CE QUE JE VOIS SOUS MES YEUX FERMÉS

Donne libre cours au flot des images : les galaxies coulent comme du lait dans l’encre du ciel…

Ouvrir le caillou de ma tête.
Et dedans, l’amande.
Je ne suis que l’écran. Tout se dessine sur l’écran de mes paupières quand je ferme les yeux.
Ce que je dois peindre, dessiner, graver : ce qui dort dans l’infini de mes yeux fermés.
Je ne sais pas ce que c’est ; mais je sens que c’est.
Il dort sous mes yeux des mines de dessins ; des univers entiers grouillent sous mes paupières.
C’est merveilleux et terrifiant – les deux à la fois – parce que je n’y peux rien.
Une fois pour toutes, le caillou s’est ouvert, le caillou de ma tête !
Le caillou de ma tête, si longtemps fermé, il coule à travers les trous de mes yeux, dégouline le long de mes bras, fourmille au bout de mes doigts, et fusionne avec le papier, fusionne jouissivement avec le papier qu’il féconde…

Qui disait dans le jeu de notre enfance que le papier enveloppait le caillou ?
C’est la pierre qui enveloppe le papier, c’est le caillou qui emballe la feuille !

Et quand le flux de mes images retombe, reste le caillou.
Il n’a pas bougé. Juste, il s’est ouvert.

Ce n’est pas forcément – sans doute même rarement – un caillou en chair et en os, en pierre et en gangue, mais nous avons tous un caillou à ouvrir.
Le nôtre.
Une caboche à casser pour voir ce qu’il y a vraiment dedans.
Si le caillou avait une règle de vie : plutôt que cacher sans voir ce que ça casse, casser pour voir ce que ça cache.

Capter cela au vol, s’en saisir – en être saisi – et le laisser germer – s’épanouir – exploser.
Tout, tout le temps, explose. Cela seul vaut qu’on l’expose !…
Sous mes paupières, ce qui est là sans cesse, et sans cesse explose.
Au départ, je dirais : ce que je vois sous mes paupières.
Cela m’intéresse. M’appelle.
Ensuite, avec l’expérience, corriger : ce que je vois sous mes yeux.
Et c’est vrai que c’est là, sous nos yeux ; et que nous ne le regardons jamais.
C’est dommage, car rien ne peut nous rendre plus modestes que de regarder ce que nous voyons sous nos yeux et d’essayer de le mettre sous les yeux des autres.
Il y a une telle distance entre ce que je vois et ce que je peins…
Et autant encore entre ce que je peins et ce qu’autrui voit !
Peindre ou dessiner ce qu’on a sous le nez, déjà difficile.
Peindre ou dessiner ce que je vois sous mes yeux, terrible : ça n’arrête pas de changer !

C’est peut-être l’enjeu de l’art « moderne » : voir ce qu’on ne voyait pas, voir ce qui se cachait sous nous yeux. Dans nos yeux.
Si difficile – si ingrat – qu’on pourrait presque excuser tant d’erreurs et d’impostures. Tant de renoncements ou de monomanies.
Autant d’aveux d’impuissance déguisés en triomphes, dictatures, systèmes et concepts.
Le terrorisme en art, comme en politique : aveu d’impuissance qui ne donne que le pouvoir de détruire, et n’engendre que sa propre mort.
L’impuissance des artistes devant leur rêve, ce n’est pas grave. C’est aussi leur moteur…
Ce qui est grave, c’est de ne pas l’admettre, de tricher avec. Faire semblant de savoir, pour se donner du pouvoir.
il n’y a que les impuissants pour avoir besoin de pouvoir.
Celui qui crée sait bien qu’il n’est pas tout seul.
Être soi-même, c’est accepter de ne pas être que soi.
Si je ne reconnais pas l’univers en moi, je suis mutilé du meilleur de mon être.
Mon orgueil à moi, c’est de savoir mon impuissance, et que je peux travailler avec elle ; puis de la suivre, partout où elle peut me mener.
M’approchant peu à peu de cet univers infini qui rêve sous mes yeux.
Qui dort et s’étire sous nos yeux à tous, prêt à s’éveiller. A se réaliser.

Ce qui est en jeu ici est trop important pour que je me soucie d’avoir raison : en art, inutile d’avoir raison. Suffit d’être fou ; de dé-raisonner. Mais vraiment : imiter la folie, rien de plus rationnel. Rien de plus irrespectueux du mystère de la création : délirer n’est pas rêver.

Beaucoup d’artistes modernes (particulièrement les « conceptuels », qui devraient pour beaucoup s’écrire en deux mots) me semblent se cacher derrière des concepts pour ne pas explorer leur folie.
Je n’aime pas ce qu’ils font, parce qu’ils connaissent leur réponse avant même de l’avoir cherchée.
En art, encore plus que dans la vie, quand on connaît d’avance la réponse, c’est qu’on n’a pas posé la bonne question…
Pas osé…

Dessiner et peindre, pour moi, c’est travailler sur ce que j’appellerais les structures mentales de la matière.
Tout bêtement, la façon dont nous percevons la matière – ou l’imaginons.
Les Paysages intérieurs, j’y vois une recherche sur les structures sensorielles de l’inconscient : comment mettons–nous en forme notre vécu, comment le mettons-nous en lumière (ou dans l’ombre…), ce vécu, essentiellement composé à mes yeux de perceptions inconscientes, et inconsciemment reconstruites.
Bref, comment imagons-nous la réalité ?
Le Livre du caillou, c’est un tout petit début de réponse à cette question-là.
Et le chemin de la découverte du caillou, cela va de comment je le perçois (l’image-« in ») à comment il se laisse percevoir par moi (comment il arrive à se vivre à travers moi).
Dans l’idéal, à la fin de mon travail, je l’a-perçois : c’est lui qui se dessine.

Il n’y a pas de sécurité dans une telle recherche. Elle est essentiellement intuitive. Et le résultat n’est que le témoin – et le garant – de la plus ou moins grande authenticité – justesse – de la recherche.
Mais il y a une règle du jeu : être fidèle à l’expérience.
A ce que je ressens. Qui change sans cesse.
Si je suis fidèle à ce changement perpétuel, les constantes de ma réalité se découvrent peu à peu.
Attention ! Je ne les découvre pas : elles se découvrent.
Et je m’aperçois que plus je change, plus je suis moi-même.