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Paysages intérieurs

dimanche 15 janvier 2006, par Alain Sagault

L’impression que j’ai quand je dessine et parfois quand j’écris : quelque chose – plutôt, quelqu’un – parle à travers moi.
C’est comme un relais que je prends. Le courant passe et je le laisse me moduler – me modeler. Un quartz, qu’un courant inconnu fait entrer en vibration.
Ce n’est pas moi, et pourtant c’est moi.
C’est tout ce qu’il y a d’ « autre » en moi.
D’une certaine façon, c’est la main de mon grand-père maternel, sa main de dessinateur en dentelles. Je la sens très bien à l’œuvre, comme je perçois souvent, à mes moments doux, le regard souriant de mon autre grand-père, assis dans le soleil et l’ombre au bord de la Marne. Dans ces moments-là, les yeux de mon grand-père sont mes yeux, ils brillent entre mes paupières.
C’est la main de « Grand-papa ». Mais ce n’est pas tout. D’autres forces sont à l’œuvre, que je ne connais pas, mais qui savent se servir de moi - pourvu que je me laisse faire...

Dans ce que j’écris comme dans ce que je peins, le souci du détail intégré à l’ensemble est fondamental.
C’est mon côté vénitien.
On ne peut sentir ce que je fais - plus simplement le comprendre - que si on le regarde aussi de près ; que si on prend le temps de le voir.
Chaque détail compte, tout fait sens.
C’est la démarche ésotérique, qui est aux antipodes de la démarche communication-marketing-média-showbizz actuelle.
Vraiment ésotérique, au sens où je découvre en même temps que je dessine.
Contrairement aux communicateurs, je ne sais pas ce que je vais faire. Et n’ai pas envie de le savoir avant de l’avoir fait.
Je sens que je vais faire et je découvre ce que je fais.
Moi aussi, et en premier, je dois prêter, plus, donner, toute mon attention aux détails comme à l’ensemble, à l’ensemble en même temps qu’aux détails.
C’est pourquoi je n’ai pas toujours besoin de savoir ce que je fais quand je dessine, ou peins, ou grave, et même parfois quand j’écris : le dessin - je ne dis pas mon dessin - crée sa propre nécessité ; il y a un besoin du dessin qui fait qu’il se crée lui-même par nécessité.

Tout trait que je trace, si ténu soit-il, réduit d’un atome le champ des possibles et l’ouvre d’autant dans le même instant : tout pas que je fais est un début de route...
Un début de voyage, dans une direction déjà précise, qui crée le sens d’une liberté nécessaire.
Tout pas que je fais est à la fois une arrivée provisoire et un tremplin vers une part d’inconnu qui a décidé de se faire connaître, un morceau-espace-fragment de nuit qui veut venir au jour.

Un tableau doit pousser comme un arbre.
Il n’y a rien à organiser, mais il faut l’écouter : il s’organise tout seul, si je lui donne la main.
Ne pas vouloir aller trop vite, sinon le dessin ne te suit pas.
Le tableau te cherche, et il est triste : même si tu le touches, il sait que tu n’es plus là.

Mes paysages intérieurs, ce sont les micro-dessins d’un macro-univers, les microcosmes d’un macrocosme.
J’aime qu’ils soient presque impossible à reproduire fidèlement.
Ce qu’on peut reproduire facilement, ce n’est pas une vraie création.
Tapis, vitraux et miniatures. Dentelles de fusain et de crayon gris.
Dessins-pièges : chaque partie est partie du tout, mais vit pour elle-même - comme chacun de nous...
Comme le dessin lui-même, chacune de ses parties est totale en même temps que partielle.

Pour exprimer mon énergie, qu’elle sorte et jaillisse à sa dimension, il a bientôt fallu que je fasse plus grand. Et en couleurs. Mais l’infini n’a pas de taille et trouve sa place aussi bien dans la miniature que dans la fresque ; ce n’est pas une question d’espace, mais d’univers.
J’ai toujours vu l’infiniment grand dans l’infiniment petit, et réciproquement.
Je ne peux pas dissocier l’infini d’en haut de l’infini d’en bas.
En vérité, il n’y a aucune différence entre un flocon de neige et une étoile.

Les titres sont écrits en tout petits caractères pour forcer celui qui regarde à faire attention.
Dans l’infini du dessin, le titre, et son sens, ne sont qu’un détail. À ce titre, comme tous les autres détails, ils doivent être mis en relief pour être aperçus.
Les loupes que je propose parfois dans mes expositions, c’est pour voir de près aussi bien que de loin.
La forêt ne doit pas cacher l’arbre.

Dans ce monde que je vois naître au bout de mon crayon, l’ordre s’efforce d’émerger du chaos qui veut le retenir.
Mais il sait bien qu’il ne peut avoir lieu sans le désordre. Alors, il fait avec.
Contrairement au monde que souvent je vis, ce monde où je dessine n’est pas chaotique, parce que l’ordre y accepte le désordre. Et réciproquement, ce qui est essentiel, car le désordre, cet ordre perverti, est aussi intolérant que l’ordre de l’excès duquel il naît.
Le vrai désordre se fout bien de l’ordre - ne se définit pas par rapport à lui.
Ils me semblent tirer leur richesse l’un de l’autre au lieu de s’entre-détruire.
Peut-être que le seul ordre possible, le seul vivant, c’est celui qui trouve l’ordre du désordre, la cohérence profonde de l’apparent désordre.
Je crois que la vérité est encore trop compliquée pour nous...

Il me semble, et c’est une impression étrange et difficile à définir, que j’essaye de peindre les structures mentales de la matière : la façon dont nous percevons la matière - ou l’imaginons.
De même, mes dessins sont une recherche sur les structures sensorielles de l’inconscient : comment mettons-nous en forme - comment mettons-nous en lumière, ou dans l’ombre, ou les deux à la fois ? - notre vécu, essentiellement composé de perceptions inconscientes ?
Comment imaginons-nous notre vécu ? Comment le rêvons-nous ?
Le Livre du Caillou, c’est cela : c’est le chemin de la découverte du caillou : de comment je le perçois (comment je l’« image-in ») à comment il se perçoit (comment il se vit).
Et à la fin de cette recherche, je l’aperçois : je l’a-perçois, je ne le saisis plus, je ne l’invente plus, il est là tel quel : c’est lui qui se dessine.

Recherche essentiellement intuitive.
Mais il y a des règles du jeu : être fidèle à l’expérience. À ce que je ressens. Qui change sans cesse.
Si je suis fidèle à ce changement perpétuel, les constantes de ma réalité se découvrent peu à peu.
Je ne les découvre pas : elles se découvrent.
La seule difficulté - mais elle est énorme - consiste à épouser fidèlement l’incessante mutabilité de notre expérience personnelle instantanée.

Sur ces dessins, Danielle Guégan-Martel avait écrit le beau texte que voici :

7 L’APPEL DU LARGE 19-1-92

PAYSAGES INTÉRIEURS

L’appel du large

« Tu vois tellement loin
dès que tu ouvres les yeux.
Tu y es déjà… »

Ils me sont infiniment précieux
et troublants… ces paysages.
Je m’enlace dans les méandres
je me fourvoie dans les abîmes
je me dissous et m’absous
dans le songe recommencé…

Tu captes la pensée rêvante

Quêteur d’âmes sans filet

Stylet jouant de lancinantes mélopées…
Galaxies à la dérive nonchalante

qui se nouent
et se dénouent
en paramécie médusée,
effilé d’algues au gré
d’un courant sidéral…
Cristaux de neige égarés ?
Étoiles anamorphosées ?
Et là… à peine effleurés

si cachés, si cachottiers
ces paysages enluminés
au bord d’un gouffre irréel

mous et remous
qui se plissent et se déplissent
sur les grands labours
de la terre profonde

Et là-haut

penchés vers le ciel
des bateaux plein vent…
Vers quel outremonde
s’en vont-ils ?