42% des Belges, flamands et wallons pour une fois confondus et marchant au même pas de l’oie, considèrent qu’il y avait du bon dans le nazisme, à commencer par le patriotisme économique. Une preuve de plus qu’il y a aujourd’hui comme une victoire posthume d’Hitler.
Que les deux totalitarismes ennemis (et complémentaires) qu’étaient le communisme soviétique et le nazisme soient les deux faces d’une même pièce, les deux visages d’un même ignoble Janus, j’en veux pour preuve la réussite du communisme capitaliste chinois, qui en est à la fois la synthèse et l’apothéose.
Mais ce que j’appelle le libéral-nazisme occidental présente avec ses deux parrains de nombreuses caractéristiques communes. On y retrouve la même inhumanité foncière que chez ses prédécesseurs moins policés et plus ouvertement policiers.
Il suffit de regarder d’un peu près l’effarante évolution des programmes scolaires et les ubuesques systèmes d’évaluation en cours dans l’Éducation Nationale pour comprendre que, tout comme le nazisme et le stalinisme, l’actuelle oligarchie développe un système de normalisation et d’oppression bureaucratique typique de ces élites mégalomaniaques et droguées de pouvoir quand elles se retrouvent confrontées au rejet croissant de leur illégitime autorité.
Dans ces cas-là, la coercition et la persuasion, la carotte et le bâton sont aussi les deux faces d’une même entreprise d’asservissement.
La volonté du gouvernement d’évaluer les enfants dès la fin de la maternelle met le comble à l’évaluationnite actuelle, qui ne paraît inefficace et aberrante que si l’on oublie son véritable but, déguisé sous moult protestations de bonnes intentions et arguments spécieux : étiqueter, classer, trier, hiérarchiser, décérébrer, pour mieux asseoir une domination sans partage.
Une professeure de maths s’est immolée par le feu hier. Mais c’est depuis des années toute notre jeunesse qu’on sacrifie au Moloch néo-libéral.
Je reprends ici, parce qu’il me semble plus actuel que jamais, même si je ne l’écrirais plus tout à fait de la même manière, un article écrit et diffusé il y a quinze ans, du temps où je sévissais encore dans l’enseignement.

ÉVALUATION, DÉVALUATION !

Évaluation de l’évaluation dans le cadre de l’enseignement du français,
ou la religion de l’étiquette

Au risque d’enfoncer des portes qui devraient être ouvertes mais que l’air du temps semble s’acharner à refermer dès qu’elles font mine de s’entrebâiller, je voudrais apporter ici les réactions d’un enseignant qui après une longue absence a repris du service dans l’enseignement du français et qui après trois ans d’évaluation reste perplexe devant certains aspects d’une évolution que sa naïveté assimile à bien des égards à une régression…

À propos de l’évaluation en français, et plus généralement de l’évolution actuelle de l’enseignement de cette matière, il me semble essentiel de poser au moins deux questions, jamais évoquées directement, sur l’idéologie et les présupposés qui sous-tendent un certain nombre de nouveaux "outils" "performants", plus ou moins imposés à des professeurs et à des élèves qui n’en demandent pas tant, ou plutôt qui attendent tout autre chose.

La première question, capitale, car elle est à l’origine de toutes les autres, est la suivante : ce qui relève d’abord de la qualité et de la subjectivité peut-il être quantifié, et si oui avec quelle pertinence ?

À supposer qu’elle soit possible, une telle quantification est-elle, tout bien pesé, "rentable" et "écologique" ?

Disons-le sans équivoque : pour le système, peut-être ; pour les élèves et les professeurs, sûrement pas.

La seconde question découle de la première : peut-on penser que reconnaître et comprendre sont une seule et même chose ?

On répondra en cours de route à la première question, à supposer que le lecteur n’y ait pas déjà répondu ; qu’il suffise ici de rappeler que l’esprit humain ne fonctionne pas comme un ordinateur – et que précisément la seule supériorité qui lui reste en fin de compte face à la si mal nommée "intelligence" artificielle, c’est l’intelligence naturelle, autrement dit la subjectivité partiellement objectivable d’un être vivant relationnel.

Quant à la seconde question, la forme actuelle de l’évaluation de l’enseignement du français semble bien lui donner une réponse qui ne peut satisfaire que les esprits paresseux et les amateurs de statistiques bidon.

Soit le schéma suivant (on n’a pas envie ici de se perdre en circonlocutions) :

Reconnaître, identifier une forme, une image

(L’ÉTIQUETTE et/ou LA BOUTEILLE)

comprendre un contenu, ressentir un vécu

(LE VIN)

Est-il vraiment besoin de souligner que la différence est essentielle ?

Une confusion est pourtant en train de s’installer entre ces deux "savoirs" (tant dans les procédures d’évaluation qu’en ce qui concerne les sujets de bac), le premier remplaçant peu à peu le second.

Avec pour première conséquence l’assimilation de plus en plus fréquente entre le fait de nommer les choses et le fait de les connaître ; confusion d’autant plus encouragée – pour ne pas dire imposée – par les exercices proposés, qu’il s’agit pratiquement toujours de repérer et d’identifier, et non d’utiliser.

La dérive est pire que dans les anciennes rhétoriques, ces catalogues de l’impuissance créatrice, qu’on apprenait au moins à utiliser avec "pertinence" dans le discours.

Aujourd’hui, on croit connaître dès que et parce que on a nommé. Comme ces touristes qui ont "fait" la Thaïlande : l’image du savoir remplace le savoir.

Le fait que je sache reconnaître une Ferrari signifie-t-il que je sache la conduire, ou la construire ?

Le spectateur n’est pas plus l’acteur que l’image n’est le vécu.

Cette confusion entraîne de nombreux effets pervers ; l’un des plus lourds de conséquences, c’est que le texte (y compris l’oeuvre littéraire) est perçu comme une construction intellectuelle formelle.

La démarche artistique (et plus généralement toute création en tout domaine, y compris scientifique et technique) n’est plus considérée que comme la mise en oeuvre de procédés identifiables et répertoriables.

Dans cette optique, les oeuvres littéraires et artistiques ne sont plus tant abordés comme étant le fruit d’une expérience concrète, d’un vécu et d’une pratique, que comme relevant – et dépendant – de l’application de recettes mécaniques et reproductibles, de techniques abstraites ou codées, d’un fonctionnement mental immanent coupé de toute interférence émotionnelle (selon une approche dévoyée de la Programmation neuro-linguistique) : l’homme et son fonctionnement peuvent donc faire l’objet d’analyses exhaustives et deviennent quantifiables et manipulables, voire modélisables : si j’écris comme Proust, si je lui emprunte ses "procédés" et les utilise, aucune "raison" que je n’atteigne pas un degré équivalent d’"excellence".

À l’extrême, on pourra aboutir – et peut-être pas seulement chez les élèves… – à ce genre de théorème : plus il y a de métaphores, plus l’oeuvre est poétique. Pauvre Pessoa…

Au fait, tous les écrivains savent-ils ce qu’est une métaphore ? Et combien, y compris les plus féconds en images, sauraient-ils – et voudraient-ils – les traquer, chez eux et chez autrui ? Dieu merci, on peut, comme Monsieur Jourdain de la prose, faire du style sans le savoir… et ça vaut souvent mieux !

Quel écrivain, si"savant" soit-il, a jamais pensé : "Tiens, là, je me ferais bien une petite métaphore" ou "Chouette, j’en ai mis 14 en 12 pages"…

Je ne ris pas : beaucoup d’énoncés d’élèves vont dans cette direction. C’est si rassurant de pouvoir quantifier ! Et surtout ce qu’on ne comprend pas…

Un exemple, entre autres, des méfaits de cette approche mirobolante ? Voici ce que m’écrit en début d’année un élève de première, commentant un extrait du Hussard sur le toit :"Giono essaye avec toutes ces figures de style et en décrivant le paysage comme on décrit un tableau de valoriser la région où il est né. Pour ceci, il emploie différents procédés stylistiques, tels la comparaison, la métaphore, la gradation et l’énumération."

Joli paquet-cadeau, qui m’apprend en prime que Giono écrivant le Hussard travaillait en sous-main pour l’Office du Tourisme de Manosque, probablement grassement payé pour truffer sa lassante et peu vendeuse épidémie de fragments de dépliants touristiques plus flatteurs " pour la promotion de l’image provençale" (ces derniers mots prononcés avé l’assent qui s’impose).

Les conséquences d’une telle approche me paraissent nombreuses et extrêmement perverses, et elles font tache d’huile, si bien qu’à terme, la médiocrité n’est plus seulement payante, elle devient obligatoire.

Ce sont en somme celles de toute rhétorique, mais rendues plus toxiques encore par un contexte global soumis à la même illusoire vision des choses (ce discours publicitaro-politico-maffieuxqu’un de ses plus distingués utilisateurs a judicieusement qualifié, à la suite du Monde Diplomatique, de pensée unique…).

Nommons-en quelques-unes :

– Le réel est perçu comme une image, l’image est vécue comme réelle : confusion entre l’apparence et l’essence dénoncée par Rabelais dans le Prologue de Gargantua. Comme si la télé ne suffisait pas…

– Dès lors, le contenant peut littéralement tenir lieu de contenu, et le nom remplacer la chose : plus besoin d’ouvrir la bouteille, de renifler, encore moins de goûter le vin (quelle vulgarité anti-conceptuelle !) ; suffit de dire : c’est un Château la Métaphore 1996, ou un Domaine des Hyperboles AOC Figures de Style, mis en bouteille au Ministère.

La réalité est hélas encore moins enivrante. L’élève identifie l’étiquette, et se coulant avec volupté dans cette logique d’efficacité et de rentabilité qu’il est tout disposé à adopter, la recopie bonnement sans autre forme de procès. Les plus performants pourront présenter un tableau : M1, M2, M3, etc, chaque figure de style trouvant ainsi son code ou son logo, figure de la figure, triomphe de la quantification abstraite et degré zéro de l’intelligence !

– Le fin du fin sera bien évidemment la politique de l’étiquette vierge : à abstrait, abstrait et demi.

"Donnez des titres aux paragraphes" permet ainsi à l’élève ingénieux et économe de son temps d’optimiser son effort :

1) Introduction

2) Les arguments de l’auteur

3) Les arguments opposés

4) Conclusion.

Je n’invente rien. L’élève en question – un maître du raccourci – ne fait d’ailleurs que mener à son terme logique la démarche actuellement proposée.

– Les catalogues de procédés dits stylistiques aboutissent au mieux au placage du sens (imposition du sens sur le texte en fonction des catégories abstraites recensées, aux dépens de la compréhension de sa spécificité, d’où naissent 1) son sens 2) sa portée : procédés ou pas, tout texte est l’oeuvre d’une personne donnée dans un contexte donné, et personne d’autre n’aurait pu produire le même !).

– Ces pratiques qui font du savoir un vernis ont de nombreux aspects très commodes : devoirs plus faciles à faire (on peut espérer 99% d’une classe d’âge titulaire du bac), et plus faciles à corriger (plus besoin de réfléchir, et plus de subjectivité à redouter : question à 3 points, 3 métaphores dans le texte, 1 point par métaphore). Foin du dialogue, vive le question-réponse !

– En clair, tous ces effets convergent vers le point focal des réformes en cours : l’évaluation actuelle et les exercices qui l’accompagnent vont dans le sens de l’uniformisation, de la standardisation, de la quantification, toutes trois liées à la déréalisation du texte… et de l’élève) : il n’y a plus un auteur et un texte précis, appréciés par un élève précis, mais une grille de lecture unique permettant une approche superbement uniforme – pas une tête, pas un texte ne dépasse ! – : ne compte plus la différence de chaque création, mais l’identité de la méthode d’analyse, qui permet d’obtenir des réponses et des répondeurs calibrés comme des pommes golden (vive le zéro défaut !) – et tout aussi insipides.

Mais l’aspect, la couleur, ne sont pas moins flatteurs que ceux des fruits de serre : indices d’énonciation, connecteurs logiques, modalisations, ça vous pose un locuteur ! (voi rindex Annabac, et autres manuels inénarrables). Le métalangage, c’est les nitrates de la culture. Pauvres élèves aux hormones…

Car en somme, une telle approche aboutit à la plus trompeuse des vues en coupe, à la moins authentique – donc la moins poétique ! – des mises à plat : la carte n’est pas le territoire, la photo n’est pas la personne. Connaissance morte, science dépassée, savoir en toc : disséquer une grenouille, ce n’est pas la connaître mieux, c’est la tuer. Le même problème se retrouve très logiquement (la fonction crée l’organe…) dans les nouvelles épreuves de français au bac, avec leur métalangage fourre-tout et leur orientation rhétorique.

Dans les deux cas, c’est une fois de plus le triomphe de l’étiquette, la victoire du contenant sur le contenu, de l’image sur la réalité.

En ce sens, l’évaluation et l’idéologie qui la sous-tend sont bel et bien à mes yeux une pollution de l’esprit.

D’autant que ce n’est pas seulement le savoir qui est touché, mais la nature de la relation pédagogique qui se trouve du même coup faussée et dévaluée. Conséquence très avantageuse pour tous ceux qui n’aiment pas mouiller leur chemise – encore moins se mouiller – : la prétendue objectivité ainsi obtenue fait en même temps barrière à la rencontre des subjectivités (le vécu est haïssable…) : les questions-réponses automatiques succèdent à la recherche en commun de la vérité de chacun. De la même façon, l’évaluation fait obstacle à la rencontre avec l’élève en introduisant une grille intermédiaire qui formalise et stérilise l’appréciation, laquelle est tout le contraire de l’évaluation. On ne prend plus le risque d’être responsable subjectivement et affectivement, on se réfugie derrière une grille "scientifique" (cf les tests de QI, bientôt de QE).

– Le pouvoir de la divine étiquette culmine ici : elle est le vecteur idéal du classement des élèves, de leur hiérarchisation-uniformisation (certes, on n’est pas sur le même barreau de l’échelle, mais c’est la même voie étroite : plus ou moins savant, mais tous dans le même esprit et de la même façon).

La confusion entre l’apparence et l’essence, entre le référent abstrait et la réalité concrète, permet ainsi de "rationaliser" bien des aspects encore fâcheusement intuitifs (primitifs…) de l’enseignement du français :

– lisibilité de l’enseignement dispensé : technique fruste, repères aisés, et partout la même approche : mêmes questions, réponses identiques…

– l’évaluation et l’enseignement "quantitatifs" fournissent à peu de frais une caution pseudo-scientifique à travers chiffres et statistiques d’une imparable rigueur : en témoignent les bulletins de 6e d’une petite fille de ma connaissance : diverses compétences y sont évaluées avec une réconfortante précision, par ex. : connaissance du code (sic !), score de réussite de l’élève : 61% ; de la classe : 64%.

On peut même, simple question de zèle, faire de jolis graphiques…

L’ensemble autorisant des comparaisons tout aussi sérieuses entre établissements, académies, etc. L’Éducation Nationale rejoint enfin la grande fraternité des organismes responsables, grands consommateurs de sondages et autres petits jeux abstraits et pervers qui font tant jouir les masturbateurs d’un rationalisme qui se prétend "scientifique" et n’est que mécaniste.

– Le caractère objectif "quasi-scientifique" de l’évaluation est pourtant d’autant moins réel que les critères utilisés et le mélange raté du quantitatif et du qualitatif font que le codage dépend largement de la subjectivité des professeurs : de ce point de vue, il est clair que les auteurs des cahiers d’évaluation se rendent compte de l’impossibilité de quantifier le qualitatif et n’ont dans leur trop beau joujou qu’une confiance très limitée, traduite par son caractère hybride.

N’ayons pas peur de le dire : les résultats de l’évaluation en français n’ont à peu près aucune valeur statistique, sauf – et encore – à l’échelle nationale, et ne sont d’aucun secours dans les établissements. Mais aux yeux du public, la rigueur affichée améliore l’image de l’Éducation Nationale, et pour les technocrates, elle fournit enfin des données "scientifiques irréfutables".

Mascarade, alibi ; comme trop souvent, on flirte avec l’escroquerie pour mieux se donner bonne conscience ; nous retrouvons ici les méfaits de la "communication" : loin de chercher à (s’)informer, on manipule les données pour conférer à un tripatouillage incohérent l’image de la science objective.

L’évaluation fonctionne de fait comme un outil passe-partout qui dispense d’autant plus d’une vraie démarche éducative que son apparente scientificité permet de disqualifier cette dernière aux yeux du public.

Règlons en passant son compte à l’un des objectifs déclarés de l’évaluation : aider à "personnaliser" le travail en modules en fonction de chaque élève.

L’idée est bonne, mais reste pour l’essentiel lettre morte : 1) classes trop nombreuses, heures trop peu nombreuses ; 2) les dédoublements se faisant par groupes de matières différentes, il est pratiquement impossible d’"optimiser" les groupes ; 3) les questions posées en évaluation ne permettent pas de se faire une idée réelle des compétences de l’élève, celles-ci étant repérées en fonction de sa capacité à reconnaître et non de ses performances réelles.

On retrouve ici la distance – un gouffre ! – très française entre le modèle théorique préconçu, impeccable, et son application à la réalité, calamiteuse, et allant généralement jusqu’à engendrer des effets diamétralement opposés aux intentions. De fait, l’école de la République est plus que jamais pavée de bonnes intentions ; rien d’étonnant à ce qu’élèves et professeurs brûlent si souvent d’en sortir au plus vite !

En résumé, il me semble évident que dans l’évaluation, comme dans l’enseignement qu’elle accompagne, le quantitatif se substitue de plus en plus au qualitatif.

En matière d’éducation, c’est plus qu’une erreur, c’est un sacrilège : ni la sensibilité, ni la création, ni la vie ne sont quantifiables. Le binaire peut imiter la vie, il n’est pas la vie, et si les ordinateurs battent parfois les champions d’échecs, ils n’en retirent ni joie ni progrès.

Chez mes élèves, ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce qu’ils apprennent, c’est ce qu’ils deviennent. Tu peux apprendre tout ce que tu veux, si tu ne deviens pas toi-même, ça ne te servira à rien.

Cela revient à dire que c’est leur personne, qui ils sont, qui m’occupe. De même, je ne m’intéresse pas aux élèves des autres, ni à "l’élève inconnu" des statistiques, mais à ceux avec qui je suis en relation. Et comme chacun d’eux est unique, je n’éprouve aucun besoin de les comparer à qui ou quoi que ce soit. Je ne les évalue pas : je les apprécie.

Prenons-y garde : la réciproque est vraie…

Je ne voudrais pas conclure sans apporter quelques propositions aussi modestes qu’ambitieuses ; on les jugera peut-être irréalistes pour le court terme, mais je crois qu’elles sont les seules réalistes en vue du long terme.

La capacité à reconnaître, actuellement en faveur, me paraît bien moins importante que la capacité à découvrir, sentir et utiliser, essentielle en matière de formation. On n’apprend rien si on ne vit pas ce qu’on apprend.

Le fait est que les acquisitions n’ont pas en elles-mêmes d’intérêt à long terme. Le vrai savoir n’est pas sectoriel et atomisé, il est global : on n’acquiert pas, on est et on devient. Sans cesse.

C’est pourquoi un homme digne de ce nom ne fait presque jamais ce qu’on attend de lui ; il fait mieux, parce qu’il fait ce qu’il sent, et pour le plus grand bien de tous.

En matière de langue maternelle, il ne s’agit pas de savoir si l’élève a des compétences, ni même quelles sont ses performances, mais s’il arrive à utiliser le langage à sa façon, s’il parvient à se créer une parole et une vision du monde personnelles : il n’y a pas lieu de le rendre apte à faire ce qu’on attend de lui, mais de l’aider à réaliser son potentiel – sa plus grande utilité possible.

Pour que le langage devienne réellement commun, il faut que chacun ait le sien.

Or on cherche actuellement à remplacer la subjectivité, qui est expérience vécue, par une prétendue objectivité qui n’est qu’une approche intellectuelle abstraite.

L’école devient alors une authentique machine à dévitaliser !

Qu’opposer à cette démarche au fond typiquement technocratique où l’abstraction (quantitative), présentée comme le fin du fin du réalisme ("Il n’y a pas d’autre alternative") est supposée régner sans partage sur la réalité concrète (qualitative), avec les brillants résultats que l’on sait dans le domaine économique et financier ?

À la quantité opposons la qualité, à la conformité (confort mité…) la personnalité, à la foule le groupe,et à la théorie la pratique.

Au lieu d’éduquer globalement, selon des critères extérieurs théoriques, contraignants et niveleurs, élevons chacun personnellement, en fonction de son vécu. Une telle approche est possible, efficace et rentable à travers l’activité créatrice, le volontariat, la responsabilité personnelle, créateurs de cette motivation authentique sans laquelle on ne forme que des zombies.

Elle implique des effectifs réduits, à la mesure de l’enjeu fondamental – vital ! – qu’est le développement et l’épanouissement de l’être humain.

L’ACTIVITÉ CRÉATRICE

De même que c’est en jouant qu’on devient spectateur, c’est en écrivant qu’on devient lecteur. La culture n’est réelle que si elle est active et créatrice – si modestement que ce soit.

Faire écrire les élèves implique de ne pas les juger, ni même les évaluer, mais d’être à leur écoute et de les aider à être à l’écoute d’eux-mêmes à travers ce qu’ils écrivent : entendre leur parole et celle des autres, se confronter à leur vrai vécu et à celui d’autrui.

Ainsi découvrent-ils concrètement leur désir de s’exprimer et leur curiosité de l’expression d’autrui, en même temps que leur besoin d’améliorer leur discours.

Ce besoin ne peut naître que de la motivation d’être entendu, elle-même ne pouvant se développer que si l’on sent qu’on va être écouté.

Mais ce dialogue-là, le socratique, n’a rien à voir avec celui que pratiquent les élites au pouvoir, qui consiste à ne faire semblant d’écouter que pour mieux faire passer ou imposer son propre discours…

On ne forme qu’à son image, et l’Éducation nationale actuelle reflète très clairement le mépris des classes dirigeantes pour ceux qu’elles dirigent.

Essayons de prendre de la hauteur ! En fin de compte, que votre jugement soit conscient ou non, l’élève – le citoyen – le percevra et réussira ce dont vous le croyez capable. Pas beaucoup plus, pas beaucoup moins. C’est votre regard sur lui qui détermine sa marge de progression – tout comme pour les bébés.

Pour reprendre un mot de Charles Pasqua, qui, comme en témoigne certaine université privée, s’y connaît, nos élèves ont besoin d’amour. Mais non tarifé, monsieur le Ministre, par pitié ! Ou alors abordable…

De fait, on n’apprend jamais rien d’important que par amour.

Dans une telle perspective, un enseignement digne de ce nom, au lieu de mettre la charrue avant les boeufs – la théorie avant la pratique –, se doit de retrouver l’ordre logique naturel à toute formation : être spectateur et acteur, écrire pour mieux lire, autant que lire pour mieux écrire, jouer pour vivre, à travers une pratique réelle du théâtre et de l’écriture (ateliers), etc.

COMMENT Y PARVENIR ?

En mettant le paquet. Nous avons beaucoup plus besoin d’hommes et de femmes équilibrés et capables de réaliser leur potentiel que de porte-avions nucléaires.

Il n’y a qu’une démarche éducative, celle qui reconnaît la spécificité individuelle de l’élève. Chacun ses dons, chacun son rythme, chacun ses goûts.

Cette démarche implique de passer de la foule au groupe.

Une foule, c’est discipline, caserne, armée. Un groupe, c’est reconnaissance réciproque, coopération, ouverture.

Pour fonctionner de façon efficace et rentable, une classe ne devrait jamais dépasser quinze élèves. Je parle ici d’expérience, et pas seulement scolaire.

Au-delà commence le gâchis. En l’occurrence et pour une fois, le critère quantitatif est pertinent, et incontournable ! Plus de 25 élèves, c’est la nécessité d’une discipline qui bride toute créativité, c’est le travail collectif qui nivelle par le bas : s’en sortent ceux qui s’en sortiraient de toute façon parce qu’ils sont arrivés avec leurs bagages ; restent sur le carreau ceux qui arrivent culturellement nus et crus…

À 30 élèves, il n’y a plus que de mauvais élèves, même si leurs résultats scolaires sont bons. Et même les meilleurs profs, condamnés au superficiel, deviennent de dérisoires pédants.

Dans une classe de 15 élèves, il n’y a pas d’élèves irrécupérables. Avec quinze élèves, il faut vraiment être très mauvais prof pour le rester !

MOTIVATION,VOLONTARIAT ET RESPONSABILITÉ

On ne peut rien faire de profondément éducatif avec des élèves qui sont là par obligation. On peut essayer de les séduire, et limiter les dégâts, mais rien ne remplace le volontariat.

Seules sont bénéfiques lescontraintes librement choisies. Chaque élève devrait chaque année s’engager sur des contrats d’objectifs précis et personnels, au lieu de se voir proposer des "orientations" généralement prématurées et qui sont actuellement autant de voies de garage.

Nos élèves détesteront l’école tant qu’ils sentiront qu’elle est pour la plupart d’entre eux le lieu d’une aliénation que parachèvera ensuite leur "vie" professionnelle.

On peut mener les moutons à l’abattoir, mais il faut un certain culot pour s’étonner qu’ils rechignent à y entrer…

Or tant qu’on ne renoncera pas à cette aberration criminelle qui consiste à vouloir que l’école forme des êtres humains pour des besoins économiques au lieu de les former pour eux-mêmes, l’éducation nationale ne sera qu’une gigantesque machine à décerveler, dont les dysfonctionnements apparents seront d’autant moins curables qu’ils correspondent en fait au but réel inavoué : créer des foules exploitables et non des individus épanouis.

On m’accordera que de ce point de vue, le système scolaire actuel remplit parfaitement une fonction qui ne devrait en aucun cas être la sienne.

On voit que l’enjeu est essentiel : ce qui est en cause dans l’enseignement, notamment celui du français, c’est la dignité de l’être humain et le respect de la vie. Tout ce qui tend à nous rendre un peu plus mécaniques, même si c’est pratique, est anti-éducatif.

En ce sens, l’évaluation m’apparaît jusqu’à nouvel ordre comme contraire à la seule fonction légitime de l’école, celle qui fait que je peux encore accepter d’enseigner : aider tout élève à devenir lui-même dans la rencontre avec autrui et à accomplir son potentiel d’être humain pour le plus grand bien de tous.