AU-DELÀ DE L’ÉCŒUREMENT ET DU DÉNI, LE COMBAT POUR LA VIE
Gaza.
Le 7 octobre a été une horreur, une abomination.
Sur ce qui se passe à Gaza depuis, je n’ai jusqu’ici réussi à écrire que des bribes, quelques mots péniblement régurgités, avec un mauvais goût dans la bouche. Lâcheté, paresse, résignation ? Autocensure, peur de me voir étiqueté antisémite par les pharisiens de tout poil ? Peut-être.
Désespoir ? Sûrement.
Je ne suis pas sidéré. Pas du tout. Jamais été plus conscient, plus douloureusement conscient. Je suis écœuré, révolté, je n’arrive pas à y croire. Une forme de déni ?
Toute prise d’otages est révoltante et inadmissible.
Mais voir une partie du peuple juif, ce peuple presque anéanti par la Shoah, se comporter comme ceux qui ont massacré leurs familles et entamer froidement le génocide d’un autre peuple que leur pays tout neuf opprime depuis 80 ans, c’est tout simplement impossible. Ça ne peut pas, ça ne doit pas être vrai. C’est comme si je refusais de donner encore plus de vie à cette horreur en en parlant, ce qui la confirmerait. C’est très enfantin, cette envie de magie : si on n’en parle pas, peut-être que ça n’existe pas et qu’avec un peu de chance, on arrivera à l’oublier…
Réduire un trop réel cauchemar à un mauvais rêve.
Gaza.
Pourquoi nous taisons-nous ?
Je l’écrivais sur mon blogue en novembre : parce que les mots ne nous viennent plus. Parce qu’ils n’ont plus de sens. Parce qu’ils n’ont aucune prise sur la réalité. Parce que face à l’horreur, le cri devient indécent.
Devant Gaza, les mots dérapent. Les mots dérapent sur le sang des femmes et des enfants.
Au-delà d’un certain degré d’écœurement, on se tait. Ce n’est pas qu’on soit sidéré, c’est que devant tant d’horreur on comprend enfin que toute parole est inutile et toute action insuffisante. Non pas sidération mais impuissance – qui nous fait horreur. Et honte : nous avons honte pour les assassins, et honte de nous-mêmes, qui les laissons faire, et croyons ne pouvoir que les laisser faire.
Le monstrueux nous dépasse. Face à l’absolu de l’horreur, l’être humain normal, tout tissé de relatif, s’avoue incapable, ne sait plus quoi dire, ni quoi faire. Notre silence avoue notre impuissance. Plus encore que l’inacceptable, c’est l’inconcevable qui nous fait taire. Nous n’arrivons pas à croire que nos congénères soient capables de ce que nous ne pourrons jamais non seulement accepter, mais comprendre et encore moins faire. Au fond, la monstruosité nous désarme, parce qu’elle nous est étrangère.
Non que nous soyons parfaits, mais nous restons humains – nous espérons rester humains, mais ne sommes plus trop sûrs de l’être encore – face à des êtres qui ont choisi de ne plus l’être. Et ce qui nous fait peut-être le plus peur, ce qui nous paralyse, c’est que nous sommes tentés de les rejoindre dans la monstruosité, en les haïssant autant qu’ils le méritent. La pente est abrupte qui mène à la complaisance, puis à la complicité, pour s’achever, toute honte bue, dans la participation à l’horreur.
Si nous l’osions, nous serions capables de les tuer, ces monstres – avec plaisir.
Dans Gaza, il y a gaz.
L’Histoire est-elle écrite par un Dieu fou de son pouvoir et qui la voudrait symbolique, exemplaire, comme un monstrueux chef-d’œuvre, une œuvre d’art incomparable ?
Effarante logique de la condition humaine, c’est du peuple victime de l’holocauste que sont issus 80 ans après les bourreaux d’une population innocente, les massacreurs cyniques et déterminés des femmes et des enfants. Affamer délibérément une population puis utiliser l’aide humanitaire pour mieux la massacrer et la déshumaniser, c’est un exploit digne des nazis, et qu’ils auraient admiré à sa juste valeur. L’actuel gouvernement d’Israel se venge-t-il sur les Palestiniens de l’abominable viol que le peuple juif a subi des nazis, auxquels il donne raison puisqu’il les copie ?
Un génocide est bien en cours à Gaza, l’article joint, lu après la rédaction de mon texte, me le confirme, ainsi que la définition qu’en a donné Raphaël Lemkin dès 1944, voir la réédition du livre Qu’est-ce qu’un génocide ?, Paris, Les Belles Lettres, 2025.
Gaza, Apocalypse Now.
Mais Gaza n’est que l’acmé, et le signe le plus frappant, de l’autodestruction en cours de l’espèce humaine. Elle est partout, l’Apocalypse, en Cisjordanie, en Ukraine, au Soudan, avec les Ouïgours et les Tibétains, à Haïti et en Amazonie, elle surgit de toute part, y compris là où l’attendait le moins. L’Anthropocène est une Apocalypse, et je suis convaincu que l’inconscient collectif de l’humanité en a déjà pris conscience depuis quelques années. D’où, augmentée par nos efforts désespérés pour nier sa très concrète légitimité, la terreur collective qui a saisi l’espèce tout entière et la rend féroce envers tout ce qui est à sa portée, à commencer par elle-même.
Le désastre climatique et la panique qu’il entraîne, vainement déniée par la plupart d’entre nous, sont la conséquence directe de ce que j’ai appelé ailleurs la dictature du viol, qui va de pair avec le règne du déni. L’un appelle irrésistiblement l’autre. Couple diabolique engendré par la peur, mère de toutes les batailles. Qu’est donc le déni, sinon un viol de la réalité ? Viol impuissant, car refuser de voir la réalité ne l’empêche pas d’exister et prépare même son triomphe, qui sera d’autant plus complet qu’il aura été différé.
C’est qu’au fond tout viol est le signe d’une impuissance fondamentale, l’impuissance à aimer, l’impuissance à reconnaître qu’autrui existe et que la vie n’est pas dans le pouvoir, quel qu’il soit, mais dans le partage.
C’est ce que ne comprendront jamais nos gouvernants.
Irrémédiablement corrompue, la classe politique planétaire est irrécupérable. Elle a fait sécession depuis longtemps et ne travaille plus que pour ses intérêts propres et ceux de ses commanditaires, le 1%, un pour dix mille en fait, cette infime minorité de parfaits salauds qui s’appliquent en bons successeurs des nazis à commettre le pire en toute bonne conscience et espèrent à tort survivre à notre disparition. La richesse rend stupide, car la mort du pauvre, c’est le suicide du riche, comme le prouvent tous les effondrements civilisationnels étudiés à ce jour.
La guerre civile des riches contre les pauvres bat donc son plein, c’est cela aussi, Gaza, et nous ne pouvons plus regarder ailleurs, puisque c’est la vie tout entière qu’ils assassinent par un empoisonnement systématique, chimique, mais aussi culturel et idéologique.
Ni le déni ni l’écœurement ne sauveront l’humanité du sort que les nouveaux monstres lui réservent.
Nous allons devoir combattre à mort les tenants de la mort, et les vomir par amour de la vie.
Jean-François Bayart, SciencesPo en Amérique, toute honte bue