MUTATION
La mutation que j’appelais de mes vœux dans l’entrée du même nom, écrite vers 1985, du Dictionnaire d’un homme moyen, n’a pas eu lieu. J’espérais à l’époque, sans trop y croire, que le fossé toujours croissant entre nos capacités techniques et notre maturité intellectuelle et émotionnelle pourrait, par la prise de conscience de sa dangerosité et de l’urgence d’un changement radical de nos conceptions et de nos pratiques, permettre une mutation qui le réduirait assez pour ne pas rendre inévitable la disparition de nos civilisations, voire de l’humanité.
Le fossé n’a fait que s’élargir et s’approfondir : non seulement nous n’avons pas progressé, mais nous sommes en pleine régression : si une partie de l’humanité a muté, c’est pour le pire. Nous nous sommes donc enfoncés dans une crise que tout annonçait sans pour autant nous réveiller le moins du monde de notre incompréhensible et suicidaire léthargie.
Ce que nous donne à voir la crise, c’est une humanité dont l’âge mental ne dépasse pas trois ans, et qui s’ébat en toute ingénuité dans un cloaque qu’elle s’obstine à prendre pour un jardin d’enfants. Nous croyons dominer nos jouets, nous en sommes devenus les esclaves, et c’est notre impuissante mégalomanie qui fait que tout nous échappe.
Si des enfants jouent avec des pistolets à amorces, s’ils se massacrent allégrement pour de rire, si leurs fantasmes les amènent à se rêver maîtres du monde, ça ne tire pas trop à conséquence, dans un premier temps du moins.
Mais nos pistolets sont de vraies armes, et nos armes sont atomiques, et nos outils sont si perfectionnés et efficaces qu’ils nous donnent l’illusion que vouloir c’est pouvoir.
D’où l’émergence depuis une cinquantaine d’années, chez les hommes de pouvoir et de profit qui depuis toujours polluent les sociétés humaines, d’une avidité, d’une arrogance et d’une inhumanité à la mesure de leur incompétence et de leur nullité. L’inculture généralisée qui résulte de nos addictions aux prétendus progrès et de notre polarisation puérile sur une consommation frénétique du présent traduit l’état désespérant d’une humanité en pleine régression, oscillant entre stade oral et stade anal, qui fait pipi au lit, chie dans ses couches et mange avidement sa merde tout en proclamant haut et fort sa supériorité sur la nature.
Il ne s’agit plus ici de morale. Mais, avant même toute idée de morale, de retrouver ou d’inventer un comportement adéquat, une manière d’être et de faire qui nous permettrait de vivre en harmonie avec le monde au lieu de le détruire tout en nous faisant écraser par lui comme une espèce devenue nuisible. Nous n’avons hélas même pas encore atteint le stade où l’enfant reconnaît la réalité du monde extérieur et entre autres la nécessité d’obéir à ses parents dans certaines situations. La façon même dont nous élevons et instruisons nos enfants depuis une quarantaine d’années en en faisant des roitelets irresponsables et impuissants, cette démission, témoigne de notre immaturité. Réfugiés au creux accueillant de la matrice technologique, fuyant le réel dans une abstraction toujours plus virtuelle, nous espérons en vain échapper aux conséquences de notre immaturité.
Pour survivre nous allons devoir muter. Non pour nous adapter à la criminelle folie ultra-libérale, mais pour redevenir nous–mêmes.

MUTATION
Les hommes de pouvoir ont fait leur temps. L’humanité doit évoluer. Il est temps que l’esprit de compétition fasse place à l’esprit de perfection. Le paraître doit laisser la place à l’être, la jactance à la compétence. Il ne s’agit plus d’avoir mais d’être.
Ce n’est pas qu’une question d’éthique, un idéal à atteindre, c’est pour l’humanité tout entière une question de survie.
Le problème n’est pas de savoir si l’homme peut ou non changer, le problème est que si nous ne changeons pas, nous allons disparaître. Si l’espèce humaine n’évolue pas d’urgence vers une meilleure compréhension de soi et du monde, elle s’éteindra d’une façon ou d’une autre très rapidement.
Une mutation radicale s’impose.
Nous le savons, et ne voulons pas le savoir. Voici ce que j’écrivais il y a près de trente ans, quand j’étais encore optimiste, à l’entrée MUTATION :
« L’humanité va muter et passer de la quantité à la qualité.
Elle va muter, ou mourir. Pourvu que nous ne soyons pas des dinosaures !
Longtemps, la quantité a été notre moteur.
Elles est devenue, dans son élan et par la force d’inertie redoublée qu’elle engendre naturellement, l’instrument de notre destruction. »
Et j’avais éprouvé le besoin de développer cette idée dans l’entrée suivante :
MUTATION (bis)
Je m’étonne toujours que nous n’ayons pas une conscience plus claire du fait évident qu’une mutation, je ne dis pas des sociétés humaines, je dis de l’espèce humaine, et de chaque individu de l’espèce, est non seulement nécessaire, mais inévitable, entamée, et irréversible.
Elle aboutira ou non. Mais son échec serait la fin de l’humanité, par incapacité d’adaptation.
Je ne pense pas que les mutations interviennent par hasard. La nécessité fait que des potentialités s’actualisent ou se développent.
La nécessité, et aussi le désir, car les deux sont liés.
Nous sous-estimons toujours l’importance et la pertinence du désir parce qu’il n’est pas rationnel. Mais s’il est si important et pertinent, c’est parce qu’il n’est pas rationnel, mais vital. La raison est apparue bien plus tard que la vie et elle n’est qu’un effort conceptuel assez primaire, destiné à nous permettre une approche de la vie qui soit à la portée de notre intellect encore sous-développé.
La vie n’a aucun besoin de raison, mais rien ne naît sans désir préalable.
Quand on n’a plus envie de changer, on meurt. La mort, c’est tout bêtement l’extinction du désir. Comme disait un vieillard à qui on demandait ce qu’il désirait : Je désirerais avoir un désir…
Nous sommes menacés de mort par extinction du désir.
Le monde a changé.
Ce qui rend nos idéologies – y compris la pseudo-libérale – caduques, c’est que le monde a changé et qu’elles font semblant de l’ignorer.
Car, et c’est hallucinant, au fond, nous nous plaisons comme nous sommes…
Nous n’avons pas envie de changer. Nous avons juste envie de ne pas mourir ; et de retrouver, ou de multiplier, le désir.
La raison en est simple : l’espèce humaine a toujours vécu dans un espace ouvert. Ce n’est plus le cas.
Un monde ouvert, pour moi, c’est un monde où l’on peut agir sans que le milieu réagisse forcément en retour. Un monde où il y a de la place.
Un monde ouvert, c’est un monde à découvrir, et c’est un monde que je peux exploiter sans en voir les limites : si je décime une population, une autre la remplacera ; si j’ai rendue stérile une terre, je brûle un autre bout de forêt.
Il y a de la place, donc mes actes ne me reviennent pas sous forme de conséquences bonnes ou mauvaises à assumer.
Le monde ouvert ne connaît pas encore le boomerang. Nous le connaissons depuis peu – depuis que notre monde est fermé –, mais nous ne savons pas encore jouer avec, ce qui fait que nous le prenons régulièrement dans la gueule, et de plus en plus fort à mesure que nous le lançons plus loin.
Dans notre ancien monde ouvert, l’entropie n’a pas d’importance, puisqu’elle ne se voit pas : le chaos n’est pas gênant, puisqu’il s’installe ailleurs…
Et le malheur ne se voit pas, parce qu’on peut le déplacer : la colonisation de l’Afrique et la conquête de l’Ouest sont caractéristiques des derniers temps d’un monde ouvert.
En somme, le monde ouvert, c’est l’inconscience.
Pourquoi partager quand le riche trouve toujours de nouvelles proies à appauvrir ? Dans le monde ouvert, ce sont les autres qui sont responsables.

Mais notre monde s’est fermé. Brutalement. Et nous ne voulons pas le voir.
A force de le découvrir et de l’exploiter, nous en avons atteint les limites. Cela a des conséquences très simples, très évidentes, et tout à fait imparables.
Dans un monde fermé, les interactions sont totales ; tout acte que je pose me reviendra sous forme de réaction.
Cela implique par exemple que le capitalisme sauvage y devient totalement destructeur et suicidaire, et que la plus-value ne peut plus être le seul critère d’une vente réussie.
À la limite, le monde fermé sonne peut-être le glas du profit : dans ce monde-là, si tu voles l’autre, c’est déjà toi que tu voles !
C’est très clair dans les rapports entre les pays développés et les pays sous-développés. Nous nous enrichissons à leurs dépens. Mais comme ils sont nos clients, s’ils sont trop pauvres, nous voilà coincés : leur pauvreté nous appauvrit.
Et nous allons devoir leur prêter de quoi nous acheter. Aucun individu sensé ne gérerait ainsi ses affaires.
Grâce au monde fermé, ce sont les vraies lois du commerce qui se dégagent peu à peu : s’enrichir, c’est enrichir le client.
Une vente forcée est une mauvaise vente dès lors que dans le monde fermé nous avons besoin de tous nos clients.
Mécontenter un client quand cent font la queue, pourquoi pas ?
Quand on n’en a que dix, la vente doit être un vrai échange, avec un partage équitable du gâteau entre le vendeur et l’acheteur.
Le monde fermé est en définitive le monde des prises de conscience. Le monde réel, en fait.
Le monde ouvert, celui de l’aventure échevelée, de l’entropie triomphante et des héros négatifs, n’est depuis longtemps qu’un rêve que nous faisons payer aux autres et dont les réveils sont tragiques : le Grand Reich de mille ans qui devait subjuguer l’espace et le temps – c’était le comble du monde ouvert, obtenu en condamnant au monde fermé le plus radical, la mort, tous les gêneurs… –, la révolution prolétarienne qui devait assurer le paradis sur terre en supprimant les interactions – autre comble du monde « ouvert » ! – ont été des illusions perverses, des voies de garage dérisoires.
La mutation que nous sommes en train d’esquisser en tant qu’espèce humaine est double.
Nous allons nous adapter à un monde fermé, ce qui suppose de substituer à l’esprit de conquête l’esprit de partage, et pour l’individu d’apprendre à vouloir être soi-même, et non à se vouloir plus que les autres.
Nous allons trouver grâce à ce que Watzlawick appelle un changement de niveau, et que la première mutation entraînera presque automatiquement, de nouveaux champs pour le désir, de nouveaux mondes ouverts, situés à un autre niveau de conscience : la recherche de soi est une des directions qui s’ouvrent devant nous et que le monde ancien, le monde « ouvert », occultait soigneusement ; l’expansion dans un monde ouvert, c’est une fuite de l’approfondissement de soi : l’être n’étant pas infini, plus je prends de place, m’étends, m’étale, moins je suis profond…
En somme, ce que nous pouvons explorer, c’est l’ouverture intérieure.
Après tout, l’abondance est d’abord un état intérieur.
Autre nouveau monde, infini celui-là, et auquel nous ne nous sommes pas encore réellement ouverts, l’espace ; ne disons pas la Conquête, c’est se limiter d’avance, et se condamner, mais la Quête de l’espace.
C’est la compréhension et la gestion des interactions qui constituent biologiquement chacun de nous, et qui relient microcosme et macrocosme : nous ne savons presque rien, ni de nous-mêmes, ni de nos rapports entre nous, ni de notre écosystème et de la place que nous y tenons, encore moins de celle que nous pourrions y tenir.
Nous devrons aussi tomber les masques et ne plus jouer un rôle, mais remplir nos rôles !
Assumer nos différentes possibilités-personnalités que nous cachions, mutilions, socialisions, manipulions sous un seul masque figé et inexpressif.
En fait, le monde « ouvert » fonctionnait comme un monde fermé, centré sur la logique et le rationnel. Ce monde physique s’est refermé, au moins provisoirement, et tout un autre monde s’ouvre devant nous : celui de l’intuition, de l’imagination, de la recherche et de la création.
Le monde de la production a ses limites : la quantité ne peut augmenter à l’infini.
Le monde de la création a ses contraintes, mais il n’a pas de limites.
La qualité n’atteint jamais la perfection, mais peut toujours s’en rapprocher davantage.
Si nous apprenons à nous servir de notre voix, elle va muer pour de bon, et c’est pour le coup que les lendemains chanteront !