bonne part de sa détestable réputation. Le fait est que l’hypocrite ne sonne juste que quand la chute de son masque met en pleine lumière la laideur de son visage.

IEL
Comme toujours, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Introduire davantage de complexité dans notre langue en y fourrant à la hussarde de nouveaux pronoms supposés neutres (en fait bi-genrés, c’est à dire hermaphrodites), c’est accélérer encore la dégradation d’une langue déjà très abîmée par le règne de l’image et les dangereuses béquilles du tout numérique et désormais trop complexe pour ce que sont capables de comprendre la plupart des locuteurs actuels. Nous ne savons plus ni parler notre langue ni l’écrire, et on veut nous imposer pour des raisons politiques des difficultés à peu près ingérables car anti-naturelles. Compliquer encore l’écrit, c’est saborder une langue qui risque déjà le naufrage. L’oral, qu’il faut parler, sera heureusement moins perméable que l’écrit aux caprices idéologiques des apprentis-sorciers de l’écriture inclusive. Qu’il est sans doute inutile d’interdire, tant son côté fanatiquement antinaturel lui ôte à peu près toute chance de survivre au-delà d’un effet de mode déjà ringardisé sauf dans le microcosme militant où il sert de puéril signe de reconnaissance.
Une langue, ce n’est pas un instrument artificiel. On est là encore dans le mécanisme irresponsable d’autodestruction brillamment enclenché par les intellectuels français fanatiques de la déconstruction avec la complicité intéressée des élites politiques pour lesquelles toute augmentation de la crétinisation et de l’impuissance politique du peuple va dans le sens de leur projet de nouvelle féodalité dans lequel la masse inculte est réduite en servage au profit du 1% des vrais riches. Il est criminel d’introduire de la complexité inutile et artificielle dans une langue en cours de délitement accéléré grâce aux règnes conjugués de l’image et du numérique. Notre langue se défait à toute allure, ses structures s’effilochent, son vocabulaire se délite.
Comme en tout domaine, avec les langues nous continuons à jouer aux apprentis-sorciers, malgré la conséquence déjà visible de notre hubris, une autodestruction aussi radicale que celle des populations de lemmings surnuméraires. Plaquer l’idéologie sur la langue et sur son étude, mettre la linguistique au service d’une cause, c’est aller au chaos, construire une nouvelle Tour de Babel. Une langue, ce ne sont pas des idées, c’est de la chair vivante, c’est du souffle, c’est du vécu. Jouer avec la langue comme si elle n’était qu’un mécanisme modifiable à volonté, une mécanique à manipuler, c’est entériner sa mort en la vidant de son sens. Notre langue est en pleine hémorragie, elle se vide de son sang, remplacé par de grandes idées abstraites bien incapables de la ramener à la vie. Car plus l’idéologie abstraite croit dominer la vie, plus elle l’élimine et s’élimine avec elle.
Nous devrions laisser la langue évoluer à son rythme, à sa façon, qui est aussi la nôtre, en la canalisant le moins possible, juste assez pour qu’elle garde cohérence et donc signification. Tomber, en pire, dans la même erreur commise au 16e siècle par certains grammairiens humanistes en imposant des normes discutables et parfois erronées est une erreur, d’autant plus qu’à l’époque il s’agissait de tailler pour lui donner forme cohérente un arbre qui partait dans tous les sens, alors qu’aujourd’hui il faudrait mettre des tuteurs à une langue qui se dessèche et s’effondre parce qu’elle n’est en fait plus pratiquée. Le français a soif, non d’être corrigé, déformé ou « réhabilité » mais d’être pratiqué et aimé, que ce soit à l’écrit ou à l’oral.
Deux superbes exemples de l’effondrement en cours : Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, invité sur une radio nationale, se montre par deux fois incapable de pratiquer l’accord de genre le plus évident, répétant : « La question auquel nous avons essayé de répondre… » Et Guillaume Erner, pilier de France-Culture, le rejoignait l’autre jour dans la barbarie analphabète en demandant à propos de la sinistre COP 28 « quelles ont été la manière… ? ». En matière de langue, si même France-Culture donne dans le mauvais genre…

IMPROVISATION
Tout l’art de l’improvisation consiste à te mettre au service du hasard qui dès lors se met à ton service. Et de votre fusion naît l’improvisation. Voir MODE

INDULGENCE (réciproque)
Rien de plus logique que d’être indulgent avec qui nous aime bien malgré nos imperfections. Quand nous nous sentons acceptés, par une pente naturelle, nous acceptons plus facilement ceux qui nous font la grâce de nous prendre comme nous sommes. Ce n’est pas forcément de la complaisance, ça peut être du savoir-vivre. La réciprocité est une des meilleurs façons de se faire du bien.

LAPSUS
Notre inconscient nous trahit souvent. Celui de Sonia Devillers lui a inspiré un superbe lapsus l’autre jour. Parlant des allègements fiscaux qui permettraient aux multinationales d’opérer leur prétendue « transition écologique », elle déclare qu’il faudrait peut-être les encourager : « si on veut encourager le changement climatique ». Nous avons beau cacher notre vérité intérieure, elle finit toujours par se faire jour en dépit de nous…

LIBERTÉ
Il m’arrive d’être prisonnier de ma liberté. Je tiens tellement à elle que je m’y enferme parfois.

LUMIÈRES (philosophie des)
La philosophie des Lumières, Proust la dénonce en creux dans la Recherche, à travers ses fruits. En privilégiant le rationalisme matérialiste, les philosophes des Lumières ont coupé l’homme de son inconscient et de son rêve, autrement dit l’ont mutilé. La philosophie des Lumières, c’est la castration rationnelle. Une mutilation responsable, avec l’esprit de lucre, de l’évolution désastreuse de notre civilisation. Avec les meilleures intentions du monde, l’esprit cartésien, contre lequel s’insurge justement Pascal, a commis un crime contre l’humanité, résultat inévitable de tout rationalisme refusant de prendre en compte l’irrationnel pour comprendre la réalité. La vision du monde rationaliste mécaniste tombe forcément dans une idéologie totalitaire qui en voulant modeler un monde réel conforme à ses théories mène tout droit aux systèmes qui ont été à la fois les plus rationnels et les plus fous, le communisme et le nazisme. Pour ne prendre que cet exemple, l’inhumaine beauté des architectures de Ledoux préfigure les si rationnelles constructions des camps de concentration, ces indépassables fleurons de l’optimisation planifiée. Réduite à elle-même, la raison accouche de ce monstre : une folie pire que la folie. Voir RATIONALISME.

MALFAÇON
Sur France-Inter, la présidente de je ne sais quel Conseil des architectes en commet une sévère, véritable crime contre sa langue maternelle, quand elle lâche : « la façon dont on a fabriqué les bâtiments ne sont pas les mêmes ». Si elle dessine les maisons comme elle accorde en nombre, on peut craindre l’effondrement.

MIEUX (faire de son)
J’ai fait de mon mieux. Certes. Mais ton mieux, c’était pas terrible…
De nos jours, la bonne conscience ne coûte pas cher, elle est constamment en solde au supermarché de l’aveuglement volontaire, ce grand bazar multinational qui en profite pour vendre très cher, dans le même « package », la servitude du même nom.

MODE
Quiconque a visité d’un peu près les églises vénitiennes a éprouvé dans son esprit, dans sa chair et pire encore dans son cœur, les ravages que peut faire la mode chez les artistes mineurs, les suiveurs, les conformistes. Le nombre incalculable de croûtes atroces liées à la mode, aux normes, aux codes, au suivisme, à l’académisme devrait nous faire sérieusement réfléchir sur ce qu’a été la course au fric et au succès de plus en plus folle de l’art prétendument contemporain, course au chaos désormais triomphante.
Terrible castration que la soumission à la mode ! Ne jamais la suivre, mais la fuir ou la dépasser.
C’est là que l’art de l’improvisation est si utile, pour briser à l’aide du hasard le carcan du déjà vu, du déjà fait. Voir IMPROVISATION

MORT (anticipée)
Nous avons si peur de la mort que nous préférons mourir que la regarder en face.

MOYEN (homme)
Pourquoi ai-je choisi de de nommer le recueil de mes émotions et réflexions, Dictinnaire d’un homme moyen ? Parce que les élites de tout poil se sentent plus que jamais au-dessus de l’humanité, nourrissant un complexe de supériorité aussi dangereux qu’injustifié.
Or nous sommes tous des hommes moyens, nous vivons tous le quotidien, nous ne sommes pas des dieux, et c’est notre vie tout entière qui mérite d’être vécue. L’homme moyen vit aussi, mérite de vivre, et ce qu’il vit n’est pas plus dérisoire que les frénétiques agitations des élites qui se créent un monde hors d’une vie réelle qu’elles méprisent parce qu’elles ne savent ni ne veulent la vivre. J’ai le profond désir de réhabiliter l’homme moyen que nous sommes tous et que nous acceptons si peu d’être que notre humanité même en pâtit. Voir ESPRIT

OUBLI
L’oubli. Un outil indispensable, mais très dur à manier parce qu’on risque très vite d’en faire trop – d’oublier ce qui ne devrait pas l’être.
Mais savoir oublier vaut la peine. On s’en rend mieux compte quand on comprend qu’en réalité rien n’est jamais oublié. Chaque instant est mis en réserve, presque toujours hors de portée de notre conscience. Réserve d’où cela pourra sortir au moment opportun si nécessaire, quand nécessaire. Notre inconscient tient les comptes, beaucoup mieux que notre conscience. Des comptes exhaustifs, bien plus précis que les fragments de souvenirs auxquels a accès notre conscience.
Savoir oublier, c’est rafraîchir la vie, repartir à chaque fois, non pas de zéro, mais d’une nouvelle page blanche.
Oublier, c’est donc faire confiance à notre inconscient. Lui laisser faire le tri tout en évitant à notre conscience un embouteillage qui tournerait bien vite à la confusion puis au chaos.
L’oubli, ne serait-il pas aussi la clé du pardon, qu’il s’agisse de pardonner à l’autre ou de se pardonner à soi-même ? Il est des « cold cases » qu’il faut laisser dormir. Ne pas aller les chercher mais les accueillir s’ils refont surface, car là encore l’inconscient ne travaille jamais au hasard et s’ils reviennent c’est qu’il est temps de les revivre pour pouvoir les classer.

OXYMORE
La social-démocratie a réussi ce chef d’œuvre de l’oxymore : incarner l’hypocrisie inconsciente.

PARADOXE
Amusant, puis un peu lassant, le paradoxe dans lequel se complaît Thoreau, celui du donneur de leçons dénonçant impitoyablement les donneurs de leçons… Nous devrions davantage écouter la sagesse des cours d’école : « C’est çui qui l’dit qui y est ! »

PARDON
Comment pardonner aux imbéciles ? Les salauds peuvent parfois s’amender, les cons restent des cons. Leur obstination à demeurer ce qu’ils sont décourage l’indulgence.

PARESSE
Plus la paresse gagne, plus l’art s’étiole. Ce qui permet à l’artiste de se dépasser, c’est la pratique, assidue, profonde, sans complaisance. Tout le contraire de la paresse, qui n’aime que le tout-cuit déjà cuisiné, et préfère, non pas maîtriser la difficulté, mais l’escamoter. Pourquoi créer l’œuvre si le titre se vend ? se dit le paresseux. En art, l’inspiration précède bien moins le travail qu’elle ne le suit.

PERSONNAGE(S)
Vaut-il mieux choisir un de nos personnages potentiels, l’assumer et le vivre jusqu’au bout, comme on avait tendance à le faire par le passé, ou choisir, à la moderne, d’explorer toutes les facettes de nos personnages éventuels ? Ainsi serions-nous successivement, voire simultanément, tous les personnages qui sommeillent en nous, au moins à l’état de germes.

PHILOSOPHE
Un philosophe incapable de dresser et d’allumer un feu devrait être aussitôt brûlé en place publique, comme charlatan. Naturellement, on devrait aussi exiger qu’il sache l’éteindre après l’avoir allumé…

PHOTO
La photo devient art quand elle raconte. La photo emblématique qui se trouve au Caffè Gilli à Florence le dit avec une force irrésistible : c’est toute une histoire que le photographe a su saisir, et il faudrait des pages pour la raconter. Là est la force de l’instantané, cette saisie si immédiate et globale d’une situation qu’elle la rend symbolique, lui donnant une portée universelle à travers l’anecdote particulière. Il n’est pas d’art sans récit, implicite ou explicite, et la grande erreur moderne a été de croire qu’on pouvait faire art en s’exonérant du sens, c’est à dire en détruisant la continuité. Nous avons cru arrêter le temps, c’est notre histoire que nous avons suspendue.
Quand on suspend le temps, là où l’art nous le faisait vivre, il ne reste que son ersatz, le spectacle, pour le faire passer.

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PLAISIR
Le plus sûr moyen de n’être pas heureux, c’est de vouloir sans cesse se faire plaisir. La société de consommation nous le prouve chaque jour et chaque jour nous refusons à nouveau d’en tirer la leçon.

PITRERIES
Les tristes pitreries d’Yves Klein ne peuvent séduire que les incultes ou les trop sachants. Les premiers n’y voient pas malice, les seconds y découvrent à grand bruit une profondeur absente.

POÉSIE
Le problème de la poésie, c’est qu’elle est la plupart du temps inférieure à son objet, parlant de quelque chose qu’elle est incapable de saisir et plus encore de célébrer. Dès lors elle barbote agréablement dans la prose. Passe encore quand elle est sans ambition, mais quand elle se veut orphique, quelle purge ! C’est un peu comme si la poésie servait aux poètes contemporains à se protéger de leurs émotions en les apprivoisant par le verbe. Ce n’est pas ça, la poésie. À tous ces poètes autoproclamés, j’ai envie de conseiller une bonne cure de Blanche Gardin. La vraie poésie n’a pas peur d’être elle-même.

PROCHES
Nos proches, nous les connaissons trop bien pour ne pas les méconnaître. Ils n’ont plus l’attrait de la nouveauté, et c’est notre curiosité défaillante qui fait que nul n’est prophète en son pays.

PROGRÈS
Ce qu’il y a de commun à toutes les idéologies extrémistes, c’est la religion du Progrès. Les nazis n’étaient pas conservateurs, ni les fascistes italiens, et pas davantage les communistes ni les ultra-libéraux. Tous adorateurs inconditionnels du progrès, qui satisfaisait leur insatiable volonté de puissance : il est bien plus facile de dominer le peuple que de dompter la nature. La notion même de progrès a quelque chose de monstrueux, dans la mesure où elle impose la primauté du volontarisme et une vision unilatérale du monde, si anthropocentrique qu’elle implique un progrès de rupture qui constitue une régression de notre insertion dans l’univers dont nous dépendons. Le véritable progrès consisterait à progresser avec le monde et non contre lui. Impossible à l’homme de pouvoir, qui ne vit que pour soumettre et doit combattre sans trêve pour se sentir exister. Le progrès pour lui, c’est de prendre toute la place. Le pauvret espère ainsi échapper à la mort, oubliant que le vrai progrès consisterait à l’accepter et à l’utiliser pour mieux vivre la vie. L’idéologie du progrès est mortifère parce qu’elle est incapable de comprendre que la mort est notre alliée et que nous lui devons le goût de notre vie.

RATIONALISME
L’incroyable sottise du rationalisme mécaniste n’a que trop nui depuis trois cents ans, il est temps de tirer le rideau sur une aporie dont le triomphe passé encore trop présent demeure incompréhensible à quiconque se donne la peine de vivre dans le monde réel tel que chacun de nous peut le percevoir à sa façon. Le dualisme cartésien nous a sorti de la réalité à l’aide des forceps d’une raison aveugle à tout ce qui n’est pas elle. Niant l’irrationnel, niant l’invisible, cette rationalité à la fois infirme et terroriste, en n’admettant qu’une infime partie de notre réalité, s’est mise hors la loi de l’univers, nous emportant avec elle dans l’enfer de la mauvaise foi idéologique. D’où le paradoxe du rationalisme matérialiste, étranglé entre son apparence de raison et sa totale incapacité à gérer un monde qu’il s’est mis d’entrée hors d’état de comprendre en profondeur. Voir LUMIÈRES (philosophie des)

RATAGE
Rater des aquarelles m’est indispensable. Qui ne rate plus n’avance plus. Si je n’en rate pas, je n’en réussis pas. En art comme dans tout le reste, le seul moyen de réussir, c’est l’essai et l’erreur. Dès que je sens que je commence à savoir faire, je remets en cause, j’explore ce que je ne sais pas encore faire, pour revenir ensuite à ce que je croyais savoir faire pour le faire encore mieux si je peux.

RATÉS
Quand j’entends parler le personnel politique d’aujourd’hui, je suis toujours frappé par le mélange de bêtise, d’arrogance et de méchanceté dans lequel se vautrent nos si médiocres représentants. Et je m’étonne que tant d’électeurs pourtant apparemment plus humains que ces pantins puissent voter pour des marionnettes aussi caricaturales.
Dans ce monde mafieux, la « réussite » a souvent tout d’un effrayant ratage, et les nuisibles le sont aussi à eux-mêmes.

RÉVÉRENCE
La révérence, pas mon truc. Le respect, ça se mérite.

RÉVOLUTIONNAIRES
Comme si souvent, les révolutionnaires autoproclamés de mai 1968 étaient des involutionnaires en germe, poussés par une ambition personnelle d’autant plus dévorante qu’elle était inavouée, et d’avance prêts à tout pour arriver au pouvoir, qu’ils comptaient bien exercer sans partage, comme le montrait déjà leur comportement à la fois autoritaire et démagogique. Les voir à l’œuvre, c’était les détester d’entrée, tant était transparent leur absolu manque d’empathie et leur goût dépravé pour la manipulation de leurs semblables.

RICHES
Venise me l’a confirmé depuis 40 ans : partout et toujours, les trop riches, c’est la fin du mystère et c’est la fin de l’âme. Jésus n’a rien dit d’autre, et il est merveilleux de voir à quel point cette partie essentielle de son discours a été occultée par les « croyants ». C’est que nous ne croyons jamais qu’à ce qui nous arrange.

RIEN
La civilisation libérale-nazie actuelle, celle qui règne des États-Unis à la Chine en passant par la Russie, c’est l’apothéose de l’être humain réduit à lui-même, autant dire rien. Même pas l’égal d’un robot, car bien plus seul que lui.

SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS (Église)
Malgré leur bonne volonté, les frères Flandrin ont réussi à conférer à cette belle église gothique l’honneur douteux d’une laideur achevée. Effort de reconstitution d’une insigne maladresse, non technique mais d’âme. Par bonheur, une statue qui avait servi à un réemploi et qui a été découverte place Furstenberg lors de travaux en 1999, rappelle que l’art peut être beau et profond.

SIGNAL
« Aucun signaux n’est venu de nulle part. » dit un quidam dans l’émission À l’air libre de Mediapart. Ils abondent, les signaux qui illustrent la désagrégation de notre langue…

SONORITÉ
À Florence, j’ai été très frappé par la sonorité de l’église Santa Maria Novella ; comme un ruisseau de sons, c’est du son qui coule, une sorte de rumeur, il n’y a jamais de vrai silence, c’est un silence de surface et qui résonne doucement, parfois ça augmente, et c’est moins prenant ; là où c’est vraiment beau, c’est quand on a l’impression que ça parle mais on n’est pas sûr que ça parle, on nage dans un bain de sonorités discrètes peuplé d’échos au bord du silence, tout à fait étonnant, presque irréel. Je n’avais jamais entendu ça.

TEMPS
Quand nous n’avons pas le temps, c’est que nous n’avons pas envie.

THÉÂTRE
Ne voir dans le théâtre qu’un spectacle, c’est à mes yeux se tromper aussi bien sur la nature du théâtre que sur celle du spectacle. Qui réduit le théâtre au spectaculaire aboutira au mieux au music-hall, au pire à cet anti-théâtre qu’est le théâtre de boulevard.
N’attendre du théâtre qu’un spectacle en affaiblit drastiquement la valeur et la portée. Le propos de la démarche théâtrale dépasse explicitement les notions de spectacle et de divertissement. Il les intègre si nécessaire dans son processus de développement, qui est celui d’un rituel, de la célébration de la présence échangée. Mais il les dépasse, car il vise plus loin. Rien d’étonnant à ce que les religions le redoutent, particulièrement la catholique : le théâtre, communion laïque, concurrence la Sainte Messe tout en n’hésitant pas à s’en moquer. Car le rituel théâtral est une cérémonie de purgation des passions, de mise à distance, de prise de conscience et de recul, à travers les larmes ou le rire.
Le spectacle, c’est pour les yeux, le théâtre, c’est pour l’âme. Si le théâtre donne un spectacle, c’est celui de l’âme incarnée, de cet intime universel qu’on ne rencontre qu’en le cherchant à l’intérieur de soi. En dépit de sa rigidité un peu trop hiératique, Laurent Terzieff avait raison, il était dans la chair du théâtre sacré et nourrissait la flamme face à la dégénérescence entretenue par le théâtre de boulevard.
L’actuelle pratique du théâtre souffre de la tragique incapacité contemporaine à hiérarchiser pensées, sentiments, émotions, sensations. Pour vivre une vraie vie et a fortiori pour créer de la vie, il est essentiel de refuser tout relativisme. « Tout se vaut » est la devise de la paresse.
Il y a une différence fondamentale entre les Chevaliers du Fiel et Blanche Gardin…
À mes yeux, au théâtre comme dans la vie, il y a ceux qui tentent de créer et ceux qui se contentent de s’amuser. Quand on s’amuse, on prend du plaisir, et c’est très bien. Quand on crée, ce n’est pas seulement du plaisir qu’on éprouve, mais du bonheur. Quand on s’amuse, on est dans le passe-temps, quand on crée, on ne voit pas passer le temps, ce qui veut dire qu’on en crée. Se faire plaisir n’est pas la même chose qu’être heureux. Le plaisir se prend, le bonheur se gagne. Créer du temps, c’est tout de même autre chose que faire passer le temps !

TITRE
Le titre de mes aquarelles, c’est ma vraie signature, ma signature profonde, celle qui dit : « Voici ce que cette œuvre est pour moi, comment elle résonne en moi, je lui rends sa liberté, à vous désormais de la signer – ou pas – de votre regard, mais comme elle est née de ma rencontre avec l’univers, il m’est essentiel de dire ce qu’elle appelle en moi. »
La titrer, c’est dire d’où elle vient et où elle va, à l’instar des grands peintres-poètes chinois d’autrefois, et s’inscrire dans cette immémoriale tradition. Mon ami Jean Klépal m’a toujours reproché de mettre des titres, mais nombre de ses commentaires sonnaient si bien comme des titres que j’en ai adoptés certains où je reconnaissais la juste résonance que l’aquarelle provoquait en lui comme en moi. Et quand il m’a proposé le portfolio AU-DELÀ, 15 très courts poèmes pour 15 aquarelles, qu’a-t-il fait, sinon apposer sa propre signature, le sceau de sa résonance à chacune d’elles, à l’aide de ces quasi haïkus ?

TRACE
Laisser une trace si légère qu’elle en devient profonde. Ce paradoxe apparent m’habite depuis longtemps. À force de légèreté, atteindre la profondeur en caressant la surface, permettre à la lumière de traverser le papier et d’illuminer la couleur : l’aquarelle est dans ce but le médium idéal. J’ai pratiqué la gravure, discipline magnifique disposant d’une infinité de procédés. Mais la mise en œuvre est lourde, complexe, parfois passionnante, mais toujours polluante, et la plupart du temps un peu brutale – jouissivement. Quand tu graves, tu forces la matière, c’est un rapport guerrier, tu creuses le métal, comme quand tu sculptes la pierre, tu la brutalises pour lui apprendre à vivre.
Je préfère l’aquarelle, qui me permet de laisser l’immatériel faire le travail, d’obtenir la profondeur à force de se refuser à la chercher directement mais en réduisant la présence de la matière au point de permettre à la profondeur de se manifester, d’apparaître à la surface. C’est au fond une question de tact. Faire confiance à la surface et communier avec elle, accepter de la laisser s’ouvrir d’elle-même à la profondeur. C’est l’absence d’épaisseur qui révèle la profondeur. Si c’est très peu épais, la profondeur sous-jacente peut se manifester. Si j’en rajoute une couche, c’est la matière qui se manifeste et éteint la lumière. Empâter, c’est presque toujours une grossièreté, une façon de réduire la peinture à la matière. L’art moderne a parfois réussi à montrer que la laideur peut être belle, mais il a trop souvent prouvé combien elle naît de la vulgarité, de l’absence d’attention à la fragilité de l’autre, chose ou personne. L’empâtement brutal dit la colère de l’artiste pressé, il est un aveu d’impuissance. Peindre, c’est donner de la profondeur à la surface.

TRAHISON
Trahir l’esprit des institutions en en tordant la lettre, c’est le travail des intellectuels liés plus ou moins directement au pouvoir par leur intérêt bien compris, ceux dont Julien Benda dévoilait la trahison dans un livre resté célèbre parce qu’il n’a rien perdu de son actualité, La Trahison des clercs. Armé de la plus parfaite malhonnêteté intellectuelle, d’une mauvaise foi en béton armé et d’une bonne conscience soigneusement nettoyée en permanence de tout doute salissant, le clerc contemporain est chargé de trouver des arguments hypocrites susceptibles de faire passer toute vérité gênante pour un mensonge et les mensonges les plus odieux pour des vérités incontestables.
Au passage, on appréciera l’humour assez noir ou l’infernal toupet, comme on voudra, des prétendus Neuf Sages du Conseil Constitutionnel, qui statuent sur la légalité de la réforme des retraites alors qu’eux-mêmes non seulement bénéficient de retraites particulièrement importantes, mais pour partie absolument illégales et relevant non de la constitutionnalité mais du fait du Prince…
Le principe même de la voyoucratie consiste à exiger de ses sujets un respect de la loi et de l’honnêteté dont elle s’affranchit allègrement tout en ne perdant pas une occasion de se donner en exemple et de donner des leçons de morale
Un débat récent sur France-Culture entre l’imbuvable Raphaël Enthoven et Barbara Stiegler en a donné un bel exemple : comment opposer la vérité des faits à à leur manipulation par un propagandiste dont le cynisme a quelque chose de stupéfiant ? Le combat n’est jamais égal entre la bonne foi et la mauvaise foi, d’où la nécessité de faire apparaître d’entrée dans tout débat de ce genre, les biais hypocrites par lesquels le propagandiste court-circuite et stérilise toute discussion, toute recherche commune d’une vérité.

VARIÉTÉ
N’est-il pas plus intéressant de trouver la variété d’un sujet unique que de varier artificiellement en changeant constamment de sujet ?

VÉTUSTÉ
Le sort des mots anciens et peu usités n’est guère enviable de nos jours, même sur France-Culture. Ainsi le présentateur vedette de cette radio, Guillaume Erner, semble penser que le mot vétusté, par contagion sémantique sans doute, est atteint par la limite d’âge. Cet intrépide manipulateur a donc forgé un brillant néologisme pour remplacer cette vieillerie, et il est apparemment si content de sa trouvaille qu’il l’a baptisée sur les ondes le 14 mars 2023, évoquant par deux fois la « vétusteté » des centrales nucléaires…