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Essais

vendredi 31 mars 2006, par Alain Sagault


L’article qui suit est paru dans le Catalogue raisonné des œuvres du couple de peintres Jean CAIRE et Marie TONOIR, publié à l’occasion de l’exposition retrospective que leur a consacré Le Musée de la Vallée, à Barcelonnette.

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 PEINTRES EN COUPLE : LES JE DU YIN ET DU YANG

Quand Hélène Homps m’a proposé d’écrire une modeste contribution à ce catalogue en me penchant sur deux femmes peintres ayant exercé leur art à cheval sur la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième siècle, je me suis d’abord demandé si un rapprochement entre ces deux artistes pouvait être assez suggestif pour qu’il soit intéressant de l’explorer...
À défaut de compétences en matière d’histoire de l’art, j’avais certes des raisons personnelles de m’intéresser à l’une d’elles, Virginie Demont-Breton, puisqu’elle est mon arrière grand-mère.
Quant à Marie Caire, qui fait avec son mari l’objet de la présente exposition, j’avais déjà vu et apprécié quelques-unes de ses œuvres, et je leur trouvais parfois... un air de famille avec celles de mon aïeule !
Mais en quoi un parallèle entre ces deux femmes peintres serait-il pertinent ?
Une première réponse était qu’elles ont été indiscutablement contemporaines, comme le prouvent leurs dates de naissance et de décès et celles de leurs maris : Marie Caire est née en 1860, Virginie Demont-Breton en 1859, la première est morte en 1934, la seconde en 1935 ; quant à leurs époux, Jean Caire, né en 1855, décède en 1935, Adrien Demont, né en 1851, meurt en 1928.
Qui plus est, les deux femmes s’étaient très certainement rencontrées dans le cadre de leurs activités picturales, et pas seulement lors des Salons des Artistes français où toutes deux exposaient : Marie Caire était membre de la Société des Femmes Peintres et Sculpteurs dont Virginie Demont-Breton fut présidente de 1896 à 1901.
Si les femmes peintres étaient déjà assez nombreuses pour se réunir en société, il était rare qu’elles vivent de leur art et elles commençaient à peine à obtenir un début de reconnaissance, puisque c’est précisément sous la présidence de Virginie Demont-Breton que les femmes furent enfin autorisées à entrer à part entière à l’École des Beaux-Arts, après des péripéties qu’elle décrit dans ses mémoires, Les maisons que j’ai connues.
Pour la petite histoire, notons aussi qu’accompagnées de leurs époux, les deux femmes ont fait à quelques années de distance (les Demont en 1895, les Caire en 1898) un voyage en Tunisie et en Algérie - le Maghreb était à la mode depuis Delacroix -, et y ont trouvé maint sujet d’inspiration.
Mais nos deux héroïnes ont un point commun bien plus important : toutes deux n’étaient pas seulement mariées, elles étaient mariées à des peintres. Les vrais couples d’artistes et d’écrivains, ceux où l’une des deux personnalités n’est pas plus ou moins sacrifiée et où toutes deux parviennent à s’épanouir de concert, ne sont pas légion, et moins encore à l’époque. Souvent la carrière de l’un des deux, qu’il soit ou non plus talentueux, fait de l’ombre à celle de l’autre.
Or ces couples, celui de Marie comme celui de Virginie, ont au moins une chose essentielle en commun : durables et complémentaires, ils le furent au plus haut point !
Mais à les observer d’un peu plus près, la ressemblance se fait plus frappante et le parallèle entre les Caire et les Demont-Breton paraît devenir plus significatif.
En effet, à l’intérieur de ces deux couples, mari et femme, plus ou moins volontairement, plus ou moins consciemment, semblent s’être répartis les rôles artistiques et avoir joué la complémentarité - ce fut peut-être l’une des causes de leur bonne entente et de la pérennité de leur union...

C’est en regardant et comparant les reproductions de leurs tableaux que j’ai pris conscience d’une sorte de convergence entre les fonctionnements respectifs de ces deux couples.
Virginie Demont-Breton et Marie Caire pratiquaient l’une et l’autre le portrait et la scène de genre. Mais si Marie Caire, tout en peignant l’humanité au travail et les petits métiers, privilégie le portrait, Virginie Demont-Breton, à l’image de son père Jules Breton que sa passion pour les paysans et le monde rural avait rendu à son époque tout aussi fameux que Millet, accorde plus d’importance à la nature, en une sorte d’équilibre rendu à la fois évident et nécessaire par son sujet de prédilection : les pêcheurs et la mer, indissolublement liés dans son œuvre comme dans la réalité.
De leur côté, Adrien Demont et Jean Caire brossent de préférence des paysages, souvent immenses, quel que soit le format du tableau, et où la présence de l’homme, quand présence il y a, apparaît relativement secondaire.
À la vérité, si chez Marie Caire il n’y a presque que des personnages, chez Jean Caire, il n’y en a presque jamais...
Situation un peu moins contrastée pour l’autre couple : dans les tableaux d’Adrien Demont, qui comportent souvent des personnages, ceux-ci restent lointains et donc rarement identifiés, voire identifiables, comme s’ils étaient surtout là pour donner l’échelle d’un paysage généralement immense, dont leur petitesse même fait ressortir la majestueuse grandeur et dans lequel ils sont à la fois intégrés et perdus. La plupart du temps, ils n’ont pas d’identité propre : davantage silhouettes symboliques qu’individus caractérisés. C’est le paysage qui est le personnage principal, et le cadre ne laisse presque jamais planer le moindre doute sur sa prépondérance.
À l’inverse, chez Virginie Demont-Breton, si le paysage est très souvent présent, c’est d’abord à titre de lieu de vie, et le cadre privilégie donc les personnages : ils sont le sujet principal. Même quand les éléments accèdent au rôle principal, comme dans certains tableaux de mers démontées, la présence des personnages demeure assez importante pour faire jeu égal avec celle des éléments, qui les dominent pourtant au point parfois de les écraser...
En dépit de toutes les différences de technique et d’intentions, la divergence des points de vue est suffisamment affirmée pour qu’on puisse discerner chez ces deux couples une caractéristique commune frappante : à la proximité voulue par les épouses s’opposent le recul ou la distance recherchés par les maris. Une différence si réelle que les tableaux d’Adrien Demont paraissent souvent dans la mémoire plus grands que ceux de sa femme même quand ils sont de plus petit format, comme en témoignent les deux œuvres présentées.
Les deux hommes travaillent au grand angle, leurs femmes adoptent le point de vue du regard humain ou le téléobjectif. Pour filer la métaphore photographique à propos de ces deux couples, indépendamment du format adopté, les femmes cadrent plus serré, les faveurs des hommes vont au panoramique !

Que déduire de ces constatations ? Sûrement pas une théorie, encore moins une thèse ! Je me garderai bien de généraliser sur un sujet aussi complexe, mais je peux tenter de proposer le début de réflexion et les pistes d’interprétation que les faits me suggèrent à titre personnel.
Il me semble clair que les partenaires de ces deux couples, de façon assez surprenante pour l’observateur, sans l’avoir vraiment cherché ni voulu, se sont répartis les « rôles ». On peut avancer que dans chaque couple, la femme peint d’abord le particulier (y compris dans ce qu’il a d’universel), son mari aspirant au général (y compris dans ce qu’il a de particulier). Visiblement plus attentives au détail, les épouses ont moins tendance à généraliser que leurs maris.
Chez Virginie Demont-Breton, qui travaille très souvent à partir de modèles vivants, les personnages ont ainsi une existence individuelle, et même s’ils symbolisent le pêcheur, l’enfant, la mère, ils ont un nom, une personnalité, ils existent dans la vie réelle.
À l’inverse, chez Adrien Demont, qui faisait très peu poser, ils sont génériques, ont valeur universelle.
Les Caire-Tonoir semblent pousser plus loin que les Demont-Breton la répartition des rôles et la division du travail : au mari la nature, à l’épouse l’humanité. À elle le portrait, à lui le paysage.
Bien que leurs œuvres soient par ailleurs très différentes, les deux femmes y peignent avant tout la personne humaine et s’intéressent souvent, surtout Virginie Demont-Breton, à la cellule familiale et à son rapport au monde, à la communauté humaine et à son travail sur la nature ; dans leurs tableaux l’homme et la nature sont liés, et les personnages, de plus grande dimension que ceux de leurs maris, tiennent davantage de place dans un espace plus restreint.
Ce monde plus proche, ce monde fini, contraste avec celui que peignent leurs époux. Moins occupés de leurs semblables que de la contemplation de leur monde, les deux hommes, chacun à leur manière, très différente, privilégient dans leur peinture la solitude de l’individu face à l’univers. Jean Caire exclut même presque toujours l’être humain de ses paysages, ne laissant guère deviner la présence humaine qu’en mettant au premier plan la nature « apprivoisée », jardins, routes et champs, et en fond majestueux la nature « sauvage ».
Et si Adrien Demont place dans ses grands tableaux de minuscules silhouettes, c’est pour mieux les perdre dans le monde infini dont elles font pourtant partie, à titre de microcosme dans le macrocosme.
Leur vision du monde semble donc plus « cosmique » que celle de Marie Caire et de Virginie Demont-Breton qui paraît plus concrète, plus intimiste.
Si les deux femmes ne peignent pas à la même échelle que leurs époux, c’est donc me semble-t-il que dans leur peinture au moins Virginie Demont-Breton et Marie Caire sont plus près des êtres humains et de leur vie. Leurs maris rêvent, voient les choses de haut, ils planent, pour employer une métaphore aussi parlante que familière ; dans leurs paysages, l’être humain est microcosme au sein du cosmos, dans ceux de leurs épouses la famille, le groupe humain, est aux prises avec la nature. Ils sont plus spectateurs, plus contemplatifs, elles sont davantage actrices. Elles sont plus concrètes, ils intellectualisent et rêvent davantage.
En somme, sans vouloir offenser Élisabeth Badinter, elles sont plus maternelles...
Le parallèle que nous esquissons entre ces deux couples donnerait-il raison à cette affirmation encore souvent reprise : « Les hommes conceptualisent, alors que les femmes sont plus concrètes » ?

Les choses me paraissent plus complexes, car si dans les deux cas une vision du monde est bien mise en œuvre, c’est de façon plus marquée et plus consciente, allant souvent jusqu’au symbolisme, chez les Demont-Breton, notamment dans leurs grands tableaux, alors que les Caire-Tonoir en restent davantage au sujet lui-même, côtoyant parfois la carte postale ou la photographie.
Reste que si vision du monde il y a, celle des épouses est clairement différente de celle de leurs maris. D’un côté l’adaptation au monde, qui amène à l’apprivoiser autant que faire se peut, et donc à le voir comme un contexte fini et familier, de l’autre la contemplation, qui replace l’homme dans un univers infini et « étranger », dans une fascinante nature sauvage.
Schématisons : relations et interactions intimes chez ces dames, contemplation et vision grandioses chez les messieurs !
La peinture des maris va parcourir le paysage, l’explorer ; celle des épouses au contraire veut habiter un lieu, s’y installer : dans cette optique, le cheminement horizontal de la vision masculine s’oppose à l’enracinement vertical du regard féminin, et peut-être aussi le linéaire au circulaire, le voyage du nomade à l’installation du sédentaire. Chez ces quatre peintres, il ne s’agit pas d’un choix anecdotique relevant d’un goût purement personnel ou d’une mode, mais d’une démarche essentielle qui donne tout son sens à leur effort artistique.
Pour définir le rapport différent de leur œuvre à la nature qui les environne, on peut appliquer la même formule à chacun des deux couples : le mari peint un paysage vide, un mystère à pénétrer, un espace à parcourir, un monde à conquérir, un univers à contempler. La femme peint un lieu de vie et ceux qui le peuplent, une harmonie sans cesse à recréer, un nid à creuser pour s’enraciner et durer - porter des fruits.

Une telle formule rend assez bien compte, quoique de façon trop rapide et tant soit peu réductrice, du phénomène parallèle observable dans les œuvres de nos deux couples.
Peut-on valablement la généraliser ? C’est loin d’être évident, à supposer que ce soit souhaitable.
Car cette répartition des rôles ne traduit peut-être que la Weltanschauung, la conception philosophique du monde d’une époque déterminée (apogée de la bourgeoisie issue des Lumières, du capitalisme familial occidental, et prise de conscience des conséquences de l’industrialisation).
Il serait en tout cas intéressant d’étudier d’autres couples d’artistes et d’écrivains pour tenter d’approfondir cette approche et voir si se retrouvent chez eux les « rôles », naturels ou appris, innés ou acquis, biologiques ou socio-culturels que nous avons cru discerner chez les Caire et les Demont-Breton.
On peut penser à George Sand et Musset, dont la courte collaboration s’est avérée fructueuse à bien des égards : comme pour Camille Claudel et Rodin, la brièveté de leur couple, loin de diminuer l’intensité de leur relation, l’a plutôt exaltée.
Seraient également à envisager certains couples bien connus de Jules Breton et des Demont-Breton : Alphonse Daudet et sa femme, Henri de Régnier et son épouse Marie de Heredia, romancière qui signait d’un nom masculin, Gérard d’Houville...
Pensons aussi à Willy et Colette, le plus célèbre des couples terribles de la Belle Époque, dont les rapports dans la création restent controversés !
Nous nous contenterons de nous pencher un court instant, parce qu’ils rentrent à merveille dans le cadre de notre approche, et parce qu’ils nous touchent d’autant plus que le Mexique et la Vallée de l’Ubaye entretiennent un rapport aussi intense que particulier, sur un autre couple de peintres, flamboyant et terrible, celui de Frida Kahlo (1907-1954) et de Diego Rivera (1886-1957).
Ce couple d’aspirants révolutionnaires porte au rouge l’opposition vécue de façon plus modérée par nos deux couples de bonne bourgeoisie pendant la Belle Époque en l’incarnant dans le contexte passionné du Mexique des années folles.
Le face à face du monde intérieur et du monde extérieur, Frida Kahlo et Diego Rivera le poussent presque jusqu’à la caricature, puisque la peinture de l’une est toute entière consacrée à l’introversion, la peinture de l’autre étant très délibérément vouée à l’extraversion. L’une peint la rencontre de sa conscience avec l’inconscient, l’autre illustre jusqu’au gigantisme une idéologie à vocation universelle.
Frida Kahlo peint son monde intérieur en un surréalisme tout personnel, aux antipodes du stalinisme auquel elle souscrit par ailleurs avec autant d’imprudence et de légèreté que son homme ; elle peint sa vie, ses proches, son foyer, elle se peint très souvent, multipliant les autoportraits, bref la peinture de Frida Kahlo est une peinture du « chez soi ». Même quand elle peint Staline, c’est comme une icône rassurante illuminant son atelier et non comme le petit père des peuples répandant sur le monde la miraculeuse manne du communisme soviétique...
À l’opposé, Rivera peint de façon épique l’idéologie, le collectif, laissant très peu de place à l’intime et à la singularité. On retrouve là aussi, mais plus marquée, la différence ô combien significative entre les points de vue, les cadrages choisis et les formats utilisés.
À la fresque, peinture d’extérieur par excellence, s’oppose la toile, véhicule privilégié de la peinture de salon, comme en une métaphore du contraste entre la force de la nature qu’est Rivera et l’indestructible invalide qu’est devenue Frida.
En résumé la peinture de Frida et Diego, c’est l’individu contre - tout contre... - le peuple. L’une s’attache aux personnes, l’autre peint les foules.

Au terme de cette approche bien trop rapide à mon goût, nous nous apercevons que nous avons levé un lièvre qui pour être vieux n’en court pas moins encore très vite et très loin !
Y a-t-il des rôles spécifiques à chaque sexe, et naissent-ils de leur biologie ou sont-ils imposés par les structures sociales ? Ces visions du monde et ces pratiques si différentes relèvent-elles de l’inné ou de l’acquis, du culturel ou du biologique ?
La réflexion sur pièces esquissée dans ces quelques pages ne résoudra évidemment pas une question aussi vieille que le monde. Mais elle permet de la poser à nouveau, sous un angle suggestif, à propos de deux personnalités artistiques très attachantes, et qui ont été parmi les premières à s’affirmer comme femmes et artistes et à trouver un accord avec l’autre sexe, leurs maris loin de les brimer les ayant aidées à trouver leur propre cheminement sans pour autant sacrifier le leur.
Ces deux couples nous donnent ainsi un bel exemple de coopération et d’harmonie entre les sexes, et en cela du moins, ils n’ont rien perdu de leur actualité - et pourraient encore servir de modèle à la plupart d’entre nous !

SAGAULT

Bibliographie :
Adrien Demont, Souvenances,Promenades à travers ma vie, Arras 1927
Virginie Demont-Breton, Les maisons que j’ai connues, 4 tomes, Plon, Paris 1926-1930
Annette Bourrut Lacouture : Jules Breton, La chanson des blés, Somogy 2002
Annette Bourrut Lacouture : Égyptomanie fin de siècle. Le Typhonium, demeure des peintres Adrien Demont et Virginie Demont-Breton, Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1990
Annette Bourrut Lacouture : Virginie Demont-Breton, peintre de Wissant, Bononia, Bulletin de l’Association des Amis des Musées de Boulogne-sur-Mer, numéros 19 et 20, 1991

L’essai suivant est paru dans les numéros 26 (ARGENT, décembre 2000) et 27 (CUISINE, janvier 2001) du journal d’artistes LE BROUILLON :

 
ART (INTELLI)GENT, ART (INDI)GENT ?


« Mary, it takes more than intellect to be a musician ; put your soul into it a little ! »
Le facteur d’orgues à l’organiste, dans Carnival of souls (1958) de Herk Harvey, un film très étrange, de cette atypicité façon OVNI si caractéristique de l’underground américain, et d’une grande justesse jusque dans son imprécision voulue - un flou pour une fois digne de l’épithète « artistique » -. Film d’une intelligence sensible, émue et émouvante ; tout ce qui manque aux bien nets et bien propres businessmen de l’art content de soi.


J’avais pratiquement fini de pousser ce coup de gueule quand je suis tombé sur celui de Cavanna dans Charlie-Hebdo du 13/12. Je ne suis pas toujours d’accord avec Cavanna, mais j’adore son bon sens outrancier (il faut bien ça contre la folie ambiante !) et ce que Rostand aurait appelé son panache, sans compter que je lui garde une profonde reconnaissance d’avoir il y a bien longtemps transmis mes textes à Gébé avec un commentaire que ma modestie m’impose de taire tout court.
Dans sa chronique, il défend le square Saint Julien le Pauvre contre une agression « artistique » qu’à son tour il agresse magistralement. Je me suis souvent recueilli dans ce minuscule havre de paix en attendant que l‘abbé Gazeau ait fini ses dévotions dans l’adorable petite église qui le jouxte.
C’est un lieu d’un raffinement inouï, et ce qui lui arrive montre assez que l’harmonie est chose trop fragile pour la laisser polluer par des criateurs qui croient n’avoir de comptes à rendre qu’à eux-mêmes, à leur mégalo et à leur libido. L’art est aussi une délicate alchimie sociale, un équilibre miraculeux entre le consensus et la transgression.
Totalement « libéré », l’art en cour(s) aujourd’hui est certainement le plus macho qui ait jamais vu le jour, du fait que, jouissant d’un pouvoir qu’il n’avait jamais eu, il en abuse systématiquement : conchier l’espace public avec la complicité du politique n’est pas autre chose qu’un exercice particulièrement lâche de viol officiel : on n’est plus dans la révolte, mais bien dans l’oppression !
Chacun a le droit de vouloir faire passer sa merde pour de l’or (de l’art) - pourvu qu’il ne tente pas d’imposer à autrui de la manger. Le problème de la merde, en art comme aux chiottes, c’est qu’on n’aime jamais que la sienne ; ça s’appelle de la complaisance, et c’est, si j’ose dire, le fondement de l’art officiel qui seul a cours légal et cote aujourd’hui.

J’ai beaucoup hésité à écrire ce texte : j’en ai assez d’essayer de parler de l’art que j’aime et de me voir contraint de parler contre celui que je n’aime pas.
Mais voilà, je suis allé voir une exposition dans un lieu magnifique ; les artistes étaient en train d’installer, et j’ai passé un long moment à regarder et à écouter. Je les ai trouvés très sympas, et j’étais content.
Et puis, je me suis aperçu, à peine les avais-je quittés, que j’étais en pétard. Pas révolté, non, pas furax, juste en rogne, quelque part. Le genre de colère que tu ressens quand un marchand de tapis a essayé de te faire prendre des vessies pour des lanternes et a failli réussir, justement parce qu’il était sympa.
Tu es en colère sans même savoir pourquoi quand tu sens que quelque chose ne colle pas : quand ton sentiment profond t’avertit que ta conscience raisonnante s’est fait enfler - une fois de plus. Que quelque chose n’est pas juste, que quelqu’un sonne faux. Alors tu essayes d’y voir clair, et parfois ça fait des étincelles.
Pourquoi me suis-je retrouvé en colère ?
Trois raisons, trois déclics, trois chiffons rouges qui ont fait tilt dans ma petite tête !
Trois remarques qui me restaient en travers, focalisant le malaise que je ressentais devant le travail de ces deux canadiens, des bons vivants truculents à la québecquoise, hauts en couleur et forts en gueule.
« Il est temps que l’art devienne intelligent... » nous avait confié le plus âgé des deux d’un ton pénétré.
Avant de nous apprendre que son acolyte, qui confirmait d’un air modestement rengorgé, « a révolutionné l’enseignement de la sculpture » et de nous conter dans la foulée leur si original - qu’ils croient ! - mode de recrutement- au concours d’entrée des Beaux-Arts, où les candidats, après qu’on ait écarté d’un revers de main le dossier qu’on leur a demandé de préparer, doivent réagir adéquatement à des questions aussi subtiles que : « Vous savez qu’en tant qu’artiste vous devrez porter un béret ? » Ne pas se manquer si on veut être admis au club !

En fin de compte, nous avions eu droit à un numéro de duettistes très au point. Rien de révolutionnaire, au demeurant : ainsi procèdent depuis des lustres les marchands de tapis...
On se renvoie l’ascenseur à toute vitesse et l’interlocuteur, pris entre deux feux, n’a plus qu’à s’incliner et à « acheter » ce discours si au point qu’il réunit en une superbe synthèse (du grand art, pour le coup !) le policier, le terroriste et le publicitaire, comme le prouve cette admirable sentence :
« Il est temps que l’art devienne intelligent... »
Ça, déjà, et plus encore en regardant leurs œuvrettes, ça m’avait fait tiquer. Comme si l’art et les artistes les avaient attendus...
Se pencher comme le fait l’un d’eux sur le problème de la suppression de la troisième dimension dans la sculpture pour revenir à un univers à deux dimensions sous prétexte qu’il n’y aurait pas réellement de troisième dimension, que celle-ci n’existerait que par la vision binoculaire et sa reconstruction par le cerveau, ce n’est pas en soi inintéressant, même s’il y a bel et bien une profondeur, seul le mode de perception qui permet aux être vivants de l’appréhender pouvant varier, comme a pu le vérifier à ses dépens toute personne ayant pratiqué volontairement ou non la chute libre.
Il est incontestable (et ses inventeurs n’ont jamais songé à le nier !) que la perspective n’est qu’une illusion, mais qu’importe si le tour de passe-passe permet de rendre compte au mieux d’un des aspects essentiels de notre perception de l’univers ? Mettre en lumière cette illusion, pourquoi pas ? En tirer d’ingénieuses installations, très bien.
En revanche, présenter cette recherche pas totalement nouvelle mais abordée de façon suggestive, avec rigueur, imagination et parfois humour, comme une approche artistique du plus haut intérêt et une manifestation du progrès de l’art, enfin devenu intelligent, relève d’une prétention ridicule ou d’une esbrouffe puérile.
Je ne suis pas sûr que ce soit une grande preuve d’intelligence que de confondre avec tant d’ingénuité ou de roublardise ingéniosité et intelligence : cela revient entre autres à croire que l’intelligence peut se passer à la fois de l’émotion et des sentiments, et que l’homme peut vivre et créer dans l’abstrait. Ex nihilo, en somme. _ Je perçois bien ce qu’a de prométhéen une telle visée démiurgique, mais on est ici à l’opposé de ce qu’est à mes yeux une authentique démarche artistique, laquelle consiste à vivre pleinement la nature humaine, dans la réconciliation-assomption de la matière, de l’esprit et de l’âme - appelez cette dernière comme vous voudrez, mais ne nous en privez pas, l’intelligence ne se suffit pas à elle-même !
C’est Henri Verneuil qui rappelait récemment à la radio que Cocteau, qui savait de quoi il parlait, avait coutume de dire : « En art, l’intelligence ne crée pas ».
Le risque, quand on veut être intelligent, c’est de croire découvrir ce que tout le monde sait depuis longtemps. L’art intelligent, ce n’est qu’un beau slogan vide - digne d’un monochrome de cet autre astucieux bidouilleur d’Yves Klein- .
Ça veut surtout dire qu’on a paresse et peur de vivre ses émotions et de donner réellement cours à son imagination, et c’est bien cette ingénieuse et séduisante (c’est reposant pour le spectateur aussi de se croire intelligent sans avoir besoin de réfléchir et de se faire plaisir sans perdre d’énergie à s’émouvoir) stérilité qui me mettait si mal à l’aise dans l’exposition de nos amis canadiens, laquelle reflète davantage une mégalomanie à l’état pur qu’une nécessité intérieure irrésistible.
Avec le recul, Peter Gnass et Michel Goulet me font un peu l’effet de deux handicapés de l’émotion, d’autant plus inquiétants que sympathiques - en bons séducteurs. Et comme tels ayant choisi de subir (dans ce que je voyais de leur travail) l’ablation des sentiments, inévitable auto-mutilation pour qui veut actuellement réussir sur le marché de l’art - y avoir la cote.
Je reste très frappé par cette idée de l’avènement-parousie de l’art intelligent : elle me paraît à la fois naïve et roublarde, perverse en somme, car la perversité relève toujours d’une puérilité essentielle - et en fin de compte grossière, parce que malhonnête, même si c’est sans doute d’une malhonnêteté inconsciente. Mais pas plus que la mort l’inconscience n’est une excuse...
Vouloir que l’art soit intelligent, c’est lui enlever toute chance de l’être, parce que l’intelligence artistique est d’une autre nature que l’intelligence commune.
Si bien que l’art intelligent, c’est très exactement l’art insignifiant. Pour un peu je préférerais le pompiérisme fin XIXème qui avait au moins encore envie de signifier quelque chose, de célébrer quelque chose. Même si leur foi était corrompue, même si leur feu ne prenait pas, ils tentaient de réchauffer leurs pauvres braises. Les pompiers s’efforçaient de croire en quelque chose...
Nous sommes rendus à l’époque des cendres : les grands artistes d’aujourd’hui sont trop intelligents pour croire en autre chose qu’en leur art - entendez leur soif de pouvoir et leur goût du profit.
Car le fait est que nos deux apôtres de l’art intelligent seraient juste de sympathiques farfelus s’ils avaient oublié de traire les deux mamelles jumelles de l’art contemporain : la recherche du pouvoir et la quête de l’argent, lesquelles impliquent d’être en résonance avec le discours dominant.
C’est sans doute ce qui m’a le plus gêné avec ces deux gaillards très attachants : ce sont des séducteurs, et tout séducteur conséquent est un homme de pouvoir, donc de profit (étant bien entendu que tout pouvoir usurpé sur autrui constitue à mes yeux une forme particulièrement détestable de profit).
C’est ainsi que Peter Gnass a commis avec des amis un pot-pourri ésotérico-fourre-tout effrontément démarqué du Yi-King, Les dés de la destinée, qui s’est déjà vendu à 250.000 exemplaires et qui est un bel exemple de marketing pur veau d’or et de gobichonnade New Age Ère du Verseau à l’usage des gogos. Ce gadget manipulatoire m’avait été offert il y a une dizaine d’années, je l’ai feuilleté et l’ai confié à la poussière dont il n’aurait jamais dû sortir.
On ne vend pas impunément son âme au diable - même quand on a pris soin de le repeindre aux couleurs de l’optimisme cyniquement béat qui donne tant de charme viril au rêve pseudo-démocratique des oligarques nord américains...
e fait que l’art se soit pris pour but et donc se regarde le nombril, a fini très logiquement par le détourner complètement de lui-même : l’art qui se prend pour l’art est-il encore de l’art ? Peut-il exister quelque chose qui s’appelle l’art, tout court ? N’est-il pas nécessaire que l’art, pour naître, soit au service de quelque chose d’autre, qui le dépasse ou qu’il dépasse ?
Mais alors, pourquoi pas au service de l’intelligence ? Parce qu’il s’agit là d’une inversion des valeurs ! L’intelligence en art n’est au mieux qu’un outil - à double tranchant.
À ce titre, rien ne fait mieux ressortir à mes yeux la prétentieuse vacuité, l’indigence confondante du travail « intelligent » de ces deux canadiens que les mélopées si simples en apparence et si profondément belles et émouvantes (donc au plus haut point artistiques au vrai sens du terme) des chanteurs du Lundi Saint de je ne sais plus quel village de Sardaigne. Même réelle et non contrefaite, l’intelligence ne remplace pas l’âme : elle en fait regretter davantage encore l’absence.
En vérité, l’art du temps ne vaut pas mieux que l’« aventure » contemporaine : fait d’esbrouffe et de sponsoring comme elle, aussi académique qu’elle est sécurisée. Il y a vraiment du dérisoire dans ces mises en scène mégalomaniaques dépourvues de vrai risque autant que de poésie.
Thalassa mettait bord à bord l’autre jour les grands engins sophistiqués, guidés par satellite et hélitreuillés au moindre coup de tabac, des « hardis naviguauteurs » d’aujourd’hui qui ne perdent jamais contact avec le monde civilisé et vont bien trop vite pour voir ou sentir quoi que ce soit de ce qui reste du monde dit sauvage (ce qui ne les empêche pas, tant ils sont dépourvus de pudeur et du moindre sens du ridicule, d’« écrire » - entendez de faire écrire par des nègres - le palpitant récit de leur pitoyable odyssée !) et l’extraordinaire bateau-radeau d’osier amérindien d’un génial farfelu qui a réussi à traverser le Pacifique. Comme on dit, y avait pas photo !
Pareillement, je dois à mes deux fragmentateurs de réel de m’avoir rappelé que, tout comme l’aventure sans idéal n’a pas de sens, l’art sans romantisme ne vaut pas tripette...

Il est vrai que le nom de leur exposition annonce clairement la couleur : Le réel fragmenté. La mode des fractales, de l’entropie et des quantas à toutes les sauces est passée par là. Pourquoi pas ? Mais s’il suffit pour rendre l’art intelligent de se parer des plumes du paon, je comprends mieux l’actuelle inflation d’artistes en tout genre !
Il s’agit donc de décomposer le réel, ce qui peut permettre d’éviter d’avoir à créer un univers et constitue encore pour quelque temps le plus sûr moyen d’être à peu de frais à la page et dans le vent, fragmenté renvoyant aux fractales de la physique contemporaine, et le titre entier louchant avec ostentation du côté des théories du chaos qui divisent les physiciens actuels.
Peu importe que le mot chaos, comme le rappelle utilement Murray Gell-Mann dans Le quark et le jaguar, n’ait pas du tout en physique le sens que lui donnent les imprudents apprentis-sorciers du mélange des genres (rebaptisé pluridisciplinarité pour fermer le clapet des tenants d’un bon sens qui est plus que jamais la chose du monde la plus mal partagée) : l’essentiel n’est pas de réfléchir, mais de signifier qu’on pense - et comme il faut.
Normal, puisque dans la logique de prise du pouvoir, il ne s’agit pas tant d’être réellement intelligent que de proclamer qu’on l’est...
Tournure d’esprit caractéristique des illusionnistes de la pensée contemporaine, et jubilatoirement démontée par Alan Sokal et Jean Bricmont dans Impostures intellectuelles, cette bienvenue confusion des genres, brouillant préventivement et définitivement les cartes, évacue d’entrée toute possibilité d’évaluation, ce qui permet, en un parallèle qui ne doit rien au hasard, de créer, comme en Bourse, de la valeur avec du vent : l’art est bien devenu un marché, de tous le plus spéculatif, c’est à dire le plus abstrait, le plus cynique et le plus culotté - plus encore que celui des nouvelles technologies, avec lesquelles il a d’ailleurs par essence partie liée, tant pour la primauté donnée à la forme et à l’apparence que pour la recherche du pouvoir et du profit.
L’ART INTELLIGENT, au bout du compte, c’est un ART IDÉOLOGIQUE, que je nommerai L’ART LIBÉRAL, tant il est intrinséquement lié à l’idéologie du même nom. Cet art qui se veut individualiste et libéré est au regard de l’histoire l’exemple le plus achevé d’un art totalitaire, et par voie de conséquence essentiellement conformiste (tout comme la libre entreprise, tout en se gargarisant de la concurrence, n’aspire en vérité qu’au monopole...).
Art total, au sens où il relève bien plus d’une ingénierie artistique très complexe et très raffinée que d’une pratique concrète, art de « créatif » où l’idée et l’effet (il s’agit bien plus de faire des coups, comme on tire un coup, que de se donner à fond, d’aimer ce qu’on fait, ce serait d’un ringard !) sont bien plus importants que la création, art publicitaire donc, très au fait des techniques de la communication - bref de cet instrument de manipulation qu’on appelait en des temps moins cyniquement pudiques propagande.
À ce titre, la prétention à révolutionner l’enseignement de la sculpture est édifiante. Au lieu de faire imiter des modèles (ce qui stériliserait l’imagination), le nouveau maître donne à ses disciples deux boîtes de conserve nues, trois mots judicieusement choisis et une heure pour créer une œuvre avec ces matériaux.
Trois remarques s’imposent : Baden Powell, et bien d’autres après lui, faisait faire ce genre d’exercices à ses scouts avant la guerre de 1914, sans pour autant prétendre les avoir inventés. Et il y a bien cinquante ans qu’ils sont en usage un peu partout - sauf peut-être dans certaines écoles des Beaux-Arts particulièrement rétrogrades. L’emploi du verbe « révolutionner » relève ici d’un sens de l’hyperbole carrément marseillais.
Pour ce qui concerne l’imitation, elle reste jusqu’à nouvel ordre le maître mot de tout apprentissage, y compris humain, et tout particulièrement du développpement de l’intelligence. La programmation neuro-linguistique a ses limites, mais elle a surabondammenr démontré l’importance essentielle de la modélisation dans les processus de formation de la personnalité.
Il est donc absolument stupide de remplacer l’imitation académique par une pseudo-démarche imaginative parfaitement arbitraire, et qui constitue par là même une mise en forme autoritaire du processus de création, en le coupant de la sensibilité et en l’orientant vers des procédures abstraites dont le rapport à l’imagination créatrice est loin d’être évident.
Là encore, l’esprit manipulateur normatif est à l’œuvre de façon flagrante pour refonder un nouvel académisme, d’autant plus dangereux qu’il se présente indûment comme une libération, alors qu’il constitue un carcan bien plus rigide que les précédents : on est pratiquement face à un conditionnement de type pavlovien, et rien ne prouve qu’il soit artistiquement plus fécond de saliver devant une boîte de conserve cabossée et deux concepts éculés que devant la Vénus de Milo ou l’Apollon du Belvédère.
Il est clair qu’un symbole trop visité devient peu à peu cliché, non en lui-même, mais dans l’esprit ratatiné, paresseux et routinier de ses usagers abusifs ; mais la portée symbolique des boîtes de conserve étant ce qu’elle est, on peut douter qu’elles libèrent l’imagination au point de dépasser fréquemement le stade peu excitant du cliché conceptuel le plus rabâché.
Le simple bon sens montre qu’il n’y a lieu d’écarter aucun outil, dès lors qu’il est susceptible d’aider à la constitution d’une personnalité artistique authentique.

Il se peut bien - mais cela ne changerait pas d’un iota le sens de ce que j’avance ici - qu’à propos de cette idée nouvelle d’art intelligent il faille parler d’imposture inconsciente. Elle renverrait alors à l’ahurissante inconscience de l’homme contemporain-, qui ne s’explique que quand on admet qu’en un paradoxe admirablement mis en lumière à l’avance par Orwell dans 1984, elle est délibérée, choisie en toute connaissance de cause et dans le même temps volontairement refoulée.
Contrairement à ce que croient les criateurs de l’art intelligent, ils ne sont pas plus lucides que les bourgeois auxquels ils prétendent donner des leçons : ils sont les nouveaux bourgeois, des jobards à qui on ne la fait pas. Pour que l’art devienne intelligent, suffit-il d’en éliminer l’émotion ? Il faut toute la naïve arrogance des intellectuels rationalistes pour le croire.
J’en viens parfois à me demander si ce n’est pas l’intelligence ou plutôt en l’occurrence l’intellectualité, cette abstraction dévitalisante, qui a rendu l’art prisonnier de la mode et du fric, esclave du marché : l’artiste aujourd’hui jongle avec l’intelligence, s’étourdit de concepts en des recherches toujours plus acrobatiques, et les puissants lui envoient des pièces, le regardent marcher sur le fil et faire le clown, et lui font l’aumône ; il a bien rempli son rôle, bien fait semblant de surprendre, bien cherché à épater, et au final bien rassuré : non seulement il ne mange pas de pain, mais il est comme nous ; il est à vendre - laissons-le libre, nous le tenons, et il nous soutient.
Il ne me paraît pas saugrenu de penser que l’art de la transgression académique, au même titre que les journalistes d’une presse faussement libérée, est un des plus déterminés chiens de garde du néo-libéralisme et de la mondialisation.
Que les créateurs jouent à leurs jeux un peu masturbatoires est leur droit le plus strict. Ça occupe. De là à prétendre occuper tout le terrain en voulant nous faire croire que l’art ce n’est que cela, que ce ne peut être que cela, pire, que ça n’a jamais été que cela, il y a une marge.
Assimilé par immersion permanente, l’impérialisme inconscient de la pensée moderne finit en effet par nous mener à d’étranges détournements de sens. C’est par exemple un peu trop pratiquer le nivellement par le bas que de voir dans l’art gothique une supercherie sous prétexte que ne croyant plus aux symboles nous ne sommes plus capables de les sentir, encore moins d’en créer, seulement de les disséquanalyser...
Le mensonge de l’art gothique n’est en définitive pas autre chose que notre incapacité à percevoir sa vérité... qui nous amène à lui attribuer notre propre attitude d’esprit !

J’ai peur que selon le subterfuge habituel auquel on reconnaît aisément en tout temps ceux qui n’ont pas grand-chose à dire, mais tiennent à ce que ça se sache, les tenants de l’art intelligent ne trouvent très commode de confondre ingéniosité et intelligence, savoir-faire et création, cliché et symbole ; leur univers essentiellement référentiel nous renvoie une fois de plus à la publicité, cet art du faux qui leur a montré le chemin du pouvoir et de l’argent et qu’ils singent avec l’application laborieuse que notre époque autruchesque nomme par euphémisme créativité (encore un noble synonyme d’impuissance...).
Au demeurant, si conformément à sa vocation l’art de la transgression institutionnelle sait à merveille se vendre et s’imposer dans le circuit officiel, rien ne dit mieux son incapacité à se trouver un vrai public que son impuissance à convertir - sinon les cons vaincus !
Mais comment convertir quand on n’a pas la foi ?
Par le terrorisme, encore une fois ! Par la provocation officialisée : rien d’innocent dans la pose d’un certain art contemporain : pour être officiellement reconnu, il faut transgresser ; mais la transgression obligatoire, quoi de plus triste, quoi de plus conformiste ?
La vraie transgression aujourd’hui, c’est donc de transgresser l’obligation de transgresser, c’est d’écouter une nécessité intérieure et non un diktat. C’est difficile, comme est difficile tout renoncement à la facilité, tout écart véritable par rapport à la norme...
Comme est difficile aussi tout renoncement à un pouvoir, car ne nous y trompons pas, l’art branché actuel l’est avant tout sur les circuits du pouvoir et du fric !

Il me semble qu’il n’est que temps de poser la question du statut de l’art et de l’artiste dans notre société. N’avons-nous pas affaire à une véritable tentative de putsch, à une recherche de pouvoir de moins en moins cachée, d’ailleurs parfaitement compréhensible puisque l’art, devenu marché, est désormais le lieu de formidables enjeux économiques, culturels et socio-politiques ?
J’aimerais que ceux qui dans cette société se veulent artistes aient le courage et l’honnêteté de se pencher sur ce que je crains de devoir nommer, faute de mieux, et quitte à faire ronchonner mon amie Edith Schmidt qui en vraie artiste n’y entend pas malice, la « tentation fascisante » de beaucoup de « criateurs » contemporains à qui l’alibi commode de la dénonciation-contestation institutionnalisée permet l’exercice impuni et souvent rémunérateur d’un véritable terrorisme intellectuel et d’un appétit de pouvoir dépourvu de tout scrupule ; la vulgate actuelle rappelant mezzo voce les meilleures heures de l’étouffante dictature intellectuelle pro-communiste emmenée, avec quel talent de commissaire politique et quelle jubilation de cafteur impénitent, par ce manipulateur manipulé de Sartre, cuistre doublement mort pion !
C’est ici que le coup du béret dont mes deux apprentis-manipulateurs semblaient si fiers prend tout son sens : il s’agit là ni plus ni moins d’un mode de sélection par la déstabilisation qui relève davantage selon mon expérience des méthodes plus que douteuses de recrutement du personnel par les directions des ressources humaines que d’une approche de la vocation artistique des postulants. Il n’est pas nouveau que le côté bizutage potache de certains artistes de pouvoir rejoigne les méthodes patronales ; déstabiliser une personne en état d’infériorité, c’est instaurer aux moindres frais une fructueuse relation de pouvoir. À quel titre, de quel droit, dans quelle intention ?
Est également révélateur le fait qu’ici le critère de recrutement n’est pas la qualité artistique potentielle, mais le potentiel déjà existant de réactivité sociale, l’aisance face à la provocation, la capacité à séduire, bref le don pour la démerde dans le système et pour le développement d’un solide narcissisme...
Il va de soi pour qui a pratiqué les jurys de concours qu’on recrute qui on est, un point c’est tout. Pourquoi pas, si on est un bon modèle ? Mais cela revient dans notre contexte à encourager officiellement le perpétuel étalage de soi des artistes contemporains (noter que la question des deux éminents membres du jury ne porte pas sur la création d’une œuvre, mais sur la nécessaire fabrication d’une image de soi). La séduction, mettons, encore qu’il y ait mieux à faire, mais la manipulation, non.
Ce qui me semble donc souterrainement à l’œuvre depuis quelques dizaines d’années, c’est une tentative de prise de pouvoir des criateurs « intelligents » à travers l’usage systématique de la provocation (laquelle est toujours tentative de prise de pouvoir, que ce soit ou non pour la bonne cause - s’il en est).
De cet usage rentable de la provocation, le livre de Nathalie Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, donne maints exemples, au point de constituer entre autres (mais pas seulement !) un catalogue « objectif » des agressions perpétrées par des « artistes » dont le comportement totalitaire a ceci de très exactement fasciste qu’il repose sur un complet mépris de l’autre, considéré non comme un sujet libre de ses choix, mais comme un objet amorphe à manipuler. Ce n’est plus tant l’œuvre qui est un champ d’expérience que le spectateur, lequel se trouve pris en otage et installé de force dans le statut enviable de cobaye. On comprend que les foules ne se bousculent pas...
Puisqu’il s’agit moins de se questionner, encore moins de se mettre en question, que de mettre en question, voire à la question, le spectateur abasourdi, il y a lieu de se demander si nous ne sommes pas en présence d’un véritable terrorisme intellectuel, une politique délibérée et profondément perverse d’intimidation de la part de l’académisme révolutionnaire qui tient encore aujourd’hui le haut du pavé en matière artistique, et constitue paradoxalement le legs des régimes totalitaires hitlérien et stalinien au non moins totalitaire régime libéral actuel, dans lequel vous avez théoriquement le choix, mais où toute déviance est doublement sanctionnée, comme ringarde et comme hors jeu : vous avez le droit d’être individualiste, pourvu que ce soit comme les autres ! La plus belle réussite de la société de consommation, c’et la création (une vraie, celle-là !) de l’individualisme de masse...
En bon pseudopode de l’amibe libérale, l’art est donc passé du commerce à la spéculation (à tous les sens de ces deux termes), et du dépassement de soi au narcissisme (« spéculation » vient du mot latin « speculum » qui désigne les miroirs métalliques dont usait l’antiquité) : loin de vouloir échanger, le spéculateur (l’artiste « intelligent ») en veut toujours davantage, parce qu’il veut créer le monde à son image : l’accaparement est son mode de fonctionnement naturel ; phagocyter est son chef-d’œuvre, emballer son maître-mot.

Je soutiens depuis une quinzaine d’années que le libéralisme a intériorisé la plupart des principes fascistes (pensée unique, loi du plus fort, supériorité de l’Occident développé, exploitation et élimination des gêneurs, au besoin par génocide...) ; ceux-ci guident sa conduite sans pour autant être affirmés ouvertement, ni même utilisés consciemment, ce qui rend plus difficile de les combattre. Ils ont été assimilés dans l’inconscient à la façon dont un virus informatique pollue un ordinateur, si bien que la peste brune, rentrant par la fenêtre, là où on ne l’attendait pas, a fait tranquillement son chemin pendant que nous surveillions attentivement les portes...
Tout comme pour le libéralisme économique, une brillante opération de marketing culturel a permis de faire prendre pour une révolution ce qui n’était qu’une décadence, pour de la création ce qui n’était que de la provocation et pour de l’audace et de la nouveauté ce qui n’était qu’académisme et conformisme.
Il devrait pourtant être évident que dès que la provocation devient un instrument de pouvoir et de profit, un moyen de se faire reconnaître et d’entrer dans le Cénacle, elle perd toute valeur artistique, pour n’être plus qu’une habile stratégie d’ascension sociale. Et qu’à l’instant même où, théorisée et institutionnalisée, elle devient instrument de répression, elle perd toute valeur éthique.
Il est temps de réaffirmer avec force que la quête futile de l’originalité à tout prix n’est jamais qu’un aveu d’impuissance créatrice. Impuissance sans doute perçue par les criateurs eux-mêmes, et à laquelle ils ont trouvé une parade idéale à l’aide de l’instrument de pouvoir par excellence : le discours.
De là la stupéfiante (au sens propre !) omniprésence de la parole chez tant d’artistes contemporains : explicative en apparence, normative en vérité, elle cherche constamment à parer, avec une triomphale mauvaise foi, la subjectivité la plus impérialiste du prestige d’une objectivité quasi-scientifique : « Voilà ce qu’il faut comprendre de mon travail ».
Mais en nous imposant sans pudeur ce paradoxe confondant : « Je vais vous dire ce que mon œuvre signifie... », le faux démiurge révèle avant tout que sans le secours de la parole son « œuvre » ne signifie rien ! Un art digne de ce nom n’a nul besoin de béquille pour tenir debout : l’art n’est pas communication, mais communion, et c’est entre autres pour cette raison que la publicité n’a rien à voir avec l’art.
La supercherie de ce discours manipulatoire n’échappe pas au public qui s’en détourne ou le retourne plus ou moins agressivement contre ses auteurs...
Lesquels n’en sont guère émus, puisque ce rejet les conforte dans leur certitude d’être une élite incomprise, ce qui est déjà beau, mais qui a choisi de l’être, et de n’être reconnue que par ceux qui comptent - ce qui est tout de même beaucoup plus confortable !
C’est ici qu’éclate la collusion entre pouvoir artistique et pouvoir économique, qui se rejoignent dans le même nihilisme, dans la même négation forcenée de toute valeur esthétique ou éthique : TOUT EST POSSIBLE ET TOUT SE VAUT, ce qui signifie en dernière analyse que le seul critère pertinent est la valeur financière ; l’effort artistique, le travail de l’artiste portent désormais davantage sur les moyens de créer de la valeur pour l’œuvre (et pour son auteur, puis pour les maillons succesifs de cette chaîne spéculative) que sur la valeur intrinsèque de l’œuvre, bien trop difficile à évaluer en l’absence de critères esthétiques - en l’absence de foi.
Si tout se vaut, rien n’a de valeur que par et à travers l’argent et l’œuvre devenue valeur mobilière vaut à tout instant ce que le marché est prêt à la payer...
La création se nourrissant de contraintes autant que de liberté, l’esclavage est, comme il se doit, le prix à payer pour la liberté de faire n’importe quoi.
D’une façon ou d’une autre le pouvoir et son symbole l’argent sont notre tentation à tous ; parce qu’à y céder nous perdons notre âme, il est grand temps de renverser le veau d’or avant qu’il ne nous écrase.

AP (Alain Peaucible)

Essai paru dans le numéro spécial 18-20, Automne 1999, de LA FABRIQUE, journal d’artiste à parution aléatoire, créée et dirigée par Jean Klépal :

 LA FABRIQUE, DE BRIC ET DE BROC


La Fabrique est pour moi trop droite, trop claire, trop cohérente, un peu écœurante de propreté, si vous voyez ce que je veux dire. Dans fabriquer, il y a briquer. C’est propre, c’est clean, genre clinique.
Il y a dans la Fabrique une froideur. Une raideur. Une distance. Quelque chose de... fabriqué. De sérieux, de digne, jusque dans la folie, qu’on servira compassée.
Ça, c’est la première chose qui me vient. De la Fabrique, j’attends encore une vraie folie - un voluptueux déraillement.
Oui, ce qui ressort à vue de nez du tas de Fabriques que je relis, c’est ce léger manque de folie ; elle n’est pourtant nullement absente chez son... fabricant !
Mais nos folies à tous, et particulièrement celles des « créateurs », sont devenues terriblement raisonnables, peut-être parce que nous cherchons un peu trop à les partager, ce qui implique d’en abaisser le degré par des coupages aussi bienséants que consensuels.
Qui a dit qu’une folie calculée n’est qu’une sagesse qui n’ose pas dire son nom ?
Des dérapages moins contrôlés, c’est ce que j’attendrais de la. Déjà, le titre...

RIEN D’INNOCENT : ÉTYMOLOGIE DE LA FABRIQUE
Dans le mot Fabrique il y a Faber, celui qui forge. Ici des relations. La Fabrique relie des gens et relit des concepts, forge ses numéros au feu d’une passion partagée. Fabriquer, c’est faire vraiment.
La Fabrique est un carrefour - entre marteau et enclume, DRAC et artistes, elle assume une mission (les arts, et plus généralement la création, sont aujourd’hui terres sinistrées, donc terres de mission, b(r)ouillons de culture).
Il y a de fait, involontairement sans doute, un sens un peu curé (défroqué juste à temps) parmi les sens nullement uniques du mot Fabrique et du journal qui porte ce nom. Dégustons-le, tout frais pêché dans le Robert : le conseil de fabrique ou la fabrique, c’est l’ensemble des clercs et des laïcs chargés de l’administration des fonds ou des revenus affectés à la construction, à l’entretien d’une église. D’une chapelle ?

PAS DE ROSES SANS ÉPINES : LES HICS DE LA FABRIQUE
Pas un bouquet, une jonchée.
Le fait est qu’on entre en Fabrique comme on entre en religion, si toutefois on se réfère à l’étymologie de ce mot solennel, telle que la rappelle un académicien tout frais pondu, Erik Orsenna, dans la conclusion en forme de perle de culture de son discours de réception à l’Académie Française.
Je cite : « Rappelons-nous seulement l’étymologie de « religion ». Trois mots latins : religio (l’attention scrupuleuse), relegere (recueillir), religare (relier). Regarder le monde avec une attention scrupuleuse, recueillir et relier ».
Ce qui vaut dans la Fabrique et que j’admire sans réserve, béatement même, tant c’est rare, c’est l’honnêteté dans la démarche, la tenue du cap malgré la variété des capitaines, une rigueur sans dogmatisme, le refus de faire événement, le choix d’être à chaque fois avènement.
Donc, j’aime la Fabrique, et pourtant rarement je m’y attarde.
J’aime la Fabrique et pourtant elle ne me remplit ni ne me comble. Ne me questionne pas autant qu’elle le voudrait, que je le voudrais.
Je l’aime et pourtant il arrive qu’elle m’agace. D’où vient mon agacement ? Peut-il servir ? De garde-fou, ou mieux de garde-sage ?
Une première chose qui me gêne : trop de concept, pas assez de réalité. Des flashes, des aperçus. Impersonnel, parce que trop rapide. Faute de temps, ça pense plus que ça ne vit. J’aurais parfois envie de faire un contre-numéro, une shadow-Fabrique.
Tiens, par exemple, la notion de Temple, ou d’Autre, ne m’intéressent pas vraiment. No Sion, quel mot affreux ! Ce qui m’intéresse, c’est mon temple, ensuite le tien, le vôtre, et pour finir, s’il y a lieu, le nôtre...
Un temple précis, pas une ballade autour d’un temple virtuel. Creuser, plutôt que survoler à la touriste.
Quant à l’Autre... alors, vraiment, l’Autre, je m’en fous. L’Autre, connais pas. C’est toi qui m’intéresse - ou pas. Toi et pas un autre, toi et pas l’Autre. Nous à la rigueur.
Je me méfie des fraternisations intellectuelles généralisantes - conceptuelles, eh oui... -, ce sont des vernis qui craquent à la première contradiction et font sous le masque de l’ange apparaître le mufle démoniaque. Je veux bien des Droits de l’homme, mais sans la Terreur - qui amène Napoléon.
Toi, toi, toi et toi et toi, vous m’intéressez ; pas les autres. Je ne crois pas aux généralités, pas plus qu’aux foules. Ce que je cherche est... autre !

LE RÈGNE DE L’ÉTIQUETTE
Certains numéros de la Fabrique m’évoquent donc, d’assez loin heureusement, ce que je crois une des pires erreurs d’une part non négligeable de l’art contemporain, appelons-la nouvel académisme (même exaspérante prétention à tout régir, même désolante impuissance créatrice : il serait temps de relire l’art actuel à la lumière des pompiers de la fin du siècle dernier ; il est très instructif de rapprocher entre eux les arts devenus officiels pour mieux saisir leur sens profond et leurs visées hégémoniques politico-socio-culturelles).
Apparenté au désastreux retour de la rhétorique dans les sciences humaines, ce bave-art prolixe veut croire qu’il suffit de nommer un sujet, de désigner un concept pour faire œuvre de profonde réflexion et de création transcendante.
Un coup de projecteur sur un thème, pourquoi pas ? Mais j’ai besoin de plus d’ancrage. Diversité, morcellement, pluralité, éclectisme, on finit par glisser à la surface des choses. J’attends davantage que l’élégance un peu facile du survol...
C’est cette attente non comblée qui m’amène à exposer tout à trac mes réactions qui d’évidence ne concernent pas que la Fabrique et la prennent parfois comme pré-texte pour aborder des « questions » plus générales, comme on va le voir dans ce qui suit.

EFFLEUREMENT OU AFFLEUREMENT ?
Mais que fabrique la Fabrique ? Peu ou prou, elle dit plus qu’elle ne crée. En l’occurrence bien dans l’air du temps, elle soulève des questions - souvent très bien. Mais les laisse retomber - souvent à plat.
Dans une bien intéressante plaquette de 1989 pas encore couverte par la prescription décennale, et intitulée « Pour une lecture de l’art contemporain », Jean Klépal ne craint pas d’affirmer : « La capacité à se poser des questions importe bien plus que la nature des réponses ».
Voilà de ces prolégomènes bien intentionnés, généreux et lucides, mais qui d’avance autorisent et justifient toutes les impuissances, tous les trucages, toutes les lâchetés : comment mieux dire que l’artiste est irresponsable et que son seul engagement consiste à ne pas s’engager, ce qui déjuge d’avance toute tentative d’apprécier la valeur d’une création, ce qu’elle peut avoir d’universel et d’intemporel ?
Les questions sans réponse ne me retiennent pas longtemps : il n’est pas honnête et encore moins juste de poser une question sans avoir au moins l’esquisse d’une réponse à proposer. C’est Ponce-Pilate : je m’en lave les mains, je tends un miroir à autrui en évitant soigneusement de me regarder dedans. Que chacun de nous commence par répondre à ses propres questions et nos créations n’usurperont pas leur nom !
Ce qu’autrui peut utiliser - et même éventuellement contre nous -, ce ne sont pas nos questions, mais nos réponses...
Bien à l’abri derrière ses providentiels questionnements, l’art contemporain oublie souvent de créer. Bienheureuse amnésie...
Je ne cherche pas, je trouve, disait, paraît-il, Picasso.

CONNAISSANCE PAR LES GOUFFRES
Je ne sens pas le gouffre : où est l’infini ?
Me gêne aussi parfois le côté rationnel, empirique de la Fabrique. Raisonnable, encore une fois.
Qui dira les charmes vénéneux de la raison ? C’est bien joli, la lucidité, mais ça ne permet pas d’y voir dans le noir. Avec la lucidité, tu transformes le noir en lumière et tu y vois clair dans le noir - ce qui veut dire que tu ne vois plus le noir, mais son contraire, la lumière artificielle que tu y as indûment introduite...
Ainsi la raison projette-t-elle toujours sa lumière aveuglante, indiscrète, impudique, sur l’inconscient ! C’est le coup de l’éclairage nocturne. On y voit clair, mais du coup on n’y voit plus dans le noir, on ne sait même plus ce que c’est, on ne connaît plus la nuit ni les étoiles. La conscience, c’est rassurant, mais c’est pauvre. Et stérile sans le secours de l’inconscient.
Mettre le noir en lumière, c’est prendre le temps de l’obscurité, jusqu’à y voir dans le noir.
Cette tentative de prise de pouvoir par la conscience et la raison, dont le règne résoudrait enfin toutes les contradictions, me semble être le grand fantasme de l’intellectualisme actuel, et aboutir entre autres à l’invasion du concept et au refuge dans le virtuel - non seulement dans le domaine artistique, mais dans la vie humaine tout entière.
Pourtant, le concept n’est qu’un ersatz de symbole ; dépourvu de force parce que privé de chair, il illustre la perte du symbolique, il est à la réflexion ce que la publicité est à la création : un succédané à la fois immatériel et profane. Or je soutiens qu’il n’y a de symbolique que mystique, parce qu’il n’y a d’art que cosmique, donc religieux (voir plus haut les sens autorisés de ce mot).
Le ridicule de la plupart des installations que j’ai auscultées vient de leur impuissance symbolique, dont le comique (l’absence de sens cosmique et le formalisme qu’elle induit) n’échappe pas au vulgum pecus, nullement dupe de l’imposture.
Impuissance symbolique fruit de l’abstraction conceptuelle : il n’y a pas de symbole virtuel, et le saut dans l’inconnu (à partir du connu et avec son aide), vers la découverte, qui me semble la visée ultime de l’art se trouve ici remplacé par un grotesque pataugeauge dans le trop connu, le prévisible, la recherche de l’événement étant le plus sûr moyen de passer à côté de l’avénement. S’accumulent, s’entassent depuis des années dans les FRAC les lapalissades métaphoriques les plus dérisoires, les clichés les plus éculés, les clins d’œil les plus lourdement référentiels : la connerie en habit de cérémonie.
Je peux croire à la sincérité de ceux des artistes modernes dont je critique la démarche, parfois même à leur honnêteté (ce n’est pas du tout la même chose) mais leur démarche ne me paraît pas juste, et c’est pourquoi je la révoque en doute.
Ce seul mot, installation, dans sa polysémie involontaire dénonce la paresse imaginative d’artistes installés dans le confort de la non-création.
S’engouffrant sur les pas des vrais découvreurs, qui s’aventurant dans l’inconnu ne pouvaient que récuser les jugements sur eux portés à partir du connu, un pan entier de l’art contemporain a eu pour principale visée, inconsciente et d’autant plus omniprésente, de ne pas se salir les mains, non seulement pour se mettre à l’abri de toute critique, que dis-je, de toute évaluation, mais encore pour échapper au vertige de la page blanche, le meilleur moyen d’y parvenir étant naturellement d’exposer une page blanche !

LA TOUR DE BABEL
La Fabrique ne tombe pas dans ces travers, mais pour mon goût elle met trop l’accent sur celui qui fait, pas assez sur ce qui en nous fait - à travers nous crée. Même son titre l’indique, qui insiste sur l’homo faber.
Le narcissisme anthropomorphique est sans doute la principale tare de notre époque, qui ne cherche plus la durée (la création qui partage dans l’espace et le temps) mais l’instant (le plaisir, croisement éphémère...).
Il ne s’agit plus de découvrir, mais de s’exhiber, d’où la vogue de l’événement. Nous sommes aujourd’hui centrés sur le créateur, non sur la création. Contresens ontologique lourd de conséquences, et pas seulement en matière d’art.
Revenons à la plus grande des fabriques et au premier des forgerons : l’univers.
Je veux qu’une peinture me montre Dieu. Dieu en nous. Si l’art ne m’enthousiasme pas, il n’est qu’un bricolage chichiteux - ne pas confondre ambition et prétention...
Notre époque a donc toutes les petitesses de la mégalo : plus de prétention que d’ambition, plus d’apparence que de réalité, plus de fantasmes que de désir, plus de velléités que de créations. C’est son narcissisme qui l’amène à faire passer le créateur avant l’œuvre.
Refus d’être au service de ce qui te dépasse, volonté de jouir des fruits du travail sans avoir à le faire d’abord ; c’est là qu’il est commode de préférer les questions aux réponses, les concepts et les événements aux créations : s’il y a des gogos pour acheter mes questions, si je vends mon angoisse plus cher que mes efforts et mes idés et tâtonnements mieux que mes créations, pourquoi me gênerais-je ?

« DIEU PARLE, IL FAUT QU’ON LUI RÉPONDE... » Musset, Tristesse
Si ne reste des artistes modernes que ce qu’il y a autour de leur œuvre (ma démarche, ma recherche, mes théories, mon brevet, ô Yves Klein, ma cote, mes événements, mes provocations, mes installations...), à quoi aura servi leur travail, sinon à baliser les voix de garage à éviter pour ne pas perdre son âme en gagagnangnant son image ? En ai-je rencontré de ces artistes dont la seule création est leur image et pour qui leur œuvre n’est qu’un miroir complaisant tendu à leur pose !
À moins qu’extra-lucides inconscients, nous n’ayons obscurément compris que nous n’avons pas de futur. Logique, du moment que nous n’existons plus que pour nous-mêmes...
À la fin, ce qui reste, c’est l’œuvre. Encore faut-il qu’elle existe, et dépasse son temps et son lieu.
Tout cela, chacun de nous le sait. Le désir est donc bien là (d’éternité, d’universalité, de vie en somme, car avec ou sans Dieu, la vie est éternelle...) mais par doute, par ignorance, par inconscience, pour « gagner » sa vie, on se châtre soi-même, on se ravale au désir du succès, de la reconnaissance : faire parler de soi, la grande affaire ! Et la belle affaire, quand il s’agit de créer...
Dans la Fabrique au moins le désir est là, et le refus de « gagner » pour mieux créer ; et s’il y a parfois impuissance, c’est que ce journal d’artistes est forcément, par instants, en vertu de l’inévitable capillarité culturelle, le reflet, heureusement déformé par un irrépressible espoir et une incessante quête de l’humain, d’une époque impuissante, qui ne sait plus que poser des questions - dans l’espoir que d’autres, plus confiants, plus autorisés, plus sérieux ou plus croyants trouveront les réponses qu’elle n’a pas le courage de chercher. Car en fin de compte, la question étant toujours inévitablement posée, tout est dans la réponse.

LA FIN N’EST PAS UNE MORT
Ce qui nous amène à la dernière question - la seule qui doive rester sans réponse.
M’irrite encore pour finir, dans une Fabrique qui, si elle évite toujours l’afféterie, s’accorde parfois quelque coquetterie, le côté que j’appellerai épure.
L’épure n’est qu’un commencement et ne prend sens et réalité (l’un n’allant pas sans l’autre) que dans l’objet fini. Celui-ci est aussi une façon d’accepter la naissance et la mort, c’est à dire la vraie vie, et ce n’est pas par hasard que nous désertons aujourd’hui l’art incarné pour le conceptuel et le virtuel, puisque nous n’acceptons plus ni la naissance ni la mort. Quête suicidaire du commencement, qui nous empêche aussi bien de vivre que de créer !
Conceptualiser, poser des questions, épurer : ces trois attitudes se rejoignent dans un même refus, le grand problème de cette fin de millénaire : le refus du fini, de l’achevé - vécu comme mort alors que c’est la condition de la renaissance - bref, la panique devant la fin, le refus hystérique de la mort. Qui est au fond refus de la matière.
En ce sens, je suis bien obligé de conclure qu’une part non négligeable de l’art actuel n’est pas seulement stérile, mais puérile, parce que, fidèle miroir de l’homme actuel, elle ne veut connaître que les commencements, confondant consommation et célébration, production et création, fantasme et rêve réalisé.

La Fabrique, à mes yeux est une création en devenir. Parce qu’étant œuvre de temps et de maturation créer est à mes yeux davantage croître que bâtir, et parce que ce qui est fabriqué risque d’être... fabriqué, je serais tenté de lui demander de se laisser pousser...
Elle est une des branches - pas la branche aînée, une branche cadette surdouée qui doit encore grandir... et prendre du poids ! - d’un arbre de haute ramure, l’Art et la Manière.
Contrairement à la Maison d’art avec paysage, au muret du jardin et à sa petite maison pleine, que je connais et qui existent, la Fabrique est sans cesse encore à naître. Plus que sa faiblesse, c’est sa force.
Car tel est sans doute précisément son projet essentiel : être toujours à naître. Rien de plus juste, parce que rien de plus vital.
À nous de la fabriquer : Fabriquants de tous les arts...

 
LE DOUBLE JE D’ACHILLE MAUZAN

Dans le catalogue raisonné de l’affichiste Lucien-Achille MAUZAN, l’étude de la peinture de cet artiste étonnamment fécond m’a été confiée. Pour de plus amples renseignements, consulter les liens suivants :

Autre Provence

MAUZAN

« REGARDER LA PEINTURE
pour une école buissonnière »

est le quatrième livre issu de la connivence entre Jean Klépal et Alain Sagault.


Nous y tentons de partager notre passion pour la peinture et notre façon d’approcher l’art : « Si l’art permet d’accéder à la culture dont il constitue l’un des matériaux, la réciproque n’est pas vraie. Essentiellement fondée sur des connaissances historiques, la culture ne permet pas un accès automatique à l’art, qu’il soit ancien ou en train de se faire. C’est d’abord par les sens et par nos affects que nous entrons en contact avec les œuvres.
D’abord ressentir, se laisser surprendre, percevoir son propre saisissement, ensuite seulement, réfléchir, élaborer, comparer.
En prêtant une attention particulière à trois œuvres possédant une indéniable qualité, nous voudrions contribuer à une démystification du rapport à l’art. »
Pour voir toutes les photos de ce livre, cliquez ici : "Le globe de l’homme moyen"

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