Je n’aurai que trop l’occasion de revenir d’ici avril sur l’agonie grotesque et sinistre à la fois de la Sarkozie. Jamais des gouvernants aussi malhonnêtes et incompétents n’auront à ce point réussi le casse pour lequel l’oligarchie financière les a portés au pouvoir : détruire politiquement, économiquement et financièrement l’état, la société, les services publics, la sécurité sociale, l’école et l’hôpital.
Nous sommes devant un champ de ruines, créé par la plus pernicieuse et stupide politique de la terre brûlée. Car même si la finance a réussi à prendre provisoirement le pouvoir, son comportement suicidaire la condamne à terme.
Deux livres de toute actualité à ce sujet : d’Isabelle Pivert, aux éditions du Sextant, "La création de valeur pour l’actionnaire, ou la destruction de l’idée démocratique". Huit euros pour comprendre l’essentiel en 50 pages, c’est donné !
"À ma guise, Chroniques 1943-1947", de George Orwell, chez Agone. Il avait tout compris, et mieux que personne nous aide à comprendre.
Pour l’heure, j’ai envie de revenir sur deux expositions de 2010. Non pour échapper à la politique, mais pour la retrouver sous une autre forme…

TURNER ET LA VOIE DU TAO

printemps 2010

« LA VOIE DU TAO »


Dans cette très intéressante exposition, assez austère malgré sa magnificence ostentatoire, j’ai été frappé par l’absence de mysticisme. Même en matière de mythologie et de cosmologie, on reste on ne peut plus terre à terre. L’univers mental chinois semble s’organiser autour de quelques notions très simples, très souples, constamment recyclées, et tellement plastiques qu’en un paradoxe qui n’est qu’apparent elles finissent par se figer dans des idées reçues et des comportements stéréotypés. On nage dans les codes, on surfe sur les poncifs : l’art chinois semble s’être répété à l’infini, comme en un jeu de miroirs, dans un réalisme mythologique très convenu. Seuls, justement, les miroirs, dont certains sont vraiment superbes, échappent à ce côté terre à terre et au prosaïsme qui naît de l’imitation mécanique des mêmes sempiternels procédés.
Le sous-titre, « un autre chemin de l’être » me semble bien peu accordé avec ce qui ressort des œuvres présentées. On est plutôt ici dans une quête de l’avoir : cet art chinois-là est très décoratif, très chargé, très impersonnel, très conventionnel et au final bien peu émouvant. Dans tout cela règne une grande froideur, une espèce de fastueuse insensibilité. Aucune passion, pire, aucune émotion. Une sorte d’indifférence, si complète qu’il faudrait l’écrire in-différence, engendrée par un pragmatisme de commerçant avisé pour qui tout se vaut parce que tout se vend.
Je comprends enfin pourquoi le Tao m’a toujours semblé une religion de boutiquiers. Le conformisme chinois naît peut-être d’une sorte d’insécurité essentielle, qui me semble affleurer partout sous la splendeur appliquée d’un art qui sonne comme un exorcisme auquel on ne croirait pas. L’art chinois qu’on nous expose ici est tout sauf serein, il cherche l’effet avec une sorte de frénésie, il entasse, il accumule. Jusque dans l’austérité il en fait trop.
Pas si concrets que ça, les chinois ; leur art donne du monde une vision très abstraite, désincarnée, codifiée. Que de poncifs ! Art éminemment sociétal, terriblement officiel ; c’est un art qui ne décolle pratiquement jamais.
Art sans tendresse et même sans amour, tout occupé de l’anecdote, du respect des règles, et tout orienté vers la conservation du matériel. Il est bien sûr d’heureuses exceptions, notamment en peinture, par exemple le portrait de Tai Hongjing (Yuan), une aube de printemps de Wen Boren, ou le superbe « Chang’E s’est enfuie sur la lune ». Mais dans l’ensemble, j’ai cherché en vain à retrouver la grâce infinie des peintures de paysage anciennes qui m’ont tant ému et influencé. Loin de l’authentique sagesse de Wang Wei, j’ai rencontré ici un art de gloutons qui veulent s’en mettre plein les yeux tout en en mettant plein la vue.
À force, cette débauche de productions convenues me brouille la vue, et je commets un beau lapsus oculaire : un peu lassé par la répétition des mêmes œuvres, j’ai lu « croupe libatoire » au lieu de « coupe libatoire ». Logique comme toujours, l’inconscient : je commençais à en avoir plein le cul.
Tout à la fin, deux magnifiques robes de prêtres taoïstes, très japonaises d’allure, sobres, puissantes et raffinées me ramènent à l’essentiel : peu importe la voie choisie, richesse ou pauvreté : ce qui compte et conte, c’est créer de la beauté.

« TURNER ET SES PEINTRES »


Au printemps 2010, j’avais passé quatre heures dans cette exposition. Je m’étais dit que j’en parlerais parce qu’en dépit du réel intérêt de la confrontation entre les recherches de Turner et celles des peintres dont il a plus ou moins connu le travail, cette très sérieuse exposition était de nature à égarer le visiteur tant sur Turner que sur les finalités d’une démarche artistique digne de ce nom.
Donner à voir le contexte dans lequel travaillait Turner et les œuvres de ses contemporains était à la fois légitime et utile, à condition de ne pas plaquer sur une autre époque une vision du monde, des habitudes de pensée et des modes de comportement, voire des obsessions, qui pour être courantes de nos jours n’avaient pas forcément la même importance autrefois, et prenaient de toute façon d’autres formes.
En suivant le cours très bien organisé et très didactique de l’exposition il me venait peu à peu un malaise, lié à l’écart entre ce qui m’était présenté et les commentaires qui en étaient faits. Car contrairement à ce qui m’était asséné, ce que je voyais tendait à montrer que la confrontation proposée ne tenait pas toutes ses promesses.
N’en déplaise aux commentaires, il y a dès le départ chez Turner une bien plus grande profondeur, comme en attestait le premier tableau de lui présenté, et un travail bien plus subtil du ciel et des météores que chez ses contemporains. D’entrée, ses tableaux ne sont pas seulement techniquement meilleurs, ils sont tout bêtement plus beaux. La confrontation tournait court…
Il y a par exemple un monde entre Turner et Wilson. Avec Turner, pour la première fois les nuages se mettent en mouvement. Il suffit de comparer son Déluge avec celui de Poussin, un tableau plutôt réussi mais qui en comparaison reste assez plat et figé. Chez ses contemporains, le ciel est peint plus que vécu, le tableau ne respire pas, alors que chez Turner le ciel vibre et vit. Ses ciels sont toujours plus vrais que ceux de ses supposés modèles : la plupart du temps loin de les imiter, il les dépasse. Et pour cause : peu importe ce qu’on regarde, ce qui compte c’est la qualité du regard.
Chez lui, même quand il copie Poussin ou le Lorrain, le ciel prend toujours plus de place, occupe toujours davantage d’espace.
Ce qui était intéressant, ce n’était donc pas les ressemblances superficielles entre Turner et ses contemporains ou certains de ses prédécesseurs, c’était l’évidente supériorité liée à son irrépressible différence. Ce qui se jouait une fois de plus sous mes yeux, c’était l’aveuglante confirmation qu’il y a loin du talent au génie.
Peu à peu m’apparaissait un autre problème. Poussée jusqu’à l’absurde, la volonté de « confronter », qui relève d’une mode non dépourvue d’intérêt mais dont l’usage excessif qui en est fait finit par faire une commode et passablement vide tarte à la crème, aboutissait à des rapprochements arbitraires relevant du caprice des organisateurs et d’analogies tirées par les cheveux bien plus que d’une réelle nécessité artistique.
Je retrouvais là le problème de beaucoup d’intellectuels contemporains, qui n’est pas tant leur absence de culture générale, pourtant flagrante, que leur insensibilité, due à une approche universitaire spécialisée, essentiellement abstraite, qui leur fait analyser comme un cadavre à disséquer un passé qu’ils ne comprennent que de façon livresque et qu’ils « sentent » d’autant moins qu’ils n’ont aucun vécu commun avec lui, aucune affinité réelle. Trop de savoir : quand on sait trop, on ne sent plus rien. Le vrai savoir, c’est le sentir.
Pour ces chercheurs par ailleurs exempts de toute pratique picturale, la peinture devient alors un prétexte. À propos de peinture, on finit par s’intéresser à tout, sauf à la peinture…
Je trouvais ici confirmation de ce que j’écrivais dans le Dictionnaire d’un homme moyen à l’entrée Académisme : « Leur œil, déformé par les dogmes et préjugés en vigueur, ne sait littéralement plus voir la peinture. Technique, histoire (et pas seulement de l’art), sociologie, psychologie, philosophie envahissent du cancer de leurs gloses indéfiniment multipliées leur champ de conscience, et leur regard mutilé, désormais aveugle à l’œuvre, reste hypnotisé par les références et les commentaires, bref, par une révérence craintive envers le terrorisme intellectuel des nouveaux clercs de la chose artistique. »
D’où certains rapprochements franchement hasardeux, comme avec Cuyp, où l’analogie évoquée est tout sauf évidente. De même, je n’ai discerné aucun rapport réel entre les pêcheurs de Bonington et la plage de Calais. Le rapprochement entre Titien et Turner ne s’imposait pas davantage et certains autres parallèles m’ont paru encore plus ténus, comme ce très beau paysage au clair de lune de Rubens très arbitrairement confronté à un paysage nocturne (?) de Turner sans aucun rapport avec lui.
L’une des plus légitimes associait un formidable Ruysdael à son pendant beaucoup plus éclairé, dans lequel Turner reprend la même scène quelques instants plus tard. La comparaison ici s’impose, même si elle n’est pas à l’avantage de Turner ! Pas plus que les confrontations proposées avec Canaletto ou Watteau. Ces rapprochements prouvent surtout ce que nous savons depuis bien longtemps : il est utile de copier autrui pour augmenter ses capacités, mais ce n’est pas ainsi qu’on le dépassera, contrairement à ce que croient les naïfs escrocs de la programmation neurolinguistique. Quand Turner se compare, quand il copie, ce qui lui arrive, mais nullement de façon systématique, il s’exerce plus qu’il ne crée.
C’est pourquoi, même quand elle se justifie, cette confrontation entre Turner et ces peintres qui ne sont nullement « ses » peintres, si elle présente un intérêt documentaire, ne rend en aucun cas compte de l’essentiel, qui est l’évolution personnelle profonde de Turner. Elle n’éclaire en rien ses choix, elle permet tout au plus de vérifier s’il en était besoin sa géniale singularité.
Plus j’avançais, plus il me semblait que trop souvent la confrontation supposée n’avait pas lieu d’être et tombait d’elle-même.
Beaucoup d’approximations, et qui loin de s’avouer comme telles sont imposées comme des vérités révélées. Devant une belle gravure de Turner représentant un moulin, une jeune guide toute pleine de l’assurance des ignorants qui récitent de confiance leurs leçons décrète que la gravure est à l’envers, ce qui au vu de l’image est manifestement faux. Qui plus est, quand on connaît le soin apporté par Turner au travail de gravure, on sait bien qu’il n’aurait jamais commis pareille erreur de débutant. De même, on nous parle à propos d’un autre tableau d’un « contre-jour magnifiant la disgracieuse fabrique industrielle », qui n’est en vérité nullement disgracieuse…
Une superbe toile vénitienne, la vue du porche de la Salute, tentait d’enfoncer le clou de ce qui m’apparaissait de plus en plus au fil de la visite comme la thèse sous-jacente des organisateurs, le côté compétiteur acharné et commerçant avide et avisé qui caractériserait le peintre anglais : Turner aurait peint Venise pour profiter de l’extraordinaire vogue de cette ville durant l’époque romantique. On finit par nous présenter Turner comme un marchand, à la remorque des nouveautés de ses confrères !
Les œuvres de circonstance et de commande, les œuvres officielles en somme, prennent trop de place dans cette exposition, venant ainsi au service de cette thèse plus que discutable. L’aspect mercantile et de compétition devient alors prépondérant, autorisant le confortable CQFD si cher aux lectures superficielles profondément contemporaines dont cette exposition offre un exemple d’école. Le hic, c’est que si Turner n’avait été que ce peintre-là, cette exposition n’aurait jamais eu lieu.
Pour le coup, j’étais définitivement fâché avec cette perspective faussée, gauchie, qu’on tentait de m’imposer par la bande avec une malhonnêteté intellectuelle d’autant plus coupable qu’elle était sans doute inconsciente ! Je suis fatigué de ces expositions à thème qui tournent à l’exposition à thèse, où le peintre et son œuvre deviennent les supports d’une démonstration idéologique.
Car ce que cette exposition prête à Turner, c’est notre vision du monde, ce sont nos obsessions ; elle projette sur un peintre de génie les préoccupations mesquines de la vision ultralibérale du monde : compétition, soif de reconnaissance, avidité, mercantilisme. Époque stupide que la nôtre, époque de salauds, qui juge tout à son aune et attribue à un passé qu’elle réduit à sa pauvre mesure ses fantasmes et ses tares. Justifier notre pitoyable lecture financière du réel en tripotant le passé pour l’y retrouver, voilà qui nous ramène à l’idéologie reagano-thatchérienne : « There is no alternative ». L’homme est ainsi fait, c’est comme ça depuis toujours, on n’y peut rien, c’est la nature humaine…
Si l’homme est corrompu par nature, pourquoi nous gênerions-nous ? Même Turner était mû par ce qui nous meut. Bel effort, rabaisser le créateur à notre utilitarisme mesquin, alors que son œuvre tout entière le montre assoiffé d’absolu et lancé dans une quête toute de gratuité !
En fin de compte, cette exposition tendait plus ou moins inconsciemment à justifier les artistes de marché en vogue aujourd’hui, spéculateurs à tous les sens du terme, en disant : « Ça s’est toujours fait, voyez, même les plus grands d’autrefois ne pensaient qu’à la gloire et à l’argent ». Pas question d’entrer dans cette autojustification par ricochet, qui trahit la mauvaise conscience latente des profiteurs d’aujourd’hui.
Cette exposition était trop réussie, et sa réussite même, parce qu’elle est superficielle, engendrait un terrible ratage, lié à une fondamentale erreur de point de vue, elle-même consécutive à la vision du monde intellectuelle et idéologique du néo-libéralisme.
Trop axée sur les efforts commerciaux de Turner, sur ce que je serais tenté d’appeler ses tentatives annexes, elle nous présentait un Turner dispersé, alors que c’est sa continuité qui compte. C’est quand il travaille pour lui que Turner est vraiment créateur ; quand il travaille pour la galerie, quand il entre en compétition, il n’est qu’un excellent peintre de second ordre. Turner n’est pas un bon artiste de marché, et pour cause ; le marché de l’art tel que le comprennent les néo-libéraux n’existait tout simplement pas à son époque.
Turner ne peignait réellement ni pour la gloire, ni pour l’argent. Il peignait d’abord et avant tout pour la joie qu’il éprouvait à peindre, il peignait parce qu’il aimait ça, parce que la peinture est une aventure qui engage toute une vie.
On ne peint pas dix mille aquarelles si on n’a pas avant tout envie de peindre, si peindre n’est pas ce qui donne son vrai sens à votre vie.
Reste que l’exposition avait au moins partiellement atteint son but caché – caché sans doute aux yeux mêmes de ses concepteurs –, comme en témoignait la conclusion d’un badaud à la sortie : « C’est eux qui le disent : Turner, il était pas toujours réglo, hein, et il copiait pas mal… »
Pourtant, j’ai rencontré beaucoup de visiteurs finalement déçus par cette exposition, peut-être parce qu’ils attendaient le vrai Turner, le Turner profond, et qu’on leur avait servi le Turner social, certes intéressant, mais en aucune façon génial. Ce qu’oublient trop souvent les chercheurs actuels, c’est que le génie, même s’il vit en société, est par nature asocial. Ou plus exactement supra-social.
Beaucoup plus que ses rapports avec les autres peintres, c’est l’évolution personnelle de Turner qui nous intéresse. Ce cheminement qui fait que tôt rassasié de gloire et de profit le peintre ne cherche plus qu’à peindre au plus près de sa vision.
« Turner et ses peintres ». Le titre même sonnait faux : d’une part ce ne sont pas « ses » peintres, d’autre part le vrai sujet ce serait Turner et sa peinture.
Me restera cette image ridicule et tellement symbolique de notre époque toute vouée au paraître : dans la dernière salle, devant une série de tableaux d’une fabuleuse beauté, deux têtes à claques, deux rapins façon vingt-et-unième siècle exhibaient leur ego de connaisseurs qui sont du bâtiment en gesticulant devant les tableaux et en les touchant presque du doigt tendu pour souligner leurs commentaires de virtuoses autoproclamés.
Mais ils avaient beau faire voler leurs minuscules dragons, ils ne parvenaient pas à détruire l’émotion qui nous prend quand sous nos yeux un créateur parvient à ce miracle de faire dire l’universel au particulier.
En définitive, Turner m’est apparu bien plus fidèle à la voie du Tao que les maîtres artisans chinois d’un art traditionnel tôt figé dans sa brillante mais commode et un peu simpliste cosmogonie.