Du fromage de chèvre en général et du Banon en particulier
ON NE LIT JAMAIS LES PRÉFACES. ON A TORT : c’est comme si on se jetait sur un fromage de Banon sans d’abord caresser du regard la feuille de châtaignier qui l’enveloppe - le présentant autant qu’elle le protège...
Une préface réussie, c’est un apéritif : loin de couper l’appétit ou d’enivrer, ça excite les papilles. Une préface, c’est une mise en bouche.
On me dira que Gilbert Fabiani n’a plus besoin d’être présenté et que son seul nom est un véritable apéritif, qui fait venir l’eau à la bouche de ceux qui ont eu la chance de déguster ses ouvrages au propre comme au figuré !
Cet amoureux de la nature et des plantes s’est en effet consacré à tout ce que la flore de Haute-Provence peut avoir de nourrissant - et de stimulant. Un auteur comestible - et digeste ! -, ce n’est pas si fréquent...
Ce qui l’est encore moins, fréquent, c’est que Gilbert, quoique auteur, a su garder une bienséante modestie, et que s’il accepte de se montrer au naturel il désire protéger sa pudeur en l’ornant de la feuille de vigne d’une préface. Je suis trop heureux qu’il me fasse assez confiance pour me demander de lui fournir cette pièce vestimentaire aussi naturelle qu’indispensable. J’espère seulement que ma préface aura la taille voulue : ni trop petite, ni trop grande. Les lectrices en jugeront...
Mais avant que le lecteur ne tourne chèvre, venons-en au sujet du présent ouvrage. Fabiani chante ici un des monuments essentiels de la civilisation provençale, un des piliers ancestraux du développement harmonieux de son peuple, un des produits les plus caractéristiques de son terroir : le fromage de chèvre. De quel droit, me direz-vous, l’auteur aborde-t-il ce sujet capital ? Armé de la seule légitimité qui vaille, celle de la passion et de la fidélité réunies : Gilbert Fabiani a dégusté son premier Banon en 1961, découvrant du même coup - un coup de foudre - le paradis. Depuis, il y retourne tous les jours...
C’est que le chèvre - comme d’ailleurs la chèvre dont il est issu - est la chose du monde la plus simple et la plus compliquée, la plus naturelle et la plus raffinée.
À la base, le lait, et lui seul. Puis bien des préparations et bien des mariages : le fromage de chèvre est par excellence le fromage des synergies, des contacts fructueux, des associations odorantes. Frégoli des fromages, il s’associe aux herbes, aux feuilles et aux fruits les plus variés et prend les formes les plus inattendues, sublimant jusqu’au crottin ! Sensuel, il flirte avec les poivres, y compris le pèbre d’aï, la fameuse sariette, qu’il épouse, formant avec elle un couple détonant dont la fréquentation régulière rend inutile cette piteuse béquille qu’est le Viagra. Pur, il se dissimule pudiquement, tout nu dans le nid d’amour que lui ouvre la feuille de châtaignier repliée. Polygame avec raffinement, il se marie en bouche avec les vins les plus élaborés.
Bref, on l’a compris, le chèvre est un gai luron, le chèvre fait la fête, le chèvre est une fête - et c’est à cette fête de tous les sens que nous convie Gilbert Fabiani.
Que la fête commence : place aux chèvres !
L’ORIGINE DU NOM BANON
telle qu’elle se trouve élucidée dans les Amusemens philologiques de l’abbé Gazeau (Paris, 1757, Bêle éditeur, rue du Pré-aux-chèvres)
Hannibal, l’illustre général carthaginois, comme il passait par la péninsule ibérique et la Provence pour surprendre les Romains, fit halte un beau soir dans un village isolé. L’endroit avait tout le charme des contrées reculées, mais semblait manquer de ressources gastronomiques. Or Hannibal n’avait pas faim que de gloire. Entouré de ses éléphants, il fit venir le chef du village, un certain Pagnolix, et demanda qu’on lui apportât sur le champ ce que le pays avait de meilleur à manger. Un peu effaré, le grand homme de guerre vit arriver presque aussitôt, cérémonieusement portés par d’accortes vierges sur un lit de paille, de petits tas marron d’aspect peu ragoûtant.
Croyant qu’on se moquait de lui, Hannibal leva sur le chef un glaive courroucé. Sans s’émouvoir, Pagnolix déclara : Tu me déçois, ô général ! Un grand stratège comme toi, juger sur l’apparence ? Vois tes éléphants, ces subtils connaisseurs : ils ne s’y trompent pas...
De fait, les éléphants tendaient vers les absurdes petites boules marron une trompe frémissante de concupiscence. Soudain songeur, Hannibal se rassit, ouvrit avec précaution un des petits paquets marrons, y plongea un index soupçonneux et le lécha avec circonspection. Il se fit un grand silence. Puis le généralissime leva les yeux au ciel et sans un mot enfourna le fromage tout entier.
Et quand Pagnolix, triomphant, demanda : Ô Hannibal, as-tu jamais rien mangé de meilleur ? le vainqueur des Romains, vaincu à son tour et la bouche empâtée, ne put que mâchonner dans un barrissement que n’auraient pas renié ses animaux préférés : Banon !
C’est depuis ce jour-là qu’un petit village provençal qui aurait pu s’appeler Ben non ! si Hannibal n’avait pas eu la bouche pleine est devenu célèbre et que les éléphants, comme chacun sait, raffolent du fromage de chèvre.
Petite anthologie culinaire du Pain
Si je devais n’emporter qu’un livre sur une île déserte, je tricherais : j’emporterais un pain de trois livres. Un pain d’une livre ne me ferait pas assez longtemps. Car le pain, vraie nourriture, ne me fait pas seulement de l’usage ; il me fait, moi : il me nourrit. Comme nos ancêtres, je suis tout pétri de pain...
Naturellement, tant qu’à tricher, j’aimerais aussi emporter avec moi une paire de miches. Car que faire avec une seule miche ? Mais que faire - en une île déserte ou ailleurs - sans la moindre miche sous la main ? Autant s’y faire, on n’échappe pas au pain...
Au pire, si je ne trouvais pas de pain de trois livres, je partirais avec un seul livre. Celui que vous avez entre les mains.
Ainsi là-bas, tout seul sur mon île, pour me sentir encore humain, il ne me resterait qu’à faire du pain - à faire mon pain. Ce serait la multiplication des pains, toute une bibliothèque de miches où je fourrerais quotidiennement mon nez pour retrouver la bonne odeur de l’humanité. Des étagères de croûtons croustillants à feuilleter pour se sentir moins seul dans le goût retrouvé du partage !
Non, il n’est pas né, celui qui m’ôtera le goût du pain.
C’est que plus encore que le rire, le pain est le propre de l’homme.
Si bien que je peux affirmer en toute certitude qu’un des signes les plus sûrs de la décadence de notre époque est qu’elle fasse si peu usage du pain qu’on pourrait en effet se croire sur une île déserte. Quoiqu’on puisse se demander si cette retenue n’est pas dictée par l’instinct de conservation, tant la production actuelle relève souvent d’une peu ragoûtante chimie alimentaire...
Et c’est à l’inverse un de nos plus grands motifs d’espoir en une nouvelle Renaissance que de voir s’amorcer depuis quelque temps un retour du bon pain auquel le présent ouvrage ne manquera pas d’apporter sa miette !
Au fait, pourquoi sommes-nous fâchés avec le pain ? Parce que le pain demande, non, exige, du temps ! Plus de temps que vous n’en mettrez à lire cette préface. Plus d’efforts, aussi, car qui dit temps dit effort, et c’est bien là que le pain blesse.
Pétrir, c’est beaucoup de boulot ! C’est très exactement avoir du pain sur la planche. Ça ne me fait pas peur, le pain étant le seul boulot que j’aie jamais aimé...
Mais vous ?
Le fait est que ce livre arrive à point nommé. La réduction du temps de travail étant à l’ordre du jour, nous allons pouvoir nous remettre à faire du pain. Si on ne nous l’ôte pas de la bouche, comme dans la chanson.
Pour moi comme pour beaucoup d’entre nous, le pain, c’est d’abord du souvenir. Et du meilleur, du plus goûteux : du souvenir d’enfance. Car le pain, jusqu’à nos jours, c’était la civilisation.
Sur ce « you », tout le monde sautait en l’air : c’étaient des rires, des gambades, et on recommençait sans fin, you, you, you ! Cette ronde, elle me catastrophait. Déjà la musique avait quelque chose d’inquiétant, mais les paroles, alors là, consternantes ! Je ne voyais pas ce qu’elles avaient de joyeux. Manquer de pain, en être réduit à mendier son pain... ce qui pouvait arriver de pire ! Et mes tartines du matin ?
C’est vous dire que selon moi le pain est fondamental. Le pain, c’est ce qui nous fait humains. J’exagère ? Je le sens bien, depuis le début, vous trouvez que j’exagère, il va pas nous faire un fromage avec son pain, quand même ?
Pourtant la sagesse populaire - du temps où il y avait encore une sagesse populaire - ne s’y est jamais trompée. Entre dictons, expressions et proverbes, le pain y occupe une place centrale. Aussi présent à notre esprit que dans notre estomac. Du moins autrefois : pour qui le connaissait, c’est à dire devait le gagner ou se le faire, le pain faisait image. Très concrètement : manger son pain blanc, ce n’était pas une métaphore précieuse, mais le fruit d’une sagesse chèrement acquise, qui savait qu’il est toujours plus aisé de commencer que de finir...
Qu’a-t-elle à nous dire aujourd’hui, cette sagesse ?
Que du pain on ne peut pas se passer. Ce qui est long comme un jour sans pain, c’est ce qui n’en finit plus. Ça ne mange pas de pain signifie clairement : ce n’est pas important, pas grave, ça ne tire pas à conséquence. Que le pain soit essentiel, cette seule expression populaire suffirait par antiphrase à le prouver !
Mais l’antique sagesse va plus loin : pour elle, le pain, c’est le goût - ce qui donne goût à la vie. On va lui faire passer le goût du pain, entendez : nous allons lui enlever tout le plaisir de la vie. Autant dire, nous allons le tuer. Car si sans pain la vie n’a plus de goût, sans vie le pain n’en a pas plus...
Vital, mais aussi bénéfique et secourable, le pain ! Au point que la langue l’appelait à son secours quand elle voulait donner l’image la plus forte, la plus concrète de la bonté : il est bon comme du bon pain ! Ou faire sentir l’appétit qui entre dans toute affection réellement partagée : on s’embrasse comme du bon pain. Mais attention, rien de mou dans le bon pain, solide, sinon compact : il lui a collé un pain !
Vie, amour, énergie : en vérité, si le pain se confond avec l’essentiel, c’est qu’il est l’essentiel...
Pas seulement ce pour quoi nous travaillons, comme en témoignent les mots boulot, boulotter, qui devraient nous rappeller utilement qu’on travaille pour vivre et non l’inverse, puisque boulotter veut dire à la fois manger et travailler, et nous vient du premier sens de boulot, pain en forme de boule...
Si essentiel, le pain, que devenant le « symbole de la nourriture, de la subsistance », d’après le Robert, le mot était souvent employé, y compris par la religion, pour désigner l’ensemble des nourritures possibles, pour les résumer. « Donnez-nous notre pain quotidien » : de loin mon passage préféré dans le Notre Père, et avec quelle dévote ferveur j’appuyais sur ce vœu dont je comptais bien qu’il ne resterait pas pieux !
Rendre grâces au pain ne me coûte guère : je lui dois la vie. Interne affamé par des cantines innommables, tant la confessionnelle que la laïque, je n’ai dû mon salut qu’à cet aliment universel. On peut survivre en ne se nourrissant que de croûtons bien noirs et de chocolat - même de ménage. Je le sais, j’en ai fait l’expérience en pension - j’allais écrire en prison. Pour faire joli, je rajoutais des oranges. Mais le fond d’estomac, ce qui me tenait au corps et me tenait en vie, c’était le pain. Encore aujourd’hui, un croûton noir et un carré de chocolat suffisent à me redonner envie de vivre... jusqu’au prochain goûter.
Pas étonnant que le pain puisse symboliser toute nourriture : il va avec tout. C’est bien simple : le pain, on peut tout lui mettre sur le dos.
Depuis toujours associé à la rencontre, puisque rompre le pain, c’est le partager, le pain est convivial par essence. N’aime pas être seul : le pain sec est aussi une punition pour le pain, qui, là encore humain jusqu’à la mie, n’aime rien tant que s’accoupler....
Avec des préférences, naturellement. Bon vivant, le pain, pas difficile, mais du goût !
Pour partager, encore faut-il s’entendre, ce qui n’est pas toujours du gâteau, comme le prouve l’étymologie du mot baragouin. Celui-ci aurait été forgé par de facétieux ancêtres du titi parisien. N’entendant mie à la question posée par des Bretons fraîchement importés de Bretagne et qui du fait qu’ils ne connaissaient que leur langue natale croyaient encore que le monde entier parlait breton, ces citadins goguenards nommèrent ainsi par la suite tout langage incompréhensible. Or si baragouin ne veut rien dire en français, bara est bel et bien le mot breton pour pain !
Le Robert, pris de je ne sais quelle pudeur bourgeoise devant la vérité du sentiment populaire, veut croire à une étymologie « bara gwen », pain blanc. Il se peut que le Robert ait raison, mais disons-le tout net, je ne mange pas de ce pain-là. En tant que breton bretonnant, je me contenterai de dire, en français par politesse : Mon œil !
Ce que réclamaient à cor et à cris les Bretons aux Parisiens, c’était bara, le pain, et gwyn, le vin ! Bara, gwyn, bara gwyn ! couinaient-ils comme binious en folie, et ne recevaient en échange pour tout potage que moqueries et noms d’oiseaux : va donc, eh, baragouineur !
En dehors du fait que leur pauvreté, nourrie de galettes de blé noir, ignorait jusqu’à l’existence du pain blanc des citadins, les Bretons sont gens civilisés, j’en atteste, et savent à ce titre que pain et vin sont liés, vont toujours de concert. Associés depuis la nuit des temps, pain et vin sont même entrés en religion ensemble, et qui serait plus fidèle aux usages de la religion qu’un Breton ?
Même le cinéma a consacré cette céleste alliance : sur la seule foi de son titre édifiant, « Marcelino, pan y vino » fut ainsi un des premiers films qu’on m’ait autorisé à voir...
Cette judicieuse association a d’ailleurs fait davantage que l’Inquisition ou le Carême (où le fidèle se voit condamné au pain sec et à l’eau, repoussoir idéal à la consécration du pain et du vin) pour rendre la religion catholique plus goûteuse que les autres. La communion, c’est quand même une belle invention, avec cette hostie qui colle délicieusement au palais ; rien de tel que de sentir interminablement fondre le petit Jésus ; il m’arrivait de le faire durer jusqu’à l’« Ite, missa est », qui annonçait à grands sons de cloches l’arrivée imminente du café au lait fumant et de la brioche tiède du dimanche...
Et si par chance on était allé à la grand-messe, on avait eu un acompte succulent avec le pain bénit, trois fois bénit, en vérité, car la bénédiction, miracle, l’avait changé, dans la grande corbeille portée par les enfants de chœur, en brioche au beurre !
Pour tout dire, je n’ai réellement perdu la foi que quand Vatican II, ô sacrilège, a supprimé le pain bénit. Je ne demande qu’à la retrouver, à une condition...
Mais ce mariage du pain et du vin n’atteint la perfection qu’en devenant un ménage à trois : l’arrivée du troisième larron, leur complément naturel, le fromage, en fait une irrésistible Trinité du goût.
La meilleure preuve que le pain est essentiel, c’est que la soupe, à l’origine, c’est le pain ! Les « souppes » dont parle Rabelais, ce sont les tartines qu’on trempait dans le potage ou le bouillon, ce qui par parenthèse explique l’ancienne expression encore courante mais sans queue ni tête au sens actuel du mot soupe : être trempé comme une soupe, qui veut dire qu’on s’est fait saucer...
Tremper le pain, superbe exercice de communion, exalté dans mon souvenir par une de ces chansons éducatives d’autrefois, qui mieux que les modernes pédadémagogies combinaient enseignement et plaisir :
SAGAULT, Barcelonnette, ce 14/03/2001 |
Petit traité gourmand des soupes
À LA SOUPE !
La soupe : À première vue, le type même du sujet ingrat. Qui colle des sueurs froides au préfacier.
Rappelons-nous, ce n’est pas si loin...
Elle était incontournable, la soupe. Pas moyen de passer à travers. L’escalade, à chaque fois : « Mange ta soupe ! Elle va être froide ! Tu ne finis pas ta soupe ? Comment ça, elle est finie ? Non, elle est pas finie ! Regarde... Alors tu vas la finir, ta soupe ? » Et pour finir : « Tu vas me la finir, cette soupe ! »
On en avait toujours trop, que ce soit dans le bol ou dans l’assiette creuse.
Entre croulants, entre membres chenus du club restreint de ceux qui ont pour de bon connu la soupe, il nous arrive encore d’évoquer avec horreur l’heure de la soupe. La vraie soupe. Celle qu’on ne mangeait pas qu’au souper...
Car dans mon nord, c’était la soupe à tous les repas, pratiquement la soupe à toutes les sauces : la soupe matin, midi et soir. Eh oui, la soupe au p’tit déj. Après le café au lait. La soupe à toute heure, un déluge de soupe, un torrent de soupe dévalant le gosier et noyant l’estomac après avoir maculé les lèvres !
Nous en étions venus à détester ce mets ingrat.
C’est simple : la soupe, nous en avions soupé.
AH, LA SOUPE...
C’est nous qui étions ingrats. L’homme moderne s’est montré odieux envers la soupe, à qui il devait tant, et notamment d’avoir grandi !
L’homme moderne a tort de cracher dans la soupe. Car si la soupe grandit l’homme, ce n’est pas par hasard : c’est qu’en vérité la soupe est un sujet grandiose...
Ah, la soupe ! Dès qu’il l’envisage dans toute sa dimension, l’esprit pâlit devant l’immensité de ce petit mot, de cet humble monosyllabe.
La soupe est un monde à elle seule, puisque tout peut y entrer : le pain, le vin, l’eau et le lait, le salé et le sucré, les légumes et la viande, rien n’échappe à la soupe. Il faudrait la plume de Shakespeare pour épuiser cet univers.
Nous n’avons pas cette prétention. Nous voudrions juste rendre à la soupe un hommage mérité, à la mesure de nos modestes capacités, autant dire à la louche, en deux coups de cuiller à pot.
LA SOUPE, UNE AFFAIRE D’AMOUR
J’ai tôt compris que j’avais tort de dédaigner cette fidèle servante pour de plus aguichantes mais bien moins digestes nourritures. Et comme j’ai la reconnaissance du ventre, je ne crains pas de proclamer, quitte à être considéré comme ringard top grave par les buveurs de Coca-Cola, que j’aime la soupe. J’adore la soupe.
Amoureux de la soupe, je le suis depuis longtemps. Notre idylle avait pourtant mal commencé : je préférais la bouillie. Soit dit en passant, à l’époque des petits pots, il serait temps que notre ami Fabiani consacrât un livre à la bouillie. Il y aurait beaucoup à dire sur les grumeaux, pour lesquels je nourrissais une passion littéralement dévorante.
Ce que je n’aimais pas en revanche, et qui m’a longtemps rebuté dans la soupe, c’étaient les cheveux. Pas ceux de la cuisinière, qui n’avait plus grand chose à perdre, les cheveux des poireaux, ces longues fibres collantes qui s’entortillent dans la cuiller avant de vous enlacer la langue et de vous chatouiller la luette - jusqu’à vous faire vomir parfois.
Un cheveu sur la soupe, c’était pire à mes yeux qu’une soupe tournée. Ma mère n’était pas de cet avis. On ne jetait pas beaucoup à la maison, les restrictions finissaient à peine, mais quand faute de frigo la soupe tournait...
« Elle est sure, disait ma mère avec une moue pincée.
Sûre de quoi ? me disais-je.
Pas sûr, disait mon père.
Tout ce qu’il y a de sure, je t’assure, disait ma mère avec aigreur. Et d’empoigner la soupière qui passait presque par-dessus bord avec son contenu prestement balancé dans l’évier.
Si t’es sûre... capitulait Papa. »
Pas étonnant que je ne sois jamais sûr de rien.
Sauf d’une chose. Je l’ai dit des confitures après l’avoir dit du pain, je le dis aussi de la soupe, elle est le fondement de toute civilisation digne de ce nom, et nous verrons plus loin qu’il ne s’agit pas de paroles en l’air !
La soupe est le propre de l’homme : la soupe n’existe pas dans la nature, et vous ne verrez jamais dans la forêt africaine un chimpanzé souffler dans sa cuiller parce que la soupe est trop chaude...
Mais la soupe souffre d’un terrible handicap au regard de la modernité : elle est vieille, son origine se perd dans la nuit des temps. Impardonnable dans une société où être jeune, c’est à dire frais, ferme, lisse et immaculé est devenu un must universel, au point que contrairement à la jeunesse, le grand âge ne suscite plus ni crainte ni admiration - ni même ce respect que chacun revendique pour soi tout en le refusant aux autres.
Il y a pire : aux yeux des promoteurs de l’innovation permanente, la soupe était trop simple, trop peu coûteuse, trop rassurante, et bien trop bonne pour la santé. La société de consommation n’avait que faire d’un mets aussi peu sophistiqué, aussi peu favorable à l’apparition de maladies cardio-vasculaires et de cancers, aussi peu ruineur de Sécurité sociale, bref aussi peu propice à la « création » de cette « valeur » ajoutée qui nous tient si souvent lieu de progrès. Loin de faire peur et de frustrer, la soupe comble, rassure et rassasie. Haïssable !
Aussi la modernité a-t-elle tout fait pour la tuer, cette brave soupe. À force d’ersatz qui font plus honneur à l’imagination des marchands de soupe qu’à leur goût, elle a manqué réussir, mais la soupe est comme la vie : elle a la vie dure...
La modernité faisant très bien sa pub elle-même, on ne lui en fera pas ici. On ne parlera donc pas des soupes en sachet ou en boîte, ces pitoyables contrefaçons. Mieux vaut d’ailleurs ne pas parler des choses qui fâchent, car quand on touche à la soupe, toutes les soupes deviennent soupe au lait ! Même les soupes en bouteille ne trouveront pas grâce à nos yeux, car nous professons qu’il n’est bonne soupe que faite maison.
Ce qui soit dit en passant justifie pleinement l’existence de ce livre et le fait que vous le teniez entre vos mains impatientes d’officier. Tel est bien l’objet de cet ouvrage salutaire : à chacun sa soupe, et Dieu pour tous !
Notre époque rationnelle et matérialiste a pu croire s’être débarrassée d’elle, mais notre bonne vieille soupe est une dure à cuire qui revient toujours.
Ou plutôt, soyons honnêtes pour une fois, quand il fait froid, quand il fait faim, quand les temps sont durs, ce n’est pas la soupe qui revient à nous, c’est nous qui revenons à la soupe.
Ce qui est aussi une façon de revenir à nous...
Car que cela nous plaise ou non, de même que tout peut entrer dans la soupe, nous avons tous affaire à la soupe tout au long de notre vie, et particulièrement à la fin et au commencement...
Chacun de nous, les dents aidant - leur absence, veux-je dire ! - , commence par la soupe, et finit par elle.
Ainsi, dans sa fluide simplicité, la soupe encadre notre vie, elle est l’alpha et l’oméga de notre incarnation. Rien que ça !
IDENTITÉ DE LA SOUPE
À la lumière d’une telle révélation, nous sentons mieux pourquoi peu de mots sont aussi évocateurs que le mot soupe : ce monosyllabe sans prétention ne recèle pas seulement un inépuisable concentré d’émotions domestiques, il évoque dans notre inconscient la dimension métaphysique du breuvage nourricier qui accompagne l’aventure humaine.
Il se charge aussi de la multiplicité des soupes, puisque ce petit mot qui sonne clair et net comme un coup de trompette suffit à les évoquer toutes, et Dieu sait qu’elles sont nombreuses !
Mais la plus mystérieuse magie du mot soupe tient au fait que s’il y a des quantités de soupes, il n’y a pourtant qu’une soupe. Paradoxe ? Que non ! En dépit de leur variété, toutes les soupes partagent un certain nombre de qualités spécifiques. Pour être bonne, la soupe doit apaiser à la fois la faim et la soif. Cette polyvalence implique certains critères, les caractéristiques que toute soupe digne de ce beau nom se doit d’avoir en commun avec toutes les autres soupes ses sœurs.
Essayons d’en cerner quelques-uns...
D’abord, toute soupe authentique tire la quintessence des ingrédients qui la composent. En ce sens, la soupe est une véritable synergie, le résultat final étant supérieur à la somme de ses parties !
Ayant fait disparaître l’aspect le plus matériel, et réuni les arômes de ses composants en un bouquet où ils s’exaltent les uns les autres, la soupe nous les offre dans toute leur finesse, et dans toute la suavité de leur communion.
De même, la soupe reproduit et consacre cette communion vitale qu’est l’union intime du liquide et du solide. Bouillon de culture, elle se rapproche de la vase, qui n’est pas moins nourrissante. En vérité, la soupe nous ramène au marais originel, à ces lagunes d’où est issue la vie. De là peut-être que notre cerveau reptilien, qui n’est pas forcément le moins sage des trois, étant le plus ancien, y reconnaisse un art de vivre essentiel : nous avons tous commencé dans le même bouillon.
On voit qu’à bon droit la soupe peut être vécue comme une communion, et c’est sans doute pourquoi sa dégustation était dans des temps plus religieux un moment solennel, une sorte de rite.
PAR ICI LA BONNE SOUPE !
Pour être elle-même, la soupe doit donc être à mi-chemin entre le solide et le liquide. Trop solide, elle devient pâte ou boue, perd sa grâce, se fait pataude et lourde en bouche. Trop fluide, elle est inconsistante, fuyante, débile, tout juste bonne à être pissée dans l’heure. La bonne soupe doit tenir au corps sans lui peser.
Il convient d’éviter les artifices, parfois sympathiques mais non nécessaires, comme l’ajout de tapioca ou de Maïzena : en règle générale, ces épaississants dénaturent le contact avec la soupe, leur texture trop présente faisant écran entre elle et vous.
Initialement, soupe s’écrivait souppe. Avec deux p, sans doute pour mieux marquer l’épaisseur nourrissante, le côté plantureux. Ce qu’on appelait souppe, ce n’était d’ailleurs pas le potage, mais les tranches de pain préalablement arrosées de liquide, bouillon ou lait généralement, d’où l’expression : être trempé comme une soupe...
On voit que depuis l’origine pain et soupe sont cul et chemise. Mais pour fructueuse qu’elle soit, leur association demeurait tant soit peu rudimentaire et leur communion imparfaite. Gloire à la pomme de terre, qui en remettant le pain à sa juste place de compagnon et non d’ingrédient, a donné à la soupe sa vraie dimension culinaire !
Roborative, la soupe ne l’est pas que par sa consistance. Sa chaleur aussi entre en jeu. Pour que ta soupe te comble comme c’est sa vocation, il est vital qu’elle soit à la bonne température.
La bonne soupe doit donc être aussi chaude que possible, sans brûler. Tiède, elle ne réconforte pas, elle est comme une épouse trop aimée qui se détourne quand on veut l’embrasser...
Pire, la soupe tiède pègue au gosier comme une eau de vaisselle (car la soupe ne se contente pas de nourrir, quelque part elle nettoie). Mieux vaudrait qu’elle fût glacée comme un gaspacho !
D’ailleurs si Dieu vomit les tièdes, c’est sûrement parce qu’un jour la Vierge avait laissé refroidir Sa soupe : il suffit parfois d’un rien pour faire du paradis un enfer.
D’un autre côté, une soupe brûlante trahit ton attente et ta confiance comme un amour infidèle, substituant la douleur au plaisir.
Ce n’est pas tout : si la soupe supporte la solitude, elle aime la compagnie, son partenaire préféré restant le pain, volontiers grillé, auquel se joint souvent le beurre pour un trio succulent. Pour les amateurs de parties carrées, en tout bien tout honneur, le fromage amène son caractère doucereusement piquant, le Comté, le Beaufort ou l’Abondance pouvant sembler particulièrement suggestifs.
Quelques lamelles dans la soupe chaude, qui y fondent et se marient avec elle... Surtout pas du fromage râpé qui file, colle, détourne l’attention, bref ressemble outrageusement aux cheveux des poireaux dont le mixer (un vrai progrès, celui-là) avait eu raison. On ne s’est pas débarrassé d’un intrus pour en susciter un autre !
FAITES LE (GROS) PLEIN DE SOUPES !
Une fois admis les principes de base, rien n’est plus plastique que la soupe. Toutes les combinaisons sont possibles, et c’est cette variété dans l’unité qui rend la soupe incomparable : toujours différente, elle reste toujours elle-même.
Il y a autant de soupes que de pays. Je ne parle pas ici des nations, mais des vrais pays puisqu’à l’origine, un pays, c’est un petit pays, un bourg, un canton, et que dans chaque pays il y a autant de soupes que de cuisinières.
Il faudrait faire une tirade des soupes comme il y a une tirade du nez...
Car la soupe, c’est à la fois le bourgeois potage, le populaire bouillon, l’aristocratique consommé ; c’est la bisque, coulis de crustacés qui nous vient de Biscaye, comme son nom l’indique, le bortsch slave, le gaspacho andalou, la garbure, cette reine des soupes, épaisse et parfumée, faite de pain de seigle, de choux, de lard et de confit d’oie, le minestrone avec ses petits légumes coupés en dés, et tant d’autres que si l’on voulait toutes les goûter, il faudrait pour de bon manger de la soupe matin, midi et soir !
On se gardera bien d’aborder le formidable contingent des innombrables soupes chinoises, mais on citera encore la panade, soupe de pauvre, faite de pain, d’eau et de beurre, liée souvent avec un jaune d’œuf, le genre de soupe sur laquelle on se rabat quand on est vraiment dans le potage, d’où l’expression « être dans la panade »...
On n’oubliera pas le brouet, qui, autant qu’aux spartiates qui s’en contentaient, doit sa mauvaise réputation à sa sonorité désagréable et à l’adjectif « infâme » auquel il se retrouve à peu près systématiquement associé....
Et l’on éprouvera une sorte de volupté ronronnante à la Alain Rey à exhumer le chaudeau, ce « lait chaud sucré et aromatisé, versé sur des œufs, etc » décrit par le Robert, l’etc final laissant planer un appétissant mystère sur cette soupe dont plus personne ne parle - encore plus perdue que le pain du même nom.
Pour finir, on reviendra sur terre en tressant des couronnes, de laurier bien entendu, à la soupe par excellence, la soupe aux poireaux et aux pommes de terre, la plus simple et pour beaucoup la meilleure, une soupe délicieuse et qui résume à elle seule des vertus domestiques dont, saturés de plats préparés et de repas surgelés, nous commençons à avoir la nostalgie, même ceux qui ne les ont pas connues.
Une soupe qui sent rudement bon, un peu fort, surtout à l’époque où son fumet se mélangeait à l’odeur de la lessiveuse : deux odeurs un peu écœurantes mais combien réconfortantes dans la nuit précoce des hivers mal éclairés. Tant qu’il y avait des poireaux et de la lessive, il y avait de l’espoir.
DU BON USAGE DE LA SOUPE
Tant qu’il y a de la soupe, il y a de l’espoir, tel serait mon slogan, ou plutôt mon credo, si j’entrais un jour en politique. Car la soupe est à mes yeux le vrai rempart de la civilisation, et voici pourquoi.
C’est un fait avéré : après deux bons bols de soupe, les ceintures se dénouent, les ventres s’arrondissent, les traits se relâchent, le caractère s’émousse, les yeux s’embuent. Très logiquement, quand on y pense, les êtres les plus revêches deviennent plus coulants...
La soupe dilue les passions et noie les frustrations. Son effet lénifiant la rend propice à la contemplation, d’où son usage dans les couvents et les communautés de tout ordre. Sans compter qu’elle aide aussi à se relever la nuit pour aller... prier ou monter la garde - ce qui revient au même, dès qu’on y réfléchit.
Donc la soupe apaise. En ce sens, on s’étonne qu’aucun politicien avisé, qu’aucun sémillant ministre de l’Intérieur n’ait encore pris conscience que la soupe, remède contre l’anxiété, pourrait jouer un éminent « rôle citoyen » dans la grande course à la sécurité qui fait tout le charme de ce début de vingt-et-unième siècle. La soupe dans les banlieues, la soupe à l’école, la soupe dans l’entreprise, la soupe populaire laïque et obligatoire, voilà bien le plus sûr moyen pour un gouvernement de ne pas boire le bouillon aux élections !
Allons plus loin : la soupe est en mesure de sauver le monde. Il est en effet une catégorie d’êtres humains pour qui la soupe est un salutaire exercice de patience et d’adresse, exigeant une qualité de concentration digne des exploits sportifs les plus exaltants : les barbus.
On sait, George Bush l’a dit, que tout barbu est un terroriste en puissance ; or, je l’affirme sans crainte d’être contredit, le moyen le plus sûr de désarmer les barbus, c’est la soupe. La soupe est l’antidote du terrorisme. Même le barbu le plus hirsute et le plus assoiffé de meurtre devient inoffensif comme un agneau quand au prix d’un labeur surhumain il a réussi à terminer son bol de soupe. Disons-le tout net : pour un barbu, la soupe, c’est la barbe !
Si bien que faute de combattants, les barbus ayant jeté l’éponge en préférant se raser, s’était perdu ce beau sport qui a enchanté ma jeunesse, le match entre la soupe et la barbe, dont mon grand-père nous gratifiait à tous les repas. Il fallait le voir, dans le style majestueux que des années d’entraînement lui avaient permis de mettre au point, déployer comme un étendard son immense barbe blanche et attaquer bille en tête la soupe, cet adversaire retors et insaisssable !
Il est temps de réhabiliter le plus beau des spectacles sportifs, bien supérieur au match de boxe ou de catch. Car entre la soupe et la barbe, la rencontre était toujours palpitante, on ne savait jamais qui gagnerait : il y a loin de la soupe aux lèvres...
C’était superbe, cette lutte épique pour faire entrer la cuiller dans la bouche sans en renverser le contenu sur la barbe immaculée ! Et pour le virtuose, à la fin, comme une mise à mort réussie, le désinvolte essuyage des commissures...
On avait envie de crier : Olé !
Donnez à Ben Laden un bol de soupe et une cuiller, la Kalachnikov lui tombera des mains.
LA SOUPE, RÉVÉLATEUR DU CARACTÈRE
Mais la soupe n’adouçit pas seulement les mœurs, elle révèle le caractère. Si bien qu’elle instruit en amusant. Prenons pour exemple cette source inépuisable d’agréable et bien innocent divertissement : les bruits de la soupe, ou plutôt ceux que nous faisons en la mangeant.
Il y a ceux dont seule la glotte bouge, qui boivent leur soupe ; il y a ceux qui entendent la manger, et s’entendre la manger, et qui la mastiquent presque comme un steak. Ceux dont le dentier semble flotter dans la soupe, produisant d’étonnants clappements, comme des applaudissements mouillés ; il est même, Dieu me pardonne ! de répugnants gros pleins de soupe pour produire des bruits de vidange dignes d’un évier mal luné.
N’en disons pas plus : le sujet est si vaste qu’à lui tout seul il mériterait un livre.
C’est qu’en vérité la soupe est un des plus sûrs révélateurs du caractère : dis-moi comment tu manges ta soupe, je te dirai qui tu es !
Il y a les goulus, qui pataugent, barbotent, éclaboussent, et à qui on mettait autrefois la serviette autour du cou avec un beau nœud derrière la nuque, les précieux qui lichent la cuiller à petits coups de langue chichiteux, les gaspilleurs qui laissent leur cuiller moitié pleine et leur assiette maculée, les soigneux, économes ou maniaques, qui usent la faïence à force de gratter pour ne rien laisser, sauçant avec tant d’acharnement qu’on se demande s’il y a encore lieu de laver l’assiette...
Ou le bol, puisque les deux solutions sont possibles. Redoutable dilemme, choix cornélien que celui de l’assiette ou du bol pour consommer la soupe ; ce n’est pas qu’une simple question de caractère, deux visions du monde s’affrontent, le choc de civilisation n’est pas moindre qu’entre le clocher et le minaret.
C’est bien le seul inconvénient que pourrait avoir le retour de la soupe : il contient les germes d’un conflit épouvantable, d’une guerre inexpiable ; une lutte fratricide ne manquerait sans doute pas de naître entre les tenants de la soupe à l’assiette et les fidèles de la soupe au bol. Et des schismes avec croisades, inquisition et bûchers surviendraient sans doute à l’intérieur de ces deux grandes religions, les partisans du bol, par exemple, se déchirant entre eux pour savoir ce qu’il faut utiliser, des lèvres ou de la cuiller, pour consommer sa soupe...
LA SOUPE SUR LE BOUT DE LA LANGUE
Qu’on se rassure, ce livre ne tombe pas dans l’écueil du fanatisme intégriste. La variété des recettes présentées et l’amour de la soupe qui anime son auteur en font un livre œcuménique, un livre de paix, un livre de vie !
Si elle avait presque disparu de nos tables, la soupe restait bien vivante dans notre langue, qui la mettait à toutes les sauces à travers quantité d’expressions plus ou moins courantes, dont cette préface a été volontairement parsemée. Et certes, il est bon que la soupe fasse parler d’elle mais ce qu’espère Gilbert Fabiani, c’est que, grâce à ce modeste ouvrage, non seulement on n’en aura jamais mieux parlé, mais on ne l’aura jamais mieux faite !
Élixirs et liqueurs retrouvés
LA PEINTURE À LA LIQUEUR
Il y a des gens qui peignent avec de l’huile. Fabiani, lui, peint avec des liqueurs.
Ce qui m’a d’abord frappé dans ses liqueurs, c’est leur couleur.
Une couleur absolument naturelle, la couleur de chaque plante, car chacune a la sienne – jalousement préservée.
Des couleurs éclatantes et douces, transparentes et chaleureuses, des couleurs de vitrail, extraordinairement vitales.
Des couleurs vénitiennes : verres de Murano, émeraudes dont Venise est la ville. Les liqueurs de Gilbert sont, comme les joyaux, des concentrés de lumière, et leur ensemble, quand il les aligne dans le soleil, forme un prisme végétal dont on pourrait jouer comme d’un orgue : c’est le rêve de Vian dans l’Écume des jours, le pianocktail enfin réalisé !
Un arc-en-ciel de liqueurs, qui me fait aussi penser à la peinture de Renzulli – un vénitien, encore… – à ses couleurs éclatantes et transparentes à la fois, délicates, chaleureuses et capiteuses – mais les couleurs de Gilbert comblent le palais après les yeux.
Il y a décidément de l’alchimiste chez Fabiani : il invente la peinture-liqueur, la peinture-quintessence. Allant bien au-delà du conceptuel pour retrouver l’essentiel, Gilbert peint en liqueurs, il extrait la quintessence des plantes et verse ses tableaux dans des cadres de cristal.
Vient alors parachever l’harmonie le choc musical des petits verres les uns contre les autres…
Mais Fabiani ne se contente pas des liqueurs, ces cerises sur le gâteau. Il lui faut toute la panoplie, il veut étancher toutes nos soifs et combler tous les palais ; à ces tonneaux des Danaïdes que nous sommes, nous autres humains et buveurs invétérés, il fallait un projet prométhéen : une superproduction en 200 plantes et 2000 breuvages !
Sans verser dans un millénarisme… imbuvable, deux mille boissons pour l’an 2000, quel à-propos ! Kubrick devra s’y faire, 2001 sera finalement l’Odyssée de la Soif !
Et ce dans la plus parfaite simplicité alchimique, grâce aux seuls quatre éléments qui permettent d’accomplir le grand oeuvre des boissons : l’eau pour l’infusion, la canne à sucre pour les sirops, le vin pour les apéritifs et l’alcool (l’eau de feu !) pour les liqueurs…
Je suis toujours envahi d’un respect craintif devant ces entreprises qui sonnent comme un défi à l’impossible : les Pyramides, le barrage d’Assouan, l’Éducation Nationale, la psychanalyse, la démocratie, l’amour : entre ces aventures grandioses, le Livre des boissons occupe une place de choix, il fait partie de ces créations titanesques qui vous laissent sans voix… mais non sans soif !
Il en faut d’ailleurs : pour évaluer le gigantisme de l’ouvrage, qu’il suffise de dire qu’à raison d’une boisson par jour, vous mettrez plus de cinq ans à les avoir toutes essayées, dix ans à effectuer la resucée complète vous permettant de vérifier votre première impression, histoire d’être sûr, et quinze ans pour la tournée générale que vous ne manquerez pas d’offrir, une fois dûment convaincu de l’innocuité de chacune des deux mille recettes…
Ganymède lui-même, l’échanson des dieux, reculerait devant la tâche inouïe de servir pareille tournée, tant le tennis-elbow menacerait même le plus olympien des leveurs de coude !
Mais l’oeuvre ne serait pas totale si à l’énormité de l’ensemble elle n’associait la finesse du détail. Chacune des recettes est un microcosme dont la note unique apporte son concours au macrocosme engendré par cette symphonie des deux mille !
Grand oeuvre, à n’en pas douter. Jugez-en : oeuvre interactive s’il en fut, puisque chaque recette appelle réalisation et dégustation, oeuvre conviviale puisqu’il convient à chaque fois de trinquer, oeuvre foncièrement optimiste, puisqu’elle suppose de la part du lecteur une confiance et une résistance hors du commun – une foi (et un foie) de charbonnier –, oeuvre de haute culture puisqu’elle revivifie la tradition tout en rejetant l’uniformité niveleuse des boissons industrielles, libérale pourtant, au vrai sens du terme, puisqu’elle en appelle à notre initiative et à notre esprit d’entreprise, oeuvre oecuménique rassemblant sans distinction d’âge ni de couleur toutes les races de breuvages, et essentiellement démocratique puisqu’elle n’y introduit aucune hiérarchie, le Livre des boissons est donc bien l’oeuvre universelle par excellence.
Pour moi, c’est juré, sur mon foie, dès que j’aurai fait le tour de tes deux mille recettes, j’arrête de boire.
En attendant, je lève les deux mille verres que je viens d’acheter pour l’occasion, celle qui fait le luron, à la santé du Livre des boissons, et, portant un toast à notre souverain à tous, au valeureux lecteur assoiffé de connaissances qui hésite au seuil de cette exploration de toute une vie – pour nous, 2001 sera l’Odyssée de la Soif –, je lui crie : Sire, ose ! Sirote, tu m’en boiras des nouvelles…
Et en guise de dessert, cet inédit :
Pour Gilbert, en souvenir d’une certaine liqueur de cerfeuil musqué...
LE CERFEUIL
Cerfeuil...
Ce mot-là m’a toujours plu, comme chèvrefeuille, mille-feuilles, portefeuille...
Mais ces derniers étaient aussi explicites que des armes parlantes, et j’en comprenais le sens à demi-mot ; cerfeuil me plaisait bien davantage, par le mystère qu’il gardait et qui me convenait si bien que je ne voulais pas le ternir en découvrant son étymologie.
J’avais tort. Elle est bien belle, cette étymologie, et confirme tout le bien que je pensais de ce végétal.
Jugez-en : dans ce petit mot se trouvent réunis deux impressionnants vocables grecs qui signifient réjouir et feuille.
Le cerfeuil, c’est donc la feuille qui réjouit.
À mes yeux, aucune plante ne mérite mieux cette définition.
Car le cerfeuil me réjouit autant par la finesse de sa tige et de sa feuille que par la délicatesse de son goût. Fin, subtil même, le cerfeuil l’est si j’ose dire jusqu’au bout des ongles...
Plus que la masse un peu indistincte du cresson, son bouquet rafraîchissant m’a toujours évoqué les sources cachées, un filet d’eau courant sur de la mousse, une ombre très fraîche par endroits pailletée de soleil.
Discret et raffiné, le cerfeuil n’en est pas moins d’une réjouissante - l’adjectif me tombe trop naturellement sous la plume pour que j’aie le coeur de le renvoyer - luxuriance.
Ingénu et savant, le cerfeuil a la gaieté de ce qui commence à pousser, un quelque chose d’irrésistiblement jeune, un air frêle et translucide de frondaison printanière, et en même temps le parfum délicat et délicieusement évanescent de ceux qui ont su bien vieillir.
En somme, il a de la branche, mais il est encore vert...
Il est à lui seul l’ombre et la lumière, il illumine et rafraîchit.
Pas étonnant que les grecs l’aient appelé la feuille qui réjouit.
Et Dieu sait qu’en effet il m’a tenu en joie !
Car ma dette envers le cerfeuil est énorme, vitale.
Du temps de mon exil à Paris, il m’a puissamment aidé à tenir dans la grande ville. En fait, il m’apportait la vie en ville.
La dentelle régulièrement capricieuse de son feuillage si doux atténuait la rigueur mortifère des lignes droites, opposait sa verdure triomphante et ténue au gris du béton, au noir de l’asphalte.
De toutes les « herbes » que je pouvais me procurer chez le maraîcher du coin, c’était la feuille qui réjouit qui me rattachait le plus à la vraie vie, avec son petit air de sauvage toute prête à se laisser apprivoiser.
Le cerfeuil, c’était le Vendredi de ce Robinson de la ville que j’étais.
Le contempler sur l’étalage déjà me réjouissait.
Son allure, ce bouquet touffu aux feuilles paradoxalement si fines, découpées en une dentelle végétale plus harmonieuse qu’aucune autre, et cette odeur légère annonçant subtilement les parfums anisés qui s’épanouiront sous la langue...
Le cerfeuil me tenait compagnie comme à d’autres leur chat.
Je m’en nourrissais comme certains prennent des vitamines ou des anti-dépresseurs.
Le cerfeuil ne m’était pas une drogue, mais un tonique, un cordial, le rappel d’une certaine verdeur innocente de la vie qui pour moi la rend seule digne d’être vécue.
Ce goût si particulier qui réconcilie à mes yeux les saveurs nordiques aux méditerranéennes a longtemps été une des pierres de touche de mon goût pour la vie : en me restituant le vert vigoureux et fragile de ce qui est en train de pousser, le cerfeuil prenait dans ma bouche le goût même de la vie.
J’avais bien sûr de sympathiques plantes vertes, mais aucune ne m’a été tout à fait aussi précieuse qu’un bouquet de cerfeuil remplissant à craquer le verre à moutarde qui lui tenait lieu de vase : il m’apportait à domicile le triomphe perpétuel et toujours menacé de la vie en cours.
Il donnait une autre couleur à ma cuisine, je le humais, en croquais une feuille après l’avoir délicatement étalée sur ma langue, lui coupais des mèches entières, crissantes et juteuses, comme on tond un mouton, en saupoudrais mes salades, en persillais mon jambon et mes carottes râpées, l’incorporais à mes soupes, à mes omelettes et à mes oeufs brouillés.
Et ce vert tendre en moi devenait de la vie, son goût m’entrait dans les papilles, m’associait de nouveau à la vérité du monde : cet appétit global qui fait que nous nous nourrissons sans cesse les uns les autres. Les uns des autres...
Je me sentais aussi installé dans la nature entière que quand j’allais m’allonger dans les prés du Parc de Saint-Cloud, ce miracle de nature à demi apprivoisée.
Sa sonorité comme sa distinction mériteraient la particule, mais mon ami Gilbert est bien mieux placé que moi pour initier notre lecteur aux arcanes de Monsieur de Cerfeuil...