J’insère ci-après cette remarque de mon ami Jean Klépal, qui recoupe un certain nombre des miennes :

MARCHÉ DE L’ART
« Il n’est pas dans le marché… »
Etre ou ne pas être dans le marché.
Van Gogh n’était pas dans le marché.
Serait-ce une question, même pour un artiste ?
L’Art est-il une marchandise ?
Sans doute oui, si l’on considère la majeure partie des expositions actuellement louangées, à consommer sans hésitation. Marchandisation de l’Art au moment où faire parler de soi vaut mieux que ce qu’on fait.
Jeff Koons est à Versailles.
En voilà un qui est dans le marché. Jusqu’au cou.
Un marchand est-il un artiste ? Peut-être pas, mais un marchand a de la surface, de la grande surface, de l’hyper surface. Il enseigne multiples, il clignote. Il fait parfois l’artiste. Il se met alors un nez rouge comme un homard.
Le marché est l’alpha et l’oméga. Le Monde est un marché. Produire, répéter, se reproduire et le faire savoir. Asphyxie de l’Art. Dilution de l’Artbusiness, déclinaison de lignes de produits. Gondoles, gondoles.
Etre dans le marché, impératif absolu ?
Ailleurs, en marges, glorieusement modestes, déterminés, opiniâtres, farouchement irréductibles, ceux qui ne peuvent pas éviter d’être ce qu’ils sont, de faire ce qu’ils font : les artistes. Ceux qui prennent le risque du regard, de l’interrogation, de la création. Le risque de la vie en face à face. Les aventuriers de l’esprit, présents dans l’ensemble des réseaux, capillaires vivants de la connaissance. Ceux qui travaillent, créent, s’acharnent sans raisons, témoignent, perpétuent, bouillonnent, écrivent, parlent, musiquent, peignent, sculptent, interprètent.
Les artistes n’ont pas le choix, ils sont ainsi. C’est ainsi qu’ils sont nécessaires à la Cité. Ils ouvrent des perspectives, créent des avenues, donnent à voir et à entendre. Ils décrassent et avivent, ils font entendre la différence, ils dérangent.
Des galeries, librairies, bibliothèques, artothèques, scènes dérobées, des lieux divers, souvent privés de gyrophares, les accueillent, relaient leur parole. Cela fait du monde, beaucoup de monde. Cela provoque l’intérêt de qui est en recherche, avide de découvertes et d’émotions. Peu à peu s’établissent d’incontestables notoriétés hors du marché des satrapes. Hors d’un marché dont souvent ils se méfient, de crainte d’être dévorés ou de se perdre. Le mépris qu’ils encourent est souvent à la mesure de la crainte qu’ils suscitent chez les minables porteurs de certitudes, persuadés de leur pouvoir précaire.

MARTYRE
Rien ne m’aura été épargné : j’aurai même vu un Bush, un Berlusconi, un Sarkozy présidents.

NOUVEAU RICHE
Sorti du domaine où il a « réussi », le nouveau riche est par définition un con, et s’il ne l’est pas trop, le sait. D’où sa fringale de reconnaissance et d’acculturation, et son potentiel de nuisance ou d’utilité, parfaitement illustré par des exemples comme celui des Médicis, pour le meilleur, ou des Pinault, pour le pire.

OPTIMISME
Ce qui me permet de rester optimiste, c’est ma conviction que, quoi qu’il arrive, je peux faire toute confiance à la majorité de mes congénères pour porter toujours plus haut l’étendard de la connerie. Il ne faut jamais désespérer de la bêtise humaine : elle survit à tous les cataclysmes qu’elle provoque.

PASSÉ
Je n’ai pas du tout le sentiment que mon amour du passé m’ait empêché de vivre au présent ; au contraire, je crois qu’il m’a aidé à le vivre plus à fond, plus en profondeur. Je ne vis pas dans le passé, mais avec lui comme nous tous, même si la plupart d’entre nous, n’en ayant pas conscience, passent à côté, non seulement de leur passé, mais de leur vie dont il est le fondement, la fondation sans lequel aucun présent ne peut vivre.

PASSÉISME
Les ordinateurs, c’est bien. Mais je leur préférerai toujours horloges et automates. Aux ordinateurs, il manque le charme de la mécanique, la beauté de l’analogique.

PERDANT
De Qassim Haddad, poète maghrébin souvent trop abscons pour mon goût, cette formule d’une simplicité percutante et biblique :
« Le perdant
N’a plus rien à perdre. »

POÉSIE
La poésie comme réponse, ça me paraît quand même un peu juste…

PRAGMATISME
Ce pragmatisme dont vous vous gargarisez et qui a orienté la pensée et l’action politico-économique depuis si longtemps, c’est tout le contraire du vrai réalisme, qui tient compte non seulement de ce qui se voit, mais de ce qui ne se voit pas, non seulement du résultat immédiat mais de ses conséquences possibles.

PRESSÉ (être)
Partons toujours du sens originel des expressions que nous avons fini par employer machinalement. Être pressé, c’est être oppressé, comprimé. Par le temps, en l’occurrence.
C’est pourquoi plus le temps presse, moins nous devons nous presser, sous peine d’être littéralement écrasés par une urgence qui réduit à néant le présent.

PRINTEMPS POURRI
En avril, je me suis senti débile.
Et en mai, je n’ai pas fait ce qui me plaît.
Vivement l’été !

PRIVILÈGES
Le comble du cynisme a été atteint quand les nouveaux maîtres du monde, non contents de s’arroger des privilèges inouïs et totalement injustifiables, ont dénoncé avec indignation les « privilèges exorbitants » dont jouiraient les uns ou les autres de leurs sujets, et l’égoïsme dont ils feraient preuve en défendant des acquis devenus illégitimes. En accusant des catégories entières de la population de jouir d’avantages indus, les exploiteurs ont parfaitement décrit ce qu’ils étaient en train de faire.

PROBLÈMES
Tu as un problème avec la bouffe, me dit Bernadette.
Non, j’ai un problème avec la vie.

PROGRAMME
Margit, cette chamane autrichienne croisée il y a longtemps, m’avait dit au cours de notre travail que je me faisais « bouffer par le quotidien, les petites choses et les femmes ». Il y avait une certaine réprobation dans sa voix, et je me suis longtemps senti quelque peu coupable de manquer ainsi à mes devoirs, tout en continuant à sacrifier allègrement à mes idoles.
L’âge venant, j’ai fini par me rendre compte que se faire « bouffer par le quotidien, les petites choses et les femmes » était le plus beau des programmes, et un choix de vie plus cohérent et gratifiant que les addictions en vogue au pouvoir, au profit, au paraître.
Voir QUOTIDIEN

QUOTIDIEN
Je consacre depuis toujours une grande partie de mon temps à vivre au quotidien. Plus exactement peut-être : à le vivre au quotidien, ce temps qui ne cesse de m’échapper, comme à nous tous. Il n’est pas jusqu’à l’ennui qui, en ralentissant le temps, ne nous aide à en prendre conscience et donc à le vivre au vrai sens du terme…
Voir PROGRAMME

RATS
À mesure que la massification et la paupérisation engendrées par le libéral-nazisme font de nous des rats en cage, les pouvoirs publics, devenus toujours davantage des pouvoirs privés, nous traitent de plus en plus comme des rats, et nous en adoptons de plus en plus le comportement. Bientôt, nous le revendiquerons, notre statut de rats ! Ce sera notre dignité, nous exigerons d’être respectés en tant que rats, puisque nous ne pouvons même plus imaginer l’être en tant que personnes humaines.
Ainsi, ce ne sont pas les grévistes de la SNCF qui nous « prennent en otages », mais l’organisation marketing savamment désorganisée qui se substitue peu à peu à une rationalité étatique insuffisamment rentable. L’autre jour, gare Saint-Charles à Marseille, nous n’étions guère nombreux ; j’attendais dans la queue que les guichets, squattés depuis près de vingt minutes par deux femmes à chienchiens, l’une jeune et l’autre pas, se libèrent, afin que les voyageurs puissent prendre leur billet pour les trains en partance. Car dans sa sagesse marchande, la SNCF ne sépare plus les guichets pour le départ immédiat des guichets où l’on peut planifier son voyage des mois à l’avance, réserver des chambres d’hôtel, louer des voitures ou des bicyclettes, acheter des billets d’avion.
Après dix minutes d’attente, j’ai commencé à grogner un peu. Mal m’en a pris ! Les deux petites pécores qui me précédaient dans la queue se sont retournées pour m’engueuler, épaulées par leur grosse maman : les pauvres chéries en avaient marre que je râle…
Je leur ai répondu que je n’avais pas de raison d’accepter sans réagir cette situation anormale. Ces deux intrépides jeunesses ont répliqué avec un ensemble touchant : « De toute façon, on n’y peut rien… » Et j’ai conclu : « Mais si, justement, on y peut quelque chose ! Si vous avez une mentalité d’esclaves, ce n’est pas mon cas… », avant d’aller courtoisement discuter cette question avec le guichetier tout en prenant mon billet.
Ce qui me paraît intéressant dans cette petite histoire, c’est la réaction classique, typique de l’esclave soumis, de ces trois femmes : au lieu de se révolter contre le maître, la foule des esclaves se gendarme contre les esclaves insoumis que l’esclavage révolte, avec comme leitmotiv le si consensuel : « On n’y peut rien ! »
C’est que l’insoumis offense les esclaves consentants, en révélant que leur soumission ne relève pas d’une source extérieure irrésistible, mais bien de leur lâcheté et de leur individualisme. Bref, le râleur dérange la tremblante quiétude des rats : dans une queue de rats, l’être humain fait tache.
En démocratie, il n’y a pas d’otages, mais des esclaves qui ont peur de secouer les chaînes qu’ils ont eux-mêmes adoptées.
Voir ACCUEIL

REFUGE
Je me suis réfugié dans les livres anciens parce que c’était devenu le seul moyen pour moi de retrouver un monde que j’ai connu, aimé et vu disparaître sous le tsunami du progrès, remplacé par une barbarie que je déteste viscéralement.
Il n’était pas parfait, ce monde ancien, mais il était, comment dire ? plus « naturel ». Sa relative lenteur et sa simplicité me convenaient mieux que la prétentieuse complexité et la boulimie du très sophistiqué et chaotique monde technologique.
En cela, mon destin individuel est comme de juste parallèle à celui de l’ensemble de mes compatriotes et de mes congénères, la massification entraînant inexorablement l’urbanisation. Le passage de la Grande Ourse, grosse ferme ancienne plus isolée et plus sauvage, à la Petite Ourse, charmante, mais cernée par les pavillons et petits immeubles de la « banlieue » de Barcelonnette, m’empêche désormais de vivre cette relation directe à la nature qui donnait tout son prix à ce désert relatif et presque immuable qu’était la France rurale de mon enfance. C’est un vrai rétrécissement que le passage de la campagne à la banlieue, du village à la ville. Ce que j’appelle la massification a tué notre capacité à nous relier personnellement au monde.
J’écris cela dans le fracas des pelleteuses qui cernent la Petite Ourse, travaillant d’un côté à renforcer la digue de l’Ubaye, de l’autre à la construction d’une maison venue se coller au bout de mon jardin. Débusqué, le Sagault !
Les arbres du jardin n’ont pas baissé pavillon, ils débordent de fleurs, mais que pèsent-ils face aux pelleteuses et au bulldozers ?
Voir TERMITIÈRE

RETOUR (de bâton)
Tant que les imbéciles croyaient pouvoir recueillir les miettes du festin néo-libéral, notamment en participant au pillage des biens publics, ils ont soutenu de leurs votes clientélistes les joueurs de pipeau qui leur promettaient un strapontin à la curée. Mais les faits leur font peu à peu comprendre non seulement qu’ils n’auront même pas les miettes, mais que leurs maîtres ne pourront continuer le festin qu’en les mettant eux-mêmes à la broche.
Si les rats comprennent un jour qu’ils se sont fait blouser, gare au retour de bâton !

SEMPÉ
Si, si, il y a des hommes que j’admire. Sempé en fait partie. Je n’adore pas seulement son humour, si perspicace et si délicat, j’aime sa vision du monde et son attitude devant la vie. Il est d’autant plus profond qu’il sait l’être avec légèreté, et il a cette élégance suprême qui consiste à savoir dire beaucoup en quelques mots, à suggérer sans démontrer.
D’un récent entretien avec Télérama, je retiens entre autres cette phrase qui décrit mes efforts personnels mieux que je ne saurais le faire : « Je me dis : c’est bien, tu as essayé de faire ce que tu ne savais pas faire. » Et comme je me sens proche de lui quand il avoue : « Je suis très paresseux, et comme tous les paresseux, je travaille énormément parce que je ne sais pas m’organiser. Peut-être que cela m’est même parfaitement impossible. » Et cette évidence, que nous ne cessons, volontairement, d’oublier : « La peur est très répandue chez les hommes, il me semble que c’est le sentiment le plus partagé. »
Et pour finir : « La mélancolie fait partie de la vie. Parce qu’on se rend compte que tout est fragile : les relations humaines, l’existence, la lumière même… C’est lié au temps qui passe, ou au temps qu’il fait ; Dans les œuvres de jeunesse de Mozart, il y a déjà de la mélancolie. La mélancolie fait partie de la création. »
Simplicité, modestie, c’est à quoi je reconnais le génie. Et si le talent m’indiffère, rien ne me rend heureux comme le génie.

SENS
Vue par autrui, notre vie paraîtra souvent incohérente, incompréhensible, insensée. Notre conscience pourtant sait la mettre en perspective. Takashi Nagai écrivait : « Vous vous souvenez sans doute des belles dentelles que les femmes faisaient chez elles avant que les machines des usines en fassent des vêtements moins chers et monotones. Elles arrivaient à faire à cette époque des pièces de dentelle très compliquées à partir d’un seul fil. Tout cela me semblait bien mystérieux, mais pour une bonne dentellière le motif et l’entrelacement étaient très simples. Notre vie est ainsi : elle semble incroyablement compliquée et embrouillée aux autres. Il est essentiel de nous rappeler que notre vie ne doit avoir de sens que pour nous-mêmes. »
Voir, à l’inverse, SÉVÈRES

SÉVÈRES (mais justes)
Nous nous jugeons souvent plus sévèrement que ne le font les autres. C’est logique, nous nous connaissons mieux qu’eux. Pourtant, il est probable que l’indulgence d’autrui à notre égard est non seulement plus raisonnable, mais aussi plus équitable : les autres se font sur nous moins d’illusions que nous. Et nous sommes rarement aussi mauvais que le souhaiterait notre indécrottable vanité.
Voir, à l’inverse, SENS

SUCCÈS
Je me suis toujours arrangé plus ou moins consciemment pour ne pas avoir trop de succès, parce que je craignais que ça ne m’arrête dans mon élan. Je sentais que, comme tant d’autres, je risquais de me laisser envahir et emporter par le succès, et d’oublier d’être simplement moi-même. Et je suis sans doute trop paresseux pour accepter d’assumer le poids de la « réussite », d’autant plus que pour y avoir quelque peu goûté je ne suis nullement convaincu de l’intérêt des gratifications qu’on en retire.
Ce n’est pas que les raisins soient verts, c’est qu’ils donnent la chiasse.

SUIVRE
À force de vouloir suivre le changement, on finit par perdre les pédales et par passer plus de temps à « s’adapter » qu’à créer. Devant cette frénésie qui empêche tout recul et toute réflexion, il est urgent que nous refusions de continuer à nous « recycler » : nous ne sommes pas des ordures ! Arrêtons de nous laisser former à (ou plutôt déformer par) de nouveaux instruments, et jouons de celui que nous connaissons et qui est à notre main. Suivre une évolution technique avant tout formelle favorise bien moins la création que l’exploration d’un domaine précis. Ce n’est pas l’instrument qui compte, mais ce qu’on en fait.

SUPERSTITION
De toutes les superstitions, la pire est celle de la raison.

SUPPRESSION
Un mot très à la mode. Un des auditeurs de « Là-bas si j’y suis » a cherché sur Google tous les emplois de ce mot ; la liste qu’il en donnait était aussi significative qu’impressionnante.
Il ne restera bientôt plus que nous à supprimer. Pas d’inquiétude : nous nous employons avec ardeur à notre propre suppression.

TERMITIÈRE
Peu avant de mourir, Saint-Exupéry écrivait :
« Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m’épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi, j’étais fait pour être jardinier. »
Voir REFUGE

TROP
Il y aurait à faire une exégèse du « trop » tel que notre monde actuel l’incarne. Le trop de tout.
Nous sommes trop nombreux, nous mangeons trop, nous travaillons trop, nous dépensons trop ; en fin de compte, et la sagesse populaire l’a bien noté, nous « sommes trop », parce que nous en faisons trop.
Voir FANTASMES À GOGO (S)

URGENCE
Pour vivre aujourd’hui, il est beaucoup plus urgent et utile de lire ou relire Montaigne et Shakespeare que BHL ou Sollers. Les génies vivent encore parmi nous, les imbéciles et les salauds sont morts d’avance.

VIEILLISSEMENT
Quand on vieillit, on finit par n’être plus que soi-même. C’est pourquoi la vieillesse, paradis pour les uns, est un enfer pour les autres.
Très logiquement, quand on a fini d’être soi-même, on meurt.