Je n’ai rien contre la normalité, au contraire !
Et je me réjouis de voir arriver un président (presque) normal, ou du moins qui tente de le rester, après les cinq années d’enfer vécues sous la chape de plomb fondu de l’agité du bocal.
Mais il y a normalité et normalité. Si les vrais génies (il en est peu, et pas souvent les "reconnus") sont parfois (j’euphémise…) un tantinet difficiles à vivre, ils donnent à la vie son vrai goût, nous faisant passer, un instant au moins, du fini à l’infini en incarnant ce dernier au cœur du premier.
Ce n’est pas un mince mérite, surtout dans un moment où la crétinerie normalisante, grâce à l’hégémonie de cette saloperie essentielle qu’est la communication, est devenue comme jamais… normale !
Il faut lire Suarès. André Suarès est un génie. Comme tel, il lui arrive de dire des bêtises ; il les rend intelligentes. Ses provocations font sursauter, puis réfléchir : elles ne sont jamais gratuites, il reste juste jusque dans ses excès. En bon génie, il est contagieux. Il ne vous convainc pas, il vous convertit.
Il arrive à ce volcanique de s’embourber dans des dévotions têtues, de piétiner dans d’extravagants anathèmes, mais il en sort toujours par le haut, à force de passion généreuse et de cette sorte de clairvoyance que confère l’attention quand elle est transcendée par un regard qui n’est plus seulement celui de l’esprit mais celui de l’âme, de l’être entier donc, dans toute la force de sa ferveur amoureuse : la lave dont il déborde brûle et purifie tout.
Ce qui fait du Voyage du Condottiere une œuvre sublime, c’est que tout y est faux. Je veux dire que tout y est plus vrai que le vrai, et que vous ne rencontrerez jamais en Italie l’Italie de Suarès, mais qu’au contraire l’Italie vraie vous permettra de découvrir l’Italie rêvée de Suarès.
Cette Italie de Suarès, c’est la quintessence de l’Italie, distillée dans le fabuleux alambic d’une imagination fulgurante, une Italie idéale, plus juste et plus pure, plus fidèle à ce qu’elle devrait être si elle était parfaite, plus conforme donc à la réalité ultime, qui ne naît pas de notre vue, mais de notre vision.
Suarès est un voyant : à travers le prisme chatoyant de son regard, il recrée littéralement l’Italie, à son usage et au nôtre.
On est ici dans le même genre d’alchimie recréatrice qui transfigure et mythifie les pommiers normands chez Proust, qui permet à Pessoa de donner vie à travers ses hétéronymes à toutes les facettes d’une personnalité qui devient ainsi l’homme-orchestre et la caisse de résonance de l’âme lusitanienne.
Ces trois écrivains majeurs ont en commun le génie le plus précieux : leur verbe transcende tout ce qu’il touche pour en mieux révéler l’essence.

Pour une excellente présentation du Voyage du Condottiere, prenez le train avec l’ami Klépal
À qui voudrait par la suite creuser le sujet, je signale l’excellent André Suarès, Le Condottiere, ouvrage collectif paru chez Actes Sud, ainsi que le numéro 1 de la revue Autre Sud consacré à cet auteur et trouvable sur Internet.

Même magie se retrouve à mes yeux dans la « Madonna con bambino » que je vous offre ci-dessous, petit panneau de 44x32 cm où le peintre a su échapper au risque d’académisme qu’entraîne un sujet constamment revisité en y mettant, outre les ressources techniques d’un portraitiste sûr de son art, toute la finesse de sa perception des états d’âme et la force d’une vision mystique habitée par un amour authentique.
Ce qui se joue entre ces deux êtres, et que l’œuvre nous donne non seulement à voir mais à ressentir et partager, c’est la conscience du destin et son acceptation mélancolique, c’est la compassion qui unit deux êtres face au mystère de la Vie.

Jacobello del Fiore ( Venise, 1370-1439 ), Madonna con bambino
Retenue, l’émotion qui transparaît de ces deux visages n’en est que plus intensément belle et touchante. On est loin des miasmes trierweileriens.


TRICHER N’EST PAS JOUER


C’est justement dans ledit Voyage du Condottiere que Suarès écrivait :

« L’académisme semble partout une vieillesse. »


Jamais cette phrase n’a été plus juste. Comme tous ceux qui l’ont précédé, l’académisme actuel est vieux et rance parce qu’il est paresseux, que son imagination est épuisée d’entrée, et qu’il remplace faute de mieux le rayonnement de l’amour par la fausse monnaie de la prétendue originalité.
Contentons-nous de mettre à la suite de ce petit panneau peint a tempera au début du quinzième siècle, et présenté à un prix presque accessible par une antiquaire italienne à la 35e Mostra Nazionale di Antiquiariato de Saluzzo, l’œuvre aussi grandiose que capitale récemment exposée par un "artiste" dans une galerie "d’art" (peu importent les noms, qu’on taira par charité, le propre de l’académisme étant à toute époque d’engendrer des clones interchangeables et donc innommables).
Un certain art contemporain n’en finit pas de réinventer l’eau chaude, comme l’illustre ce brillant « travail », assorti comme il se doit d’un commentaire encore plus brillant, quoiqu’écrit avec un autre ustensile de ménage, que je ne nommerai pas non plus, par décence cette fois :


« C’est souvent dans l’intention que X puise la réussite de son travail. Le choix détermine sévèrement la conduite de l’œuvre qu’il sait conduire avec une souplesse indispensable. Le résultat est cependant très proche de la notion originale. En jouant ici sur le terme de “maîtrise d’œuvre“, il inverse celui de mépris. C’est en effet la passion et l’œuvre qui semblent conduire l’artiste alors que celui-ci apporte une conscience professionnelle allant jusqu’à effacer les traces d’effort laissant une forme de sourire, fut-il ironique.
Un choix d’étagère industrielle souffle soudain une forme inventée devenue par l’intervention sensible du sculpteur un labyrinthe adroit vers une image décisive. »
Signé XXX

Pour le coup, il y a vraiment lieu de tirer l’échelle…